Olivier Weber, écrivain, ancien grand reporter (du Point, de Libération) et lauréat de nombreux prix prestigieux (Prix Albert Londres, Prix Joseph Kessel…), un temps diplomate aussi, est un grand connaisseur de l’Afghanistan, où il a été à de nombreuses reprises et pays sur lequel il a beaucoup écrit. Il publie en ce début de mois de septembre, « Massoud, le rebelle assassiné » (Ed de l’Aube), livre utile sur l’esprit de Résistance contre l’obscurantisme. Il répond ici aux questions du fondateur de la Revue Civique, Jean-Philippe, sur ce moment historique de bascule de l’Afghanistan, aux multiples répercussions possibles. Pour lui, « trois empires vont progressivement se partager le gâteau en Afghanistan: les Russes, les Chinois et les Iraniens ». Entretien.
–La Revue Civique : La chute de Kaboul et la prise de pouvoir par les talibans a été une surprise dans la rapidité et facilité de cette bascule… N’assiste-t-on pas à une grande, et grave, déroute de l’Occident, en particulier des Etats-Unis dans cette région stratégique pour l’équilibre du monde, à une terrible défaite des valeurs humanistes ?
-Olivier WEBER : La chute de Kaboul a surpris les talibans eux-mêmes, qui ne s’attendaient pas à prendre Kaboul si vite le 15 août, elle a surpris aussi que leur « mentor » pakistanais, certaines officines de l’armée pakistanaise, des services secrets pakistanais, soutenant les talibans. Il y a eu la volonté d’humilier les Américains, de prendre Kaboul avant le 31 août, date annoncée du départ des militaires américains d’Afghanistan, Biden reprenant la promesse de Trump en fixant cette date. Les talibans ont donc pu dire, « vous voyez, on a battu la plus grande armée du monde, on est à Kaboul avant qu’il ne parte !»
En fait, l’armée afghane n’a pas livré bataille, elle a été démoralisée, elle a été soumise à la corruption du pouvoir afghan, les soldes ne sont pas toujours payées dans ce pays, et il y a eu aussi un effet de psychose, avec des pressions et des menaces de mort exercées à la fois sur les membres de l’armée afghane, leur famille, et sur la population en général. Les talibans ont su organiser des réseaux dans énormément de villes. Ce qui m’a surpris aussi c’est comment le Panshir – zone traditionnellement de résistance aux talibans – a été réduit à une peau de chagrin, réduite à une vallée alors que du temps du Commandant Massoud il y avait toute une arrière cour, une vaste région au Nord, pour la résistance. Il y a donc eu une avancée fulgurante des talibans, que les fondamentalistes n’avaient pas eux-mêmes prévue.
Une résistance va sans doute s’organiser. Militaire dans le Panshir, civile et politique dans les villes, où les populations appréciaient vivre en liberté. Mais ça fait près de 40 ans que ce pays est en guerre, les talibans ont donc aussi profité d’une lassitude du pays à se battre. En tout cas, la population n’a pas été capable de s’organiser et de se défendre face à l’agressivité et la marée des talibans. D’autant que ceux-ci ont récupéré le matériel militaire de l’armée afghane – plus de 2000 blindés, des centaines de véhicules de transports type Toyota – pour conforter leurs positions. C’est d’ailleurs pour cela qu’on voit dans Kaboul des talibans avec des fusils de fabrication américaine. Le mouvement taliban a bénéficié aussi de soutiens et des conseils pakistanais, notamment sur le plan de la communication et de la diplomatie: religieusement, les talibans n’ont pas changé dans leur fondamentalisme, en revanche ils ont mis au point une stratégie de com’ qui a son efficacité. A l’Est, les postes-frontières ont été ouverts grâce aux Pakistanais pour favoriser les talibans, et à l’Ouest, un important poste-frontière a été ouvert, par l’Iran chiite, pour aider aussi les talibans sunnites, ce qui a été un élément nouveau. Les conseils pakistanais ont aussi facilité la réduction militaire, par les talibans, de la zone de résistance du Penshir.
« La Russie, la Chine et l’Iran se frottent actuellement les mains en Afghanistan »
-Mais comment expliquer, dans ce contexte, la passivité ou l’impuissance des occidentaux dans cette région-clé ?
