L’essayiste et géopolitologue français, Nicolas Tenzer, Président du CERAP (Centre d’études et de recherches pour l’action politique) répond aux questions de La Revue Civique. Il en appelle ici à la vigilance des Européens dans la mesure où des aveuglements, ou des naïvetés, peuvent affaiblir l’Europe face à des « puissances fondamentalement hostiles » explique-t-il, Russie, Syrie, Chine… Entretien.
La Revue Civique : Que dit, selon vous, la crise du coronavirus, des comportements et des intentions des dictatures, Chine, Russie, Syrie ?
Nicolas TENZER : Il n’y avait pas de raison pour que les dictatures, en temps de crise, se comportent autrement que comme des dictatures. Parce qu’elles se sentent encore plus fragilisées, ces dictatures utilisent les mêmes techniques de dissimulation de la vérité, jusqu’au moment où elles ne le peuvent plus complètement, font de la répression une arme pour faire taire les critiques et renforcent, pour celles qui y sont habituées, les mêmes moyens de guerre informationnelle et de propagande à l’égard des pays démocratiques qu’elles considèrent comme leurs ennemis. Le moins qu’on puisse dire, malgré leur récit selon lequel elles aideraient l’Occident et manifesteraient de la bonne volonté et une attitude coopérative, est que les dictatures ne sont pas devenues des partenaires, encore moins des alliées – bien au contraire.
« Le régime criminel syrien continue ses crimes », 130 000 prisonniers politiques continuent de croupir en prison, menacés de mort.
Cela dit, les dictatures que vous citez, auxquelles on pourrait ajouter l’Iran notamment, n’ont pas exactement les mêmes réactions, en raison de leurs habitudes propres et aussi de leurs intérêts. Le régime Assad en Syrie veut profiter de la crise pour faire lever les sanctions qui le touchent, ce qui est aussi l’intention de la Russie, mais il ne dispose pas des moyens de ce dernier pays. On notera aussi que ce régime criminel continue ses crimes – sa vraie priorité : il a ainsi libéré de ses prisons les détenus de droit commun, mais pas les prisonniers politiques qui sont encore environ 130 000 à y croupir.
Outre le désastre sanitaire qui s’annonce, on peut craindre que ce ne soit aussi une autre manière d’en assassiner encore un grand nombre, puisque personne ne sera en mesure de vérifier de quoi ces détenus seront morts. Le régime entend aussi chercher à se présenter comme efficace dans la gestion de la crise : son invitation à ce que chacun se signale s’il présente des symptômes du coronavirus devrait pourtant dissuader la plupart des Syriens à cacher leur éventuelle maladie.
On sait aussi que le gouvernement syrien continuera, comme il l’a toujours fait, de détourner l’aide humanitaire à son profit. Il serait d’ailleurs plus que temps que l’OMS, qui n’est pas sortie grandie de cette crise, en tire les conséquences comme le demandent depuis longtemps les organisations humanitaires. Il est en tout cas douteux, faute de journalistes et d’institutions indépendants sur place, qu’on puisse avoir une vision précise de ce qui se passe dans ce pays. On doit redouter aussi qu’une fois la crise passée, le régime, avec Moscou et Téhéran, poursuive sa politique de crimes de guerre dans la région d’Idlib qu’il n’a pas renoncé à reconquérir. La pandémie de coronavirus est une pause momentanée mais qui va voir se poursuivre la tragédie d’une autre manière : on sait que les zones où s’entassent les réfugiés, affaiblis, malade et sous-alimentés, seront une proie de choix pour le virus.
Elle a essayé de montrer qu’elle était plus efficace que les régimes démocratiques mais la propagande assez grossière de la Chine ne trompe personne. »
Et en ce qui concerne la Chine et la Russie ?
La Chine et la Russie ont été d’abord dans le déni devant la pandémie. La première, d’où est partie la pandémie, a perdu de longues semaines avant de comprendre ce qu’elle était et a tout fait pour réduire au silence les lanceurs d’alerte. Elle a ensuite largement minimisé le nombre de ses morts. Elle a ensuite essayé de montrer au monde qu’elle était à la hauteur et plus efficace que les régimes démocratiques, mais sa propagande assez grossière, parfois accompagnée de recettes traditionnelles de médecine chinoise comme on l’a vu sur le compte twitter de l’ambassade de Chine en France, ne trompe personne. De même, la commande de masques à Pékin, opérée dans l’urgence par les démocraties, sans doute assez mal venue par ailleurs, n’empêchera pas les pays libres de réduire leur dépendance par rapport à la puissance industrielle chinoise pour les produits dits stratégiques – du moins, faut-il l’espérer.
