Auteur du livre « Où va l’Algérie ? » (édition du Cerf), Mohamed Sifaoui, spécialiste des questions de terrorisme et grand connaisseur de l’Algérie, répond à nos questions.
-La Revue Civique : Dans votre livre, vous décrivez de manière très précise l’histoire et l’actuelle réalité d’un pouvoir autocratique, miné depuis des décennies par la corruption, un étatisme étouffant (économiquement, socialement, politiquement). Mais vous décrivez aussi l’ampleur de la menace islamiste, qui a perduré depuis les « années noires » de la guerre civile, il y a plus de 20 ans. Dans la crise politique qu’a provoqué la candidature du Président Bouteflika à un 5ème mandat, comment l’Algérie peut-elle sortir par le haut (démocratique) sans risquer une prise du pouvoir par les islamistes ?
-Mohamed SIFAOUI: Soyons clairs : d’abord, l’islamisme qui a travaillé la société algérienne, à l’instar de plusieurs autres sociétés, avec la complicité active ou passive des pouvoirs politiques autocratiques ou dictatoriaux, est une réalité sociologique dans ces pays. Je dirais malheureusement. Même si beaucoup de personnes n’aiment pas l’entendre, l’islamisme est une réalité comme l’est l’extrême-droite ou les courants populistes en Europe. L’enjeu consiste à les réduire politiquement et à les vaincre idéologiquement et politiquement. On ne peut pas continuellement dire : « puisqu’il y a la menace islamiste, il faudrait que ces pays soient régis par des règles antidémocratiques mises en place par des corrompus » d’autant que ces mêmes autocrates corrompus ne luttent jamais véritablement contre l’islam politique. Bien au contraire, souvent ils le nourrissent et en font même un allié politique. C’est justement le cas du régime de Bouteflika.
Pour revenir donc à la situation algérienne, il y a plusieurs constats à faire : primo, les slogans et les revendications, lors des manifestations, n’ont aucune connotation islamiste. Les jeunes disent « liberté et démocratie »; secundo, dans certaines villes, les islamistes ont été littéralement dégagés des manifestations; tertio, les Algériens disent clairement qu’ils sont vacciné et qu’ils ne referont pas l’erreur du début des années 1990 quand certains, même sans être islamistes, ont voté pour l’islamisme pour sanctionner le FLN et le pouvoir en général. Cela étant dit, si le régime tombe, il ne faut pas s’attendre à la naissance d’une démocratie, type occidentale, du jour au lendemain.
Le pouvoir a tout fait pour extirper de la société toute culture démocratique. Les Algériens devront apprendre le débat, la divergence idéologique, la polémique non violente, ni agressive, le refus de la diffamation et du complotisme, qui sont des ennemis de la démocratie, la haine de l’autre, l’égalité hommes-femmes, l’acceptation des autres croyances ou des non-croyances, la liberté d’expression et d’opinion, bref, apprendre surtout que la démocratie recouvre au-delà des processus électoraux, cette valeur étant un projet de société. Le rôle des médias, des intellectuels sera prépondérant.
-La Revue Civique: l’Algérie est un pays très jeune, 45% de la population à moins de 25 ans. Ce qui est un atout pour une dynamique future mais aussi une faiblesse. Les acteurs de la société civile sont faibles dans leur autonomie et sans expérience d’une vie démocratique faite de contre-pouvoirs multiples (justice, médias, entrepreneurs privés, syndicats, partis d’opposition, etc). Comment, et par quelles étapes, une démocratisation progressive peut-elle avoir lieu ?
-Mohamed SIFAOUI: Quand on connaît les Algériens, on sait qu’ils aiment être libres, mais restent très attachés à leur identité, à leur culture et à la religion. Les Algériens, en tout cas la plupart, surtout en zones rurales, sont très conservateurs. Cela étant dit, ils ne sont pas pour autant génétiquement extrémistes. Ils ont été travaillé par l’islamisme et le salafisme qui ont été présentés comme des « normatifs », comme le « vrai islam » au détriment de l’islam traditionnel hérité de leurs parents et qui provient notamment des confréries soufies.
Il faudrait que le futur pouvoir ait le courage de faire un travail de fond pour expurger de la société algérienne toutes les influences toxiques venues d’Egypte et de Moyen orient et ce, pour parachever la construction de la vraie identité algérienne. L’Algérie n’est ni l’Arabie Saoudite, ni la Turquie. C’est un pays qui a une autre histoire, une autre sociologie. La culture démocratique doit devenir un axe de travail. Mais cela ne sera possible qu’au travers de l’édification d’une justice forte et indépendante appliquant des lois modernes, éloignées de l’archaïsme actuel, une école ouverte et progressiste, une politique culturelle ambitieuse et des médias conscients d’une mission de sensibilisation et de pédagogie pour introduire dans la société les habitudes démocratiques. Donc oui, la démocratisation est possible, à moyen terme, à condition que des démocrates prennent les rênes du pays.