-C’est pour moi le retour des anciens empires. Il y en a trois, à l’oeuvre dans la région Irak-Syrie: la Russie, la Turquie et l’Iran, pays redevenus expansionnistes depuis quelques années. En Afghanistan, c’est surtout l’affaire de la Russie, de la Chine et de l’Iran, qui se frottent actuellement les mains. En fait, la grande catastrophe est à mes yeux annoncée depuis 2003, la grande erreur des Américains ayant été de faire la guerre en Irak, que la France a refusée et que la CIA ne voulait pas livrer, indiquant au Président Bush qu’une guerre ferait éclater ce pays en trois morceaux. Le Président américain n’a pas écouté cela préférant l’idée de vouloir démocratiser le Moyen Orient et d’isoler l’Iran. Or, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Les grands gagnants de la guerre en Irak, puis en Syrie et en Afghanistan, ce sont les Iraniens. Trois empires vont progressivement se partager le gâteau en Afghanistan: les Russes, les Chinois et les Iraniens.
Les Américains ont renoncé à jouer un rôle majeur. Leur intervention en 2001 était une nécessité, l’Afghanistan était le plus grand laboratoire du terrorisme. Mais dans la durée, cela posait un problème: toute intervention prolongée est considérée en Afghanistan comme une occupation de type colonial: ce fut le cas avec les Britanniques, puis les Soviétiques, ensuite avec les Américains. Les occidentaux n’ont pas appris des erreurs du passé. Je pense que l’intervention, sous mandat de l’ONU, aurait été gérable s’il n’y avait pas eu 2003 et la guerre en Irak. Mais vouloir imposer un modèle démocratique occidental en Irak ou en Afghanistan, ça ne marche pas.
-Résultat, dans cette zone pivot entre Occident et Asie – où se jouera le leadership mondial au 21ème siècle – n’assiste-t-on pas à un recul historique des puissances démocratiques occidentales au profit d’une sorte de coalition de fait de régimes autoritaires, qu’ils soient fondamentalistes (Afghanistan, Iran, Pakistan) ou communiste (Chine) ou ex-communiste (Russie) ?
-C’est une très bonne question. Je crois que les Etats-Unis sont responsables de cette collusion. Ils ont voulu plaquer de force un modèle, de Droits de l’Homme et de démocratie, sur un pays. Cela ne peut marcher. C’est d’autant plus grave que cela produit le contraire, c’est-à-dire la victoire des dictatures. De la Chine et de la Russie en particulier. Le mouvement « sans frontiériste », notamment des médecins, qui était né en Afghanistan à la fin des années 70 et qui a contribué à dénoncé les exactions de l’occupation russe de l’époque, est mort en Afghanistan. Il y a trois types d’acteurs sur la scène internationale: les Etats, les organisations internationales (type ONU et ses satellites) et la société civile, dont font partie les ONG qui font partie pour moi de l’avenir du monde.
« Excluant de la même façon toute société civile libre, la Chine, la Russie et l’Iran négocient avec l’Afghanistan. Sur le dos de l’Occident ».
Il y a des milliers d’ONG qui contribuent activement à la rénovation des Etats, à la lutte contre la corruption, à l’action éducative et humanitaire pour les populations. Là, en Afghanistan, les dictatures ne veulent pas entendre parler de société civile, qu’il s’agissent des Etats religieux comme l’Iran, l’Arabie Saoudite ou l’Afghanistan, ou des dictatures laïques comme la Russie et la Chine. En reportage, j’ai rencontré de nombreux dirigeants talibans, discuté des heures avec eux, et quand je leur demandais – et ils n’ont pas changé – ce qu’ils voulaient au fond, ils répondait « la pureté », ils veulent instaurer le régime religieusement – islamiquement – « le plus pur au monde ». Ce qui est à la fois fascinant et effrayant comme réponse. Car on sait où mène le désir politique de pureté, et le diktat du religieux.
Pour différentes raisons, mais excluant de la même façon toute société civile libre, la Chine, la Russie et l’Iran négocient avec l’Afghanistan. Sur le dos de l’Occident et en absence de toute organisation internationale structurante.
-Le Pakistan, qui était présumé allié sûr des Américains il y a quelques années, est-il entrain de basculer ?
-Les Pakistanais jouent sur deux tableaux. D’un côté, ils maintiennent des liens avec les Américains, pour des raisons économiques et financières, le Pakistan est un pays de 200 millions d’habitants qui n’arrive pas à se nourrir. D’un autre côté, notamment dans l’armée – de 500 000 hommes – il y a une paranoïa face à l’Inde (après trois guerres successives et le maintien d’un conflit larvé), et ils conçoivent l’Afghanistan comme un atout de profondeur géographique et stratégique qui les confortent. Dans les services de renseignements pakistanais on considère donc l’Afghanistan comme une arrière-cour, sur laquelle une mainmise est militairement appréciable en défense de l’Inde. Mais il y a aussi une méfiance, dans l’armée pakistanaise plutôt laïque, vis-à-vis des fondamentalistes islamistes et des talibans. Des cellules des services secrets ont tellement infiltrés les islamistes qu’ils ne savent plus trop qui est qui, et une méfiance existe au Pakistan de ce fait là. Le pouvoir, qui joue parfois avec les religieux, ont très peur de la talibanisation du Pakistan. Il joue un rôle en Afghanistan, mais les Pakistanais jouent avec le feu. Ce double jeu est dangereux, ils le disent eux-mêmes.
