Sur le phénomène d’extrême fluidité des « intentions de vote » observé toute l’année écoulée, voici le texte d’analyse de Jean-Philippe Moinet, publié aussi par le Huffington Post.
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Insaisissable, fluide, volatil, liquide… la mesure des « intentions » de vote donne le tournis, et des migraines, aux politologues, sondeurs, candidats, journalistes, analystes, citoyens eux-mêmes sans doute. Aux scrutins de 2016, les boussoles se sont affolées et il faut tenter d’en tirer les enseignements : Brexit, primaires de la droite, Trump… ce n’est plus le roulis de la navigation électorale qui donne le mal de mer, c’est une houle impressionnante avec des vagues hautes comme des montagnes russes !
La certitude est devenue l’incertitude. Les photographies des intentions de vote sont peut-être bonnes à un moment « t », elles sont sans doute aussi techniquement à améliorer pour que les panels des instituts de sondages, dans leur composition, soient encore plus ou vraiment représentatifs des citoyens électeurs, mais le fait majeur est bien là : si les photographies sondagières deviennent floues, c’est qu’une bonne partie des « intentions » sont incertaines, parfois imperceptibles et masquées, elles sont vaguement affirmées hors contexte, versatiles en apparence et fixées au dernier moment. Les sondages n’ont jamais été des prédictions mais les accélérations des déterminants du vote, en dernière ligne droite des élections, sont devenues, à proprement parler, phénoménales et déroutantes.
La loi d’incertitude du « last minute vote »
Si le principe d’incertitude impose ainsi sa loi, celle du « last minute vote », c’est bien qu’une bonne partie de l’électorat en joue, y trouve son compte, pour préserver la précieux pouvoir démocratique du secret de l’isoloir et, dans la tendance diffuse aux logiques « antisystèmes », instrumentalisée avec les pires démagogies par les nationaux-populistes de tous pays, pour bien bousculer « les élites qui nous gouvernent ». Quitte à injecter dans le débat public de l’irrationnel agressif, des mots chocs, des postures grossières et caricaturales : voilà le spectacle assuré, où les dérives des réseaux sociaux et des trolls désinformateurs ont toute leur place, et un rôle lui aussi inédit. Sous l’influence de régimes qui n’ont rien à voir avec les démocraties libérales : les soupçons d’intrusion et de piratages russes (et chinois) menaçant les démocraties occidentales sont, à l’évidence, à prendre avec le plus grand sérieux.
Quoi qu’il en soit des enquêtes de cyber-défense, en France, à quelques semaines des scrutins, parfois à quelques jours dans le cas de primaires, « les intentions » de vote mesurées ne sont donc pas à l’abri de changement de pied des derniers jours, et même des dernières heures avant le vote, qui procède finalement du phénomène du précipité chimique. Comme des adolescents agités, les citoyens sont pour partie devenus fébriles, rebelles, paradoxaux aussi, ils jouent de l’effet de surprise pour échapper au guidage parental. Les sondages « nous disent » (alors qu’ils ne disent rien en soi) ce qu’il « faut » voter ??? Et bien, dans le secret vengeur de l’isoloir, on va leur envoyer une bonne leçon ! On va leur montrer que notre pouvoir, celui de placer dans l’urne un bulletin de vote inattendu, ce pouvoir-là, on va s’en servir, au moins ce pouvoir-là, il ne va pas nous échapper.
Le vote singulier du contrepied-rébellion
Le vote singulier du contrepied est ainsi entré dans les mœurs comme un acte de rébellion sourde, forme de contestation populiste plus ou moins tranquille, plus ou moins extrême selon les cas qui, du Brexit à Fillon en passant par Trump, jubile à l’idée de déjouer les pronostics, pour retourner ensuite à une indifférence-défiance généralisée à l’égard du pouvoir central : Washington pour les Américains, Bruxelles pour les Anglais, Paris et ses palais pour les Français, les lieux de pouvoirs sont si loin…
Mais le petit jeu des surprises n’est pas forcément, ni fatalement, unilatéral et à tendance national-populiste. La magie des démocraties fait aussi qu’elles trouvent des ressorts d’équilibre et que les citoyens eux-mêmes ne voudront pas se laisser enfermer dans un cadre dont ils voient bien aussi qu’il peut étouffer leur pays. Que va-t-il se passer en France en 2017 ? Les certitudes des « intentions » de vote n’ont plus lieu d’être et donc, la surprise pourrait être aussi que Marine Le Pen, placée en tête de toutes les mesures d’intentions de vote, hors contexte en 2016, soit dépassée par d’autres considérations et dynamiques finales. Elle pourrait décrocher, à la seconde, voire à la troisième place ? Rien ne peut naturellement être affirmé mais beaucoup d’indicateurs indiquent depuis quelques semaines les faiblesses lepénistes – programmatiques, de cohérence idéologique, d’expérience, de crédibilité, de financement de la campagne aussi… Les tensions affichées avec sa nièce ajoutées au conflit larvé avec le père font de la ligne Marine Le Pen une ligne à très haute tension dont la solidité est, en interne, mise à mal.
