La montée des agressions russes: constat et alerte des experts et des hautes autorités du Ministère des Armées.

Deux ans après l’attaque de l’Ukraine par la Russie, beaucoup d’acteurs et d’observateurs, français et européens du plus haut niveau, constatent une phase de « durcissement » des actions agressives menées par le régime de V Poutine. Actions contre l’Ukraine et mais aussi contre les pays européens, et la France en particulier. A titre d’exemple, voici les récentes observations réunies lors d’un colloque qui s’est tenu à Paris, à l’Ecole Normale Supérieure, organisé le 20 février dernier par Le Grand Continent, revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques; évoqué dans la dernière lettre de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), ce colloque était ouvert par le Ministre des Armées Sébastien Lecornu qui a parlé d’une « centaine d’interactions agressives en 2023 » venant de la Russie et visant les intérêts Français: et d’évoquer notamment, dans le domaine « Cyber », les « menaces autrefois criminelles » qui « deviennent étatiques ». La mise en alerte est claire.

En ouverture de ce colloque, le Ministre des Armées Sébastien Lecornu mentionnait clairement que la Russie « ne se comporte plus maintenant avec nous, la France, comme en 2022 ». Et de préciser la rude réalité actuelle: il y a, dit-il, « beaucoup plus d’interactions militaires entre nos deux armées », elles se déroulent en Mer Baltique, en Méditerranée orientale ou dans le détroit d’Ormuz. Avec « quasiment une centaine d’interactions agressives en 2023 », les Russes « tutoient le seuil pour voir comment nous nous comportons », ajoute le Ministre français des Armées.

Listant tour à tour, poursuit la lettre de l’IHEDN, « la course aux armements, la militarisation de l’espace, les menaces sur les câbles sous-marins ou les infrastructures critiques, la « poursuite du chantage » en matière agricole ou sur le pétrole, la guerre livrée par « proxys » ou la guerre informationnelle », Sébastien Lecornu fait aussi observer que « c’est parce qu’elle rencontre des difficultés sur le front conventionnel que la Russie devient plus agressive sur les menaces hybrides ». La plus préoccupante, selon lui, se situant intensément dans le domaine du « Cyber »: « Des menaces autrefois criminelles deviennent aussi étatiques », rapporte le Ministre des Armées. En bref, résume encore l’IHEDN, les différentes menaces qui étaient des « épiphénomènes il y a deux ans sont aujourd’hui devenues systémiques ». Rappelant la fermeté de la France dans ce rapport de force auquel elle se doit de s’adapter, le Ministre français précise: « Tenir un rapport de force, ce n’est pas être escalatoire. »

Le visuel de la lettre de l’IHEDN qui synthétise le colloque ouvert par le Ministre des Armées Sébastien Lecornu, qui y a évoqué, venant de la Russie, « une centaine d’interactions agressives en 2023 » contre nos armées.

« C’est nous que Poutine désigne comme l’ennemi », observe pour sa part le journaliste Jean-Dominique Merchet

Pour sa part, le géopolitologue François Heisbourg constate que « depuis deux mois, il n’y a pas une munition américaine qui arrive en Ukraine » en raison d’un blocage du plan d’aide au Congrès, dù aux controverses entre les Républicains et les Démocrates américains. Conséquence, « la moitié de l’aide à l’Ukraine, qui était américaine, a disparu » dit-il. « En France, nous avons encore à démontrer que nous savons faire fonctionner notre industrie de défense », ajoute François Heisbourg, conseiller spécial de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS): « Nous produisons aujourd’hui 3 000 obus par mois en ayant triplé notre production. Pendant ce temps, en Allemagne, Rheinmetall en a produit 700 000 en 2023. » Pour cet expert de réputation internationale, il va « falloir continuer à augmenter les crédits militaires et passer à 3% du PIB alors que nous venons d’atteindre les 2% décidés en 2014 : la Pologne est déjà à 3,9%, la Grèce à 3% ».