Le Pakistan maintient un canal de communication avec les Etats-Unis, en même temps il est un allié-vassal de la Chine, qui en use pour tenter d’affaiblir l’Inde, grand rival asiatique de la Chine. Il y a un axe Inde-Russie face à un axe Chine-Pakistan.
« En Afghanistan, on va avoir une sorte d’Arabie Saoudite, un miroir du wahhabisme version afghano-tribale (…) Le bras de fer avec l’Occident se fera sur le terrain diplomatique et économique »
-Dans ce contexte, terrible pour la population afghane et les femmes en particulier, livrées au régime des talibans, quelles peuvent être les sources d’espoir, notamment pour la résistance qui semble commencer à se constituer autour du fils du Commandant Massoud ?
-La vallée du Panshir semble cadenassée de tous côtés, il n’y a pas de sortie, ni terrestre, ni aérienne, pour les troupes du fils Massoud, Ahmad. Mais il y a quand même une volonté de résistance militaire, et le maintien de communications possibles vers cette région pour la logistique et l’alimentation. Je pense qu’à terme pourra aussi émerger une résistance non pas militaire mais civile, dans les villes, avec ces Afghans et Afghanes qui ont connu la liberté ces vingt dernières années et qui sont opposés aux talibans, notamment chez les plus jeunes. Cette opposition n’ira pas très loin, car je crois que les talibans sont sans doute là pour assez longtemps…
En Afghanistan, on va avoir une sorte d’Arabie Saoudite, un miroir du wahhabisme version afghano-tribale. Le repli américain, motivé par la doctrine du « zéro mort » (américain), fera que des interventions technologiques à distance, par des drones par exemple, ne sont pas à exclure (par exemple pour détruire des armements laissés sur-place) mais que le bras de fer se fera essentiellement sur le terrain diplomatique et économique . Il n’y aura pas d’intervention humanitaire car c’est devenu trop compliqué en Afghanistan. Tout va être contrôlé par les talibans.
« Les talibans n’ont pas changé. Ils ont modifié leur stratégie de communication, qui s’est beaucoup amélioré. Les jeunes cadres et combattants talibans ont fait des études au Pakistan, ils parlent anglais, ce sont des talibans deux points zéro, mais au fond ils n’ont pas changé ».
-L’argument de la diplomatie, avancé par les chancelleries occidentales, française en particulier, n’est-il pas bien illusoire face au pouvoir taliban, sa logique et son emprise de longue durée ?
-Pour les pays occidentaux, l’Afghanistan est devenu une cause perdue. Les talibans s’installent pour longtemps. Les occidentaux vont parier sur eux parce qu’il n’y a pas vraiment d’autres choix. Sachant que les puissances comme la Russie et la Chine, comme l’Iran et le Pakistan, sont très intéressées à occuper cette place, stratégique à bien des égards comme vous l’avez mentionné. Les occidentaux, isolés, veulent sauver la face et disent qu’ils font pression pour modérer le régime taliban, en vue d’inclure par exemple des ministres non talibans au gouvernement. Les talibans vont sans doute le faire, ce ne sera pas pour des ministères clés mais pour des secrétariats d’Etat, dans un gouvernement « inclusif » comme le disait Jean-Yves Le Drian. Mais là, c’est tout gagnant pour les talibans qui diront: « regardez, on a gagné la guerre mais on veut la paix puisqu’on inclut des non talibans, regardez comme nous sommes acceptables, on va ouvrir quelques écoles pour les filles, on va permettre aux femmes de travailler ». Mais cela sera ultra-minoritaire, essentiellement à Kaboul pour la com’ et la propagande. Car les talibans n’ont pas changé. Ils ont modifié leur stratégie de communication, qui s’est beaucoup amélioré. Les jeunes cadres et combattants talibans ont fait des études au Pakistan, ils parlent anglais, ce sont des talibans « deux points zéro » outillés aux nouvelles technologies, mais au fond ils n’ont pas changé.
Je suis pessimiste sur cette évolution. Pour les occidentaux, c’est une cause perdue, en terme politique, diplomatique et d’ère d’influence. Raison de plus pour défendre l’esprit de Massoud, l’esprit de résistance au fondamentalisme, plus que jamais !
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(22/08/21)