Quant à la Russie, après un temps de déni, là aussi assez tragique et maladroit – le régime avait évoqué, forcé et contraint par des révélations, un taux anormalement élevé de pneumonies qui n’avaient, selon lui, rien à voir avec le covid-19 ‑, elle a été obligé de décréter des mesures de confinement. Elle a assorti celui-ci par une répression très sévère à l’encontre de ceux qui ne le respectaient pas, mais aussi de ceux qui propageraient des « fausses nouvelles » ‑ ce qui, dans le cas russe, laisse la porte ouverte à de multiples interprétations.
Des campagnes russes non seulement de désinformation mais de ‘subversion’ au sens classique de l’agit-prop, comme l’a révélé une étude de l’Union européenne ».
C’est d’autant plus cocasse aussi que Moscou a été, dès le début de la crise dans les pays occidentaux, à l’origine de campagnes non seulement de désinformation, mais aussi de « subversion » au sens classique de l’agit-prop comme l’a révélé une étude de l’Union européenne et l’atteste une analyse un peu fine des médias de propagande et de leurs relations dans les pays de l’Union européenne. Il s’agissait de donner en priorité la parole à tous ceux qui contestaient la politique du gouvernement et cherchaient à attiser les peurs et la panique. Certes, Moscou n’a vraisemblablement pas créé les rumeurs, fausses allégations et mensonges sur les politiques gouvernementales – quelle que soit, par ailleurs, la légitimité des critiques qu’on peut leur adresser ‑, mais il a amplifié tout ce qui pouvait créer la défiance et la panique.
Les opérations d’assistance à l’Italie comme de vente de masques aux Etats-Unis – opération vantée comme un don par les organes officiels – sont évidemment grossières d’autant que les déficiences du matériel fourni à Rome ont été avérées. Elles n’ont finalement que deux buts : d’un côté, en ce qui concerne l’Italie, faire pression sur ce maillon faible de l’Europe pour qu’il incite les autres pays de l’Union à lever les sanctions – objectif constant de Moscou depuis 2014 et qui trouve un certain écho en Italie, bien au-delà de l’extrême droite et des milieux populistes ‑, de l’autre, humilier sur la scène internationale les Etats-Unis de Trump. Dans les deux cas, il s’agit de porter atteinte à la crédibilité de l’Union européenne, qui a fait pourtant beaucoup plus mais de manière moins visible et un peu tardive en termes de solidarité européenne, et de la première puissance économique mondiale.
Pour l’Europe justement, quelles sont les leçons à tirer, et les perspectives à tracer ?
Je résumerais cela en trois mots : unité, puissance et fermeté.
Unité, car nos ennemis de l’intérieur et de l’extérieur cherchent précisément à la détruire à la fois de manière concrète et, peut-être plus encore, dans l’esprit des gens. Cette unité exige une solidarité dans la réponse à la crise et, sur la durée, dans la gestion de ses conséquences économiques et sociales. Pendant un temps, les 27 ont semblé faire preuve d’hésitations et ont exposé leurs divisions, notamment sur le plan budgétaire et financier, et finalement les positions ont pu se rapprocher.
L’unité européenne exige une communication plus ordonnée : l’Europe et certains de ses Etats ont fait infiniment plus en termes de solidarité que les puissances fondamentalement hostiles ».
C’est heureux et cela doit continuer. Mais cette unité ne doit pas concerner seulement la gestion de l’Europe au sein de ses frontières, mais aussi la relation avec le monde extérieur. Elle doit ainsi s’exprimer dans notre solidarité vis-à-vis des pays candidats et du voisinage et à l’endroit des pays envers lesquels nous conduisons des actions de coopération, en particulier l’Afrique. Cette unité, enfin, exige une communication plus ordonnée : l’Europe et certains de ses Etats ont fait infiniment plus en termes de solidarité que les puissances fondamentalement hostiles, mais celles-ci ont su « vendre » le peu qu’elles faisaient, tout en dissimulant la portée réelle de leur action.