Le journaliste Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de Défense (au quotidien L’Opinion) estime également qu’« il faut mettre le paquet dans l’industrie. L’aspect matériel est indispensable. C’est nous que Poutine désigne comme l’ennemi. » Il préconise une « architecture de défense commune » ainsi qu’« un Schengen militaire »: « Il est insensé que le matériel militaire ne puisse pas franchir facilement les frontières (intérieures) de l’UE ou de l’OTAN » estime-t-il, prônant « la libre circulation des militaires et du matériel militaire ». Soulignant que la France est le seul membre de l’UE doté de la dissuasion nucléaire, Jean-Dominique Merchet juge par ailleurs indispensable, rapporte la lettre de l’IHEDN, de « réviser notre doctrine nucléaire, qui a 60 ans »: « Nous devrions proposer à nos partenaires européens de partager notre armement nucléaire, en mettant sur leur territoire des armes à double clé, comme le font les Américains en Allemagne, en Pologne ou en Belgique. » C’est pour cette raison que les récents propos isolationnistes de l’ex-président américain Trump ont eu une résonnance médiatique « infiniment plus forte en Allemagne qu’en France », souligne François Heisbourg.

Chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Céline Marangé a relevé pour sa part que la mort d’Alexeï Navalny a été annoncée le jour où débutait la grande conférence sur la Sécurité de Munich, où l’Ukraine signait avec la France et l’Allemagne des traités de Sécurité : « J’y vois un signal politique clair. » Selon elle, « il faut s’attendre à une continuation, voire à une extension, de la guerre dans les prochaines années ». Même si, en deux ans, elle a fait 300 000 morts et blessés côté russe, et 200 000 côté ukrainien, chiffres qu’elle met en regard des 11 000 morts soviétiques pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Cette guerre a bien sûr des « effets déstabilisateurs très importants sur la société russe », avec notamment le départ estimé d’un million de Russes, « pour la plupart éduqués », ajoute Céline Marangé. Mais, outre « l’endoctrinement de la population » au moyen d’une « propagande débridée », cette guerre « crée en Russie des opportunités économiques et des rentes de situations », au point que le pays est sorti de récession en avril 2023. « La guerre offre des rétributions symboliques et pécuniaires à des hommes pauvres qui n’avaient auparavant aucune perspective », analyse-t-elle.

Le Ministre français des Armées Sébastien Lecornu, en visite à Kiev, devant le Mémorial des soldats morts pour l’Ukraine.

« Il est significatif que l’Etat ukrainien ne se soit pas effondré ». La résilence a fait ses preuves, la résistance doit durer et dépasser les difficultés.

Marlène Laruelle, professeur en affaires internationales et science politique à l’Université George-Washington (États-Unis), abonde dans son sens : « En Russie, la guerre est un tremplin social, un élément de prestige, de reconnaissance, de réussite financière, elle ouvre des perspectives professionnelles ». Selon elle, « la soi-disant guerre civilisationnelle avec l’Occident est devenue l’élément clé de l’identité russe ». Ce qu’elle résume d’une référence à la période communiste : « Aujourd’hui, aller au front, c’est la nouvelle carte du parti. »

Les séquences successives de ce colloque ont bien sûr abordé la résistance de l’Ukraine et son adaptabilité. Pour Muriel Lacoue-Labarthe, directrice générale adjointe du Trésor et cheffe du service des affaires bilatérales et de l’internationalisation des entreprises (SABINE), « il est significatif que l’État ukrainien ne se soit pas effondré ». Jean-Dominique Merchet, lui, a estimé « très impressionnants » certains succès du pays attaqué, notamment « ce que les Ukrainiens sont capables de faire en mer Noire » : « Un pays sans marine capable de contester la suprématie russe sur cette mer, c’est pour moi une des grandes surprises stratégiques de ce conflit. » La situation est communément jugé critique, compte tenu de l’accentuation des attaques et bombardements de l’armée russe en Ukraine, mais depuis deux ans l’Ukraine et ses alliés européens ont donc aussi pu montrer non seulement une résilience et une résistance inattendues mais une capacité d’endiguer solidairement la menace d’invasion. L’avenir dira si la vigilance occidentale et la volonté de sursaut des Européens sera de nature et d’ampleur suffisantes pour faire face efficacement aux agressions supplémentaires.

L.T.

(27/02/24)

-Le directeur de l’ANSSI (Agence nationale de sécurité des systèmes d’information), Vincent Strubel, sur France Info