Dans le nouveau « Mook-revue » EUROPEENS (trimestriel), beaucoup de sujets traitent de la vie des européens dans toute leur diversité, en dehors des idéologies, des schémas de pensée habituels et des préjugés. Le directeur de La Revue Civique, Jean-Philippe Moinet y a réalisé un reportage sur Barcelone, sur la manière dont est perçue et vécue la singulière candidature de l’ancien Premier ministre, Manuel Valls. Qui mise à la fois sur ses racines catalanes et son expérience européenne pour entrer dans l’arène barcelonaise, bousculer l’échiquier local et imposer son projet lors d’une élection municipale qui aura lieu le même jour que les élections européennes. Voici ici, avec des illustrations du nouveau « Mook » EUROPEENS, de larges extraits de cet entretien que Manuel Valls a accordé à Jean-Philippe Moinet. Texte accompagné d’une courte vidéo où le candidat se confie sur son nouvel engagement.
-Question de JP MOINET : Barcelone est réputée ville ouverte sur l’Europe, mais l’indépendantisme qui l’a pour partie caractérisée a aussi une coloration de repli, de fermeture. A votre égard, qu’est-ce qui va prévaloir, l’ouverture ou la fermeture ?
-Manuel VALLS : Vous savez, dans chacun d’entre nous, il y a à la fois une identité ouverte et fermée. Une ville est comme un être humain, qui vit avec ses contradictions. Mais la nature même de Barcelone, c’est l’ouverture. Bien sûr, il y a eu des périodes de grandes tensions, par exemple de « guerre civile dans la guerre civile »,en 1936-1937. Mais l’ouverture fait partie de l’identité barcelonaise, qui est une ville catalane, espagnole, méditerranéenne, européenne, latino-américaine… ville ouverte sur le monde, cosmopolite, qui se prévaut de valeurs d’ouverture et de générosité.
C’est comme cela que je l’ai toujours vécu, avant même le grand moment des Jeux Olympiques de 1992. Vargas Llosa disait déjà dans les années 70 qu’il « respirait la liberté à Barcelone ». De grandes maisons d’édition ont très tôt ouvert Barcelone au reste du monde. La vitalité de la littérature, de la musique et de l’architecture a représenté un grand mouvement de modernité dès la fin du XIXème siècle, qui a longtemps contrasté avec le reste de l’Espagne. Barcelone, avec son bilinguisme naturel (le catalan et le castillan), a incarné cette ouverture.
-Mais comment cette « ouverture » barcelonaise cohabite-t-elle avec un mouvement indépendantiste qui lui, a un courant qui renvoie plutôt à une logique de repli, de fermeture ?
–L’indépendantisme catalan est en effet très étriqué. Il est sans doute la version locale de ce populisme identitaire qui resurgit dans de nombreux pays d’Europe, du fait de la mondialisation et des peurs qu’elle suscite.
Ici, le bouc émissaire ce n’est pas « Bruxelles » mais l’Espagne, « Madrid qui nous vole ». Cette crispation identitaire s’explique aussi en Catalogne par la crise qui a littéralement foudroyé les classes moyennes. Elle s’explique encore par la corruption massive qui a sévi ces dernières années, impliquant le parti de Jordi Pujol. Je n’oublie pas non plus les erreurs et les maladresses du pouvoir central.
Cette crispation identitaire catalane, compte tenu des richesses de cette région, est à comparer au phénomène de la Ligue du Nord en Italie ou à ce qu’on a pu observer en Bavière ou en Flandres belges. Ce nationalisme étriqué, avec beaucoup de moyens financiers, a su utiliser la modernité des réseaux sociaux et un récit positif, souriant, qui parle aux sentiments. Ce mouvement est donc complexe, multiforme et efficace.
-On dit aussi que Barcelone est une ville « sentimentale », où l’émotion fait partie l’identité. N’est-ce pas un cliché ?
-Non, dans la mentalité catalane, il y a un yin et un yang, « El Seyn », la sagesse, ou « la Rauxa », la colère. Et cette passion parfois folle a souvent caractérisé la vie politique ici, avec ses radicalités.
J’aime la passion mais au service du respect et de la modération. Mon attachement à cette ville de Barcelone est sentimental et profond. »
-N’êtes-vous pas finalement vous-même plus à l’aise ici, au Sud des Pyrénées dans ce tempérament « chaud », qu’au Nord de la Loire, où vous étiez auparavant de longues années ?
-Je suis très à l’aise. Mais je vis pleinement les deux cultures, la française et la catalane, j’aime la passion mais au service du respect et de la modération.
