À un mois du premier tour des élections régionales, dernier grand rendez-vous démocratique avant l’élection présidentielle, d’inquiétants troubles de la vue affectent d’éminents observateurs, en même temps que s’affolent les boussoles sur le terrain local, en particulier au Nord.
Deux anecdotes troublantes et à sens reflètent le lourd climat actuel. Un sondeur, libéral bon teint, à priori insoupçonnable de verser dans le lepénisme même marinisé, expliquait hier que rien ne devrait évoluer dans les intentions de vote dans le Nord (comme au Sud) et que les journalistes « parisiens » ne peuvent comprendre les aspirations populaires, ces journalistes étant « sous les dorures ». Nous assistions à la remise d’un Prix de la Démocratie, au Conseil Constitutionnel, à l’invitation de Jean-Louis Debré, Prix lancé par l’institut Marc Sangnier (l’inspirateur du courant de pensée « personnaliste » chrétien). Il ajoutait que, de toute façon, quoiqu’on oppose au FN, « la diabolisation » était inutile, inefficace. Le même sondeur, réputé proche des sarkozistes (avant 2012), était le même qui, il y a quelques années, expliquait que l’ex-lepéniste Patrick Buisson méritait d’être mieux connu, qu’il n’était vraiment pas à l’image de ce que certains médias en faisaient…
Trois jours auparavant, deuxième anecdote parlante. Un site affiché de droite libérale et sans complexe, à priori aussi encore de droite républicaine, met curieusement quatre jours à publier mes réponses aux questions que ce site m’avait aimablement envoyées, en vue d’une publication immédiate, sur la fameuse phrase de Manuel Valls : « tout faire pour empêcher le FN » de prendre le pouvoir dans une région française. Le lien entre les deux anecdotes est le suivant : finalement, n’est-il pas temps de comparer « la gestion » d’une région par le FN et celle menée par les autres… et n’est-il pas grand temps de tourner enfin la page de la « diabolisation » de l’extrême droite ?
Quatre ou cinq facteurs lourds
d’expansionisme FN
Terrible glissement de terrain, qui préfigure peut-être un tremblement de terre politique : le site et le sondeur, tous deux ingénument (ou apparemment) libéraux ne veulent plus entendre parler de principes, de valeurs – qui relèveraient forcément d’une « diabolisation », terme, rappelons le à ceux qui ont la mémoire courte, inventé il y a plus de 20 ans par les tenants d’une alliance avec le FN –, ils veulent encore moins entendre parler de bataille frontale avec le parti du clan Le Pen. Tout cela serait vain, nocif même, à un mois d’une échéance qui s’annonce pourtant de première importance, précisément du fait de ce phénomène: des pans entiers de la société, au niveau de ses élites comme de ses couches populaires, sont en train de se fissurer. Sorte d’abdication. Au mieux par une simple résignation à voir le lepénisme flamboyant s’installer aux postes de pouvoir. Au pire une complicité, qui s’appelle le neutralisme actif, amplifié par le frisson malsain, qui fait penser et dire : «mais laissons faire, nous verrons ce qui se passe avec le FN !»
A propos de la grande région Nord/Pas-de-Calais/Picardie, tous les indicateurs sont actuellement au rouge, ou plutôt au brun, y compris sur le terrain local. De toutes parts, gauche, droite, centre, et l’important « ailleurs » de la société civile de discrets lanceurs d’alerte convergent pour expliquer que quatre ou cinq facteurs lourds sont en train de dérouler un tapis rouge-brun sous les pas du FN, le premier mouvement d’extrême droite en Europe pouvant, sans résistance réelle, prendre le pouvoir dans cette région devenue clé, à bien des égards : clé géographique, en ce carrefour européen, clé historique pour cette terre d’accueil, clé politique pour cette région du vieux socialisme mauroyiste, clé culturelle pour cette région… multiculturelle, qui a toujours brassé des populations venues d’ailleurs, des polonais des mines de charbon aux maghrébins des usines textiles, le beau métissage Dany Boon ayant suscité le plus grand succès Français du cinéma, avec « Bienvenue chez les Ch’tis ».
Oui, des facteurs lourds, nous dit-on, font que les électeurs de décembre prochain sont prêts à renverser la table conviviale des nordistes et autres picards. Une gauche sortante, fatiguée, divisée en trois listes séparées. Une droite locale du parti Les Républicains, qui a cru bon durcir son discours, notamment sur l’immigration, ce qui a conforté et amplifié, bien plus que réduit, les intentions de vote pour le parti lepéniste. Le ras-le-bol populaire surtout, cette culture protestataire française mêlée de colère sociale, qui produit une volonté devenue explicite « d’essayer autre chose », le FN arrivant ainsi à approcher son rêve, qui remonte loin : « ni gauche, ni droite » comme dit la fille Le pen, celle de la banalisation, et apparaître comme « l’alternative nationale » (et au passage régionale), alternative face à « la bande des quatre » disait son père (à propos du PS-PC, du RPR-UDF d’il y a 20 ans), face à « l’UMPS » martèle encore à plaisir l’héritière, avec une délectation vorace.
