Nicolas Tenzer : une stratégie à développer

Nicolas Tenzer

[EXTRAIT] Auteur de nombreux ouvrages sur la France et la mondialisation – « Le monde à l’horizon 2030 » (2011, Perrin), et « La France a besoin des autres » (2012, Plon) – Nicolas Tenzer préside IDEFIE (Initiative pour le Développement de l’expertise française à l’international). Dans cet entretien, il explique que « la mondialisation fait peur car beaucoup de dirigeants politiques n’ont pas dit la vérité ; à la fois sur le fait que nous devions nous inscrire dans l’ordre du monde, et sur le fait que c’était un atout ». Refusant de parler de « déclin », il regrette que nous n’ayons pas « bâti de stratégie correctrice, ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan administratif, ni en termes d’évolution » de notre économie. Observant que la tendance au repli « transcende les camps politiques, avec une exacerbation aux extrêmes », il estime : « nous devons nous appuyer sur le monde pour progresser chez nous. Mais la classe politique française a beaucoup de mal à articuler ces deux dimensions ».

La Revue Civique : Les Français semblent avoir une vision de la mondialisation bien plus négative que nos voisins. Est-ce, selon vous, un fait avéré et, si oui, quelles en sont les raisons ?

Nicolas Tenzer : C’est un fait avéré avec, malgré tout, une nuance qui me frappe chaque fois que je fais des conférences sur cette question : je vois souvent les salles se diviser en deux, une partie étant très inquiète de la mondialisation – avec des différences selon que le public est plutôt de gauche (qui rejette la dimension économique de la mondialisation) ou de droite (qui en rejette la dimension socioculturelle) – et une autre partie qui se montre nettement plus ouverte, tant en matière d’accueil des pensées qui viennent d’ailleurs, de mouvements migratoires ou de souhait de connaître le monde tel qu’il est, y compris dans sa dimension économique. Cependant, la tendance dominante est plutôt à l’inquiétude et au rejet.

J’y vois deux raisons principales. La première est en grande partie historique. Les principaux dirigeants français, de Gaulle, Pompidou ou Mitterrand, chacun à leur manière, ont entendu donner une image de la France comme singulière et unique dans le concert des nations, une France qui devait être une nation pionnière et dont la mission consistait d’abord à apprendre des choses au monde. Cela a ancré l’idée en France, pour prendre l’inverse du titre de mon dernier ouvrage, que la France n’avait pas besoin des autres mais que c’était les autres qui avaient besoin de la France…

Or, l’opinion publique s’est progressivement aperçue que cette vision correspondait de moins en moins à la réalité et qu’elle était même une « grande illusion ». Devant l’importance grandissante de la mondialisation, qu’elle soit politique, économique ou culturelle, les Français se sont mis à détester cette réalité qui les renvoyait à la faiblesse de leur propre pays. La mondialisation fait peur car beaucoup de dirigeants politiques n’ont pas dit la vérité sur l’ordre du monde et notre propre pays, à la fois sur le fait que nous n’avions pas le choix et que nous devions nous inscrire dans l’ordre du monde, mais aussi sur le fait que c’était un atout et que, pour peu que nous choisissions de nous en donner les moyens, nous y avions toute notre place et le moyen d’en faire un mouvement agissant à notre profit. Nous nous sommes perçus comme un pays en déclin, ayant de plus en plus de mal à donner le change, mais n’avons pas pour autant bâti de stratégie correctrice ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan administratif, ni en termes d’évolution d’une grande partie de notre économie. Et ceci transcende les camps politiques, avec une exacerbation radicale aux extrêmes : à l’extrême droite, le rejet de la dimension culturelle et migratoire de la mondialisation, à l’extrême gauche, le rejet de sa dimension économique.

Nous avons des postures…

Ce maintien dans une forme d’illusion, nous place donc dans une position de faiblesse ?

Oui, les Français se sentent faibles dans le monde. Le refus de la mondialisation va de pair avec le sentiment qu’après avoir rêvé et dit avec fierté que nous étions une grande puissance mondiale, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU et puissance nucléaire, membre fondateur du G5 devenu G7 puis G8, ayant eu pendant longtemps le deuxième réseau d’ambassades à travers le monde, nous serions économiquement et intellectuellement dominés.

Contrairement à tous les autres grands pays du monde, nous n’avons pas de stratégie à l’échelle internationale et de discours articulé sur le monde, tant en termes de conquête des marchés que de politique internationale. Nous avons tout au mieux, comme le disent les diplomates, des postures, mais de moins en moins de moyens d’aller au-delà. Nous devons au contraire articuler le monde et le national, pour montrer que, dans une stratégie mondialisée de reconquête et de ré-industrialisation, mais aussi d’inclusion accrue de la France dans les réseaux mondiaux d’idées, nous pouvons continuer à compter. Je ne crois pas au déclin lorsque je vois les capacités exceptionnelles de multiples secteurs d’activités, économiques, culturels et scientifiques. Nous devons nous appuyer sur le monde pour progresser chez nous. Mais la classe politique française a beaucoup de mal à articuler ces deux dimensions, nationale et mondiale, et nos dirigeants évitent dès lors de parler du monde.

Dans d’autres pays, comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, la mondialisation est une donnée davantage intégrée dans le discours des politiques ?

Oui. Les Britanniques ont, ancrée en eux, l’idée que la mondialisation leur apporte surtout des bienfaits, que ce soit pour la City et le monde de la finance, qu’ils considèrent comme un atout dans la mondialisation, pour l’économie en général ou pour les universités. De plus, le Royaume-Uni éprouve un besoin inhérent de mondialisation : elle est une île qui ne vit que par les échanges qu’elle développe avec l’extérieur. Il y a aussi chez eux un patriotisme exacerbé qui nous fait défaut.

Le manque de vision stratégique de la mondialisation, que vous soulignez pour la France, qui va de pair avec le manque de confiance et avec le pessimisme ambiant, peut-il être corrigé et comment ?

Oui, cette tendance peut être corrigée. D’abord par un discours politique qui devra être suivi d’actions concrètes et l’élaboration d’une stratégie qui ne doit pas concerner que l’État, mais l’ensemble des acteurs économiques et intellectuels ainsi que les administrations.

Discours de défiance

Tant que nous aurons un discours politique dominant de défiance, de protection à l’égard des autres, un propos d’abord défensif, et que nous n’aurons pas un discours mobilisateur et positif qui valorise nos capacités, nous ne retrouverons pas la confiance en la mondialisation.

Du coté des actes, il faut une stratégie internationale qui puisse regrouper l’ensemble des partenaires, l’État, les collectivités, les universités, les centres de recherche, les acteurs de la société civile. L’international est de moins en moins le