-Que répondez-vous à ceux qui vous voient comme un « intrus » dans cette campagne des municipales ?
-Vous savez, je peux comprendre ceux qui disaient, il y a quelques mois: « mais que vient-il faire ici, que vient-il chercher, quel est son projet ? » Ces questions étaient légitimes. Mais aujourd’hui, cet anathème de «l’intrus » ou de « l’étranger », à qui on dit « fuera » (dehors), est très marginal. D’abord parce que je m’appelle Valls, qui est un nom totalement catalan et qui est répandu, ensuite parce que les gens savent que je suis né à Barcelone, que je suis parfaitement bilingue, que ma famille est d’ici depuis plusieurs générations, et que mon attachement à cette ville est sentimental et profond.
Au XXIème siècle, les grandes villes peuvent et doivent symboliser le « monde ouvert ». Je veux représenter l’Europe des villes-Etats, comme à l’époque de Gênes, Florence, Venise, et des villes Europe, comme Strasbourg «
Manuel VALLS, en entretien avec Jean-Philippe MOINET dans « EUROPEENS »
Et il y a aussi chez les Barcelonais de la fierté à voir un enfant de Barcelone qui a réussi un parcours politique au plus haut niveau gouvernemental en France et revenir aujourd’hui au pays. J’ai souvent rendu fiers les Catalans. Je me souviens de Carles Puigdemont, ex-Président indépendantiste de la Généralité, qui avait écrit avec fierté, lors de ma nomination comme Premier ministre: « un Catalan à Matignon ! » Il a oublié aujourd’hui ses propres mots…
(Dans la vidéo ci-dessus, à l’image imparfaite mais au contenu intéressant, Manuel Valls répond en quelques minutes à JP Moinet sur le sens, et la perception, de sa candidature à Barcelone: il parle de son expérience, son parcours, sa démarche « pour convaincre », se confie sur « la francité » aussi, un atout aussi compte tenu, dit-il, de « l’amour et l’admiration » des Barcelonais pour la France. Le débat ou le choix, c’est « l’ouverture » ou « la fermeture » selon lui, à Barcelone comme pour le reste de l’Europe. )
-Concernant votre démarche pour devenir Maire de Barcelone, vous qui êtes pour partie de nationalité étrangère, est-ce que Sadi Khan, le maire d’origine pakistanaise de Londres, est une comparaison à sens ?
-Vous n’avez pas tort. Des points de comparaison sont possibles. Je crois qu’au XXIème siècle les grandes villes peuvent et doivent symboliser le « monde ouvert », je pense aussi à Anne Hidalgo bien-sûr et à ses origines espagnoles. Je veux représenter l’Europe des villes-Etats, comme à l’époque de Gênes, Florence, Venise, et des villes Europe, comme Strasbourg.
Nous sommes à un moment clé pour l’Europe qui doit faire le choix de l’ouverture. Les Européens ont du mal à porter avec confiance les valeurs de l’Europe. Aujourd’hui, dans le contexte dangereux de montée des nationalismes et, d’une certaine manière, grâce à Trump outre-Atlantique, à Poutine à l’Est et au Brexit, nous avons l’occasion, sans doute historique en 2019, de relever le défi de l’Europe unie. Ce sera en effet une heure de vérité, pour les Européens.
Imaginez donc qu’en Mai prochain on retienne davantage Valls l’européen, élu à Barcelone, que Salvini le nationaliste populiste, en Italie ? Cela donnerait une toute autre image de l’Europe. «
Or, les élections municipales et européennes auront lieu le même jour à Barcelone. Et l’Espagne est l’un des rares pays où le consensus européen, dans la population, reste profond. A Barcelone, des dizaines de milliers de citoyens de l’UE peuvent voter. Imaginez donc qu’en Mai prochain on retienne davantage Valls l’européen, élu à Barcelone, que Salvini le nationaliste populiste, en Italie ? Cela donnerait une toute autre image de l’Europe.
-Dans ce choix de Barcelone, c’est pour vous une aventure d’abord politique ou d’abord personnelle ?
-Je voulais d’abord retrouver cette ville, ma ville natale, mes racines. C’est d’abord une décision qui est du ressort de l’intime. Il y avait en moi l’envie profonde d’un changement de vie. La politique est venue après, presque comme un prétexte. Mais vous ne me croirez pas !
Et donc, je veux m’occuper de ma ville, m’engager pleinement pour son avenir. Elle mérite un engagement total. »
(entretien réalisé fin octobre 2018, publié dans « Européens » fin janvier 2019)