Une incapacité française à traiter les crises
de manière pragmatique
Et puis, énième facteur d’amplification du lepénisme actuel, la fameuse « crise des migrants », focalisée spectaculairement – et télévisuellement – autour de Calais, où 6 à 8000 migrants, entassés dans une jungle indigne, font perdre la tête et la boussole à une région de plusieurs millions d’habitants… En comparaison à l’Allemagne et à l’Angleterre, nos deux grands voisins, la France est le grand pays européen qui attire et reçoit le moins de réfugiés et de migrants. Tout en étant le pays où le mouvement xénophobe est le plus prospère ! Cherchons l’erreur. Elle trouve probablement quelques racines dans une incapacité française à traiter les crises de manière pragmatique, rapide, et telles qu’elles sont, sans recherches de défausses ou de boucs-émissaires. Qu’il s’agisse de la crise des migrants en Europe, de la crise économique et sociale qui produit un chômage de masse chez nous, on voit bien que les ressorts de la puissance publique et donc de la parole politique sont pour partie cassés, aux yeux d’une large part de la population. Une population dégoûtée qui, au mieux ne va pas voter, au pire est prête à tenter l’aventure, même avec un mouvement d’extrême droite qui, depuis quelques années, avance masqué.
Nous en sommes là, à un mois de l’échéance électorale, dont beaucoup de monde nous dit qu’elle est « pliée ». Mais ces convergences d’analyses, provenant aussi d’irréductibles et sincères opposants au FN, ne peuvent-elles pas être démenties, dans la dernière ligne droite, à la fois du premier tour et de l’entre-deux-tours, par des faits ou quelques événements nouveaux ? Des éléments qui pourraient limiter cette ascension annoncée de Marine Le Pen et de ses troupes FN, galvanisées par la tendance ? Une clé de ce scrutin sera sans doute, quoi qu’en dise certains sondeurs libéraux bon teints, dans le taux de participation au scrutin. Les sondages publiés il y a une quinzaine de jours donnant la Le Pen gagnante au second tour étaient réalisées hors contexte de campagne, sur deux bases qui peuvent changer d’ici le 6 et 12 décembre : l’annonce d’une abstention très massive, et l’hypothèse d’une triangulaire au second tour. Ces deux hypothèses, notamment la seconde, est une hypothèse d’école, en l’occurrence de mauvaise école sondagière.
Il est clair que le débat est déjà lancé, notamment par Manuel Valls mais pas seulement, sur la nécessité d’établir dans le Nord notamment, non pas un front républicain, mais simplement un désistement républicain – ce qui n’est pas du tout la même chose – ou la logique du deuxième tour serait simple et binaire dans quelques régions : la liste FN serait face à la liste républicaine arrivée en seconde position au premier tour. Dans le Nord, comme dans le Sud provençal, il s’agirait des listes de la droite républicaine et du centre, menée par Xavier Bertrand dans le Nord-Picardie, et par Christian Estrosi en PACA.
Une bataille peut-elle être perdue
sans avoir été menée en toute intensité ?
La bataille serait très serrée, surtout dans le Nord, compte tenu de l’écart que semble avoir creusé Marine Le Pen, sans faire grande campagne régionale d’ailleurs. Mais la bataille du Nord serait-elle perdue d’avance, avant d’avoir été menée dans toute son intensité ? Faut-il démesurément écouter ceux qui stigmatisent « la diabolisation » du FN, tous les petits Buisson qui veulent avant tout neutraliser les opposants au parti de la firme lepéniste qui reste, historiquement mais aussi idéologiquement, un parti d’extrême droite avec son ressort habituel, les bouc-émissaires de la xénophobie et de l’europhobie ? Faut-il croire aussi ceux qui assurent, arguments à l’appui, que François Hollande ou certains de ses proches conseillers considèrent que la meilleure façon pour lui de s’en sortir en 2017 est de faire monter Marine Le Pen et que, finalement, sacrifier la région de Martine Aubry ne serait pas un si mauvais calcul ? Élevé à l’école mitterrandienne, dont on sait les énormes ambiguïtés de jeunesse et de vieillesse, François Hollande osera-t-il se vautrer lui-même dans un si coupable machiavélisme ?
Même si le réalisme des courants d’opinion s’imposera dans les urnes en décembre, quelques uns, dont l’auteur de ces lignes, répondent quand même par la négative à ces dernières questions. En considérant aussi que les surprises, dans ce Nord notamment, ne serait-ce qu’au niveau de la participation au scrutin, pourraient ne pas être aussi mauvaises que certains, sincères ou calculateurs, le disent.
Jean-Philippe MOINET,
directeur de la Revue Civique, auteur et chargé d’enseignements, est aussi directeur conseil à l’institut Viavoice. Il a été Président de l’Observatoire de l’extrémisme.
(06/11/15)