Pour éviter des ruptures de câbles, Marine Le Pen, qui aura du mal à tenir le cap de la crédibilité -et de la gouvernabilité sans alliance- lors de la présidentielle, s’est sentie obligée en interne de donner des gages à l’extrême droite la plus dure, des nommés « identitaires », et a trouvé un accord avec le soi-disant exclu Jean-Marie Le Pen, la structure boutiquière de ce dernier finançant la campagne de la fille à hauteur de 6 millions d’euros. C’est, dans les deux cas, ce qui s’appelle un arrangement de famille qui montre aussi très bien que la stratégie dîte de « dédiabolisation » du FN a touché ses limites mais qu’elle a été une posture, une vitrine médiatique et marketing faite pour accroître les parts de marché électoral de la famille Le Pen et du mouvement d’extrême droite.
Un phénomène partagé de la segmentation-division
Face à cela, le reste du paysage politique apparaît particulièrement fragmenté. Entre radicalités, spécificités, identités politiques particulières, pour le premier tour de la présidentielle c’est la compétition de segments concurrents qui tend à écraser toute logique et toute incarnation du rassemblement. A la primaire de la droite et du centre, Alain Juppé a été victime de ce phénomène de la segmentation. A la primaire, Manuel Valls, qui se pose en homme de haute expérience pour apparaître, en subliminal, l’héritier de François Hollande, s’expose-t-il lui aussi au risque d’une segmentation socialiste plus affirmée doublée d’une volonté de renouvellement ? Nul ne sait, mais le risque d’une fragmentation, on le voit bien, menace aussi le parti socialiste, comme les écologistes d’ailleurs, au pouvoir depuis 2012.
Et ailleurs, au centre, que va-t-il se passer ? Assisterons-nous en 2017, à la grande revanche d’une « troisième force » centrale, entre le candidat LR, François Fillon, qui mise sur une radicalité libérale et conservatrice et un parti socialiste tiraillé, émiétté ? Le système bipolaire, construit par la Vème République et un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, arrive-t-il à bout de souffle ? C’est bien sûr l’espoir, clairement affiché d’Emmanuel Macron, plus intime pour le moment mais persistant de François Bayrou : que les citoyens forcent une échappée belle et centrale, hors du clivage gauche-droite. Mais là encore la bataille sera rude, les « intentions » sont incertaines, l’espace centriste étant écartelé entre la figure moderne et juvénile de Macron, un centre partisan divisé en chapelles séparés, allant du PRG à l’UDI en passant par le MODEM, François Bayrou étant devenu, après trois candidatures présidentielles, un historique du centre : il s’est vu voler son rôle de recours par le fulgurant ex-Ministre de l’Economie, devenu candidat blairiste réformiste « en Marche », mais le placide Maire de Pau guette la faute, l’ouverture d’un espace pour, peut-être, pas sûr, se précipiter dans la course : il y a le « last minute vote », il peut y avoir, en correspondance, un candidat de dernière minute. Ne serait-ce que pour être en situation de négocier un pacte majoritaire ensuite, à l’échéance décisive si peu évoqué médiatiquement mais très importante politiquement : les élections législatives qui suivront la présidentielle, en juin prochain, et traceront les frontières de la majorité qui gouvernera.
Voilà qui conduit donc, non pas à éclaircir les perspectives mais à fragmenter le paysage. Quant à la gauche radicale, elle semble plutôt bien se porter actuellement avec le tonitruant Jean-Luc Mélenchon, national-populiste à sa manière. Mais, surtout si d’aventure l’un des ex-frondeurs du PS, Arnaud Montebourg ou Benoît Hamon, gagnait la primaire socialiste, il est clair que la gauche idéologique de contestation radicale serait elle-même victime de fragmentations en plusieurs morceaux : la gauche du PS l’aurait emporté en primaire pour tenter une synthèse socialiste, la radicalité Mélenchon en rajouterait alors en surenchères, concurrencé lui-même par l’extrême gauche qui, avec une partie du PC, n’a bien sûr pas renoncé à faire bandes à part, au premier tour de la présidentielle. L’éclatement serait ainsi le sport national favori des Français.
Jean-Philippe Moinet, fondateur de la Revue Civique
(14/01/2017)