-La Revue Civique: Quel rôle peut jouer la France, et peut-être l’Europe, dans une phase de transition démocratique, si elle a lieu ? La France, si elle peut influer et intervenir dans le processus, ne risque-t-elle pas de se voir une énième fois reprochée un rôle « néocoloniale » ? Ou l’époque de la colonisation est-elle suffisamment lointaine pour que ce reproche soit désormais inopérant, politiquement, en Algérie et pour qu’un partenariat soit clairement et ouvertement affiché pour l’avenir
-Mohamed SIFAOUI: La France doit adopter une place qui ne donne pas l’impression, à tort ou à raison, qu’elle serait dans une logique d’ingérence, mais il est évident qu’une Algérie vivant une transition démocratique aura besoin de toutes les démocraties – dont la France – et toutes ces démocraties auront besoin de l’Algérie.
Il faudrait que la population soit convaincue que tout partenariat repose sur une relation « gagnant-gagnant ». La France est souvent perçue en Afrique comme le pays qui ne pense qu’à ses intérêts, qui soutient les dictateurs au détriment de la population. Il faut changer cette image. Je le pense profondément : la démocratisation de l’Algérie serait formidable pour les Algériens avant tout, mais cela sera bénéfique pour tout le pourtour méditerranéen et donc pour la France. La démocratie peut favoriser la paix, l’affaiblissement de la menace terroriste, la prospérité économique, la régulation des flux migratoires, les investissements, bref, le modèle démocratique s’il est prisé y compris par des ennemis de la démocratie c’est qu’il est à tout le moins, le moins pire quand il n’est pas le meilleur.
Enfin, je pense que la France peut encourager la démocratisation, d’abord par des déclarations claires. Je n’ai pas l’impression pour l’instant qu’Emmanuel Macron ait envie de lâcher le pouvoir algérien. Probablement parce qu’il est mal renseigné et qu’il ne voit pas d’alternative. Le régime a tout fait pour donner l’impression que c’est le vide qui règne en Algérie, qu’à part Bouteflika, il n’y aurait rien et que sans lui ce serait le chaos. Le Président de la République gagnerait à envoyer un signe au peuple algérien. Et je n’ai eu de cesse de le dire : quand on veut être l’ami de l’Algérie il faut être l’ami de son peuple, non pas de ceux qui créent son malheur depuis l’indépendance. Emmanuel Macron doit très vite à mon sens constituer une cellule Algérie à l’Elysée, si ce n’est déjà fait.
Ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée n’est pas une affaire de quelques mois seulement, car plusieurs choses se superposent : les citoyens algériens veulent le départ de la famille Bouteflika et de leur clique, ils veulent aussi un changement de régime, ils ne veulent plus d’islamisme, mais les islamistes sont toujours là aux aguets, ils ne veulent plus que l’armée jouent les premiers rôles mais les militaires sont toujours là espérant pérenniser le régime. Bref, aujourd’hui, il faudrait que les grandes puissances sensibilisent les dirigeants algériens sur trois points importants : 1- le monde a changé et l’Algérie aussi. Ses dirigeants sont à la fin d’un cycle complémentent déconnectés de leur pays. 2- La crise actuelle peut mettre en danger l’avenir de l’Etat nation et une déstabilisation de l’Algérie serait évidemment catastrophique pour les Algériens d’abord, mais aussi pour toute les régions: maghrébine, sahélienne et méditerranéenne 3- La démocratisation du pays permettrait de sauver l’Etat nation, de préserver l’unité nationale de l’Algérie et son intégrité territoriale et ainsi ouvrir la voie à une nouvelle politique portée par une vision d’avenir susceptible de garantir une répartition plus juste des richesses de ce pays et une diversification de l’économie algérienne, qui reste l’otage de la logique de ses dirigeants qui ne croient à rien d’autre, sinon au « tout pétrole ».
En clair, la France doit dès à présent lire le présent et envoyer des signaux clairs aussi bien au régime qu’à la population. Pour résumer : non ingérence dans les choix politique et amitié et partenariat avec le peuple algérien et non pas avec ses dirigeants, illégitimes et corrompus.
(mars 2019)