Puissance, car celle-ci est inséparable de l’unité. La crise pandémique a été l’occasion d’une prise de conscience de certaines de nos faiblesses et, notamment, d’une dépendance stratégique pour certains produits essentiels – et pas seulement les masques et les médicaments. Nul pays européen, même les plus grands d’entre eux, ne peut parvenir à cette indépendance, ou à un coût à la fois dispendieux et rationnellement absurde. Peut-être est-ce là le sens réel de l’« autonomie stratégique européenne »…
Nous voyons aussi les Etats-Unis capables de prendre des mesures budgétaires d’une ampleur exceptionnelle pour faire repartir l’économie américaine après la crise – ce qui est un atout de puissance. Nous devons réfléchir de manière urgente pour donner à l’Europe en tant que telle ces instruments de puissance. Cela requiert aussi de faire bénéficier de ces atouts nos alliés et voisins dont certains, comme la Serbie, sont tentés de regarder ailleurs.
Nous devons d’ailleurs être clairs sur les perspectives d’élargissement, mais aussi poser aux pays candidats sans tourner autour du pot les questions de confiance. Aucun pays ne peut à la fois lorgner vers les régimes russe ou chinois et envisager de rejoindre l’Europe. Il faut choisir. Mais l’Europe doit choisir aussi.
L’Europe devra mesurer une série de menaces, internes sur nos valeurs, et extérieures. Reprendre le fil du passé, comme si rien n’était arrivé, serait une faute historique. »
Cette puissance, enfin, est inséparable de notre capacité à répondre aux régimes qui ont tenté de nous nuire pendant cette crise. Nous ne devons pas oublier. Et n’oublions pas non plus le dernier épisode catastrophique de l’Union européenne avant la crise du covid-19 : l’Europe avait donné l’impression qu’elle voulait se claquemurer et qu’elle était surtout une Europe forteresse ; elle avait semblé abandonner son devoir de solidarité premier avec les réfugiés ; elle n’avait eu que des mots trop faibles – et surtout aucune action – devant les crimes de guerre commis par le Kremlin en Syrie. Elle semblait avoir conjugué abandon de ses valeurs et refus de la puissance.
Fermeté donc, en dernier lieu. L’Europe n’aura pas tiré toutes les leçons de la crise si elle ne prend pas la mesure exacte des menaces qui pèsent sur elle et si elle rechigne à agir. Menaces internes bien sûr, sur nos valeurs, comme on l’a vu récemment avec les mesures exceptionnelles et, par nature, antidémocratiques, prises par le régime hongrois, auxquelles la réponse de l’Union européenne a été trop mesurée. Après la crise, nous devrons en tirer les conséquences. Mais surtout mesures à l’égard de nos adversaires, sinon ennemis, de l’extérieur.
Il est beaucoup trop tôt pour mesurer les changements de fond et durables qu’aura entraînés la crise du coronavirus, mais il n’est nulle raison de penser que celle-ci a fait disparaître les menaces russe et chinoise. Sur le plan géostratégique, je vois plus des raisons de croire en la continuité qu’en une quelconque forme de rupture. Le Donbass et la Crimée ukrainiens sont toujours occupés par Moscou, ainsi que 20% du territoire de la Géorgie ; la Russie n’a fait que suspendre momentanément ses opérations criminelles en Syrie ; les actions visant à corroder la force des sociétés européennes et les actions d’intimidation à l’encontre de ceux qui s’opposent au régime de Poutine n’ont fait que s’amplifier pendant la crise. Nous devons espérer que ceux qui n’y avaient pas prêté attention par le passé, car ils se sentaient éloignés des zones où le régime russe accomplissaient ses méfaits, y seront désormais plus sensibles.
Quant à la Chine, elle a, sans doute plus maladroitement que la Russie, également développé ses actions de propagande et de dissimulation des faits. Après la crise d’ampleur que nous avons traversée, les gouvernements européens ne peuvent reprendre, comme certains pourraient y être tentés, le business as usual avec les puissances révisionnistes. Celles-ci ne seront jamais nos alliées et même des partenaires crédibles tant qu’elles seront gouvernées par les régimes actuels. Reprendre le fil passé, comme si rien n’était arrivé, ne serait pas seulement une erreur, mais une faute historique.
(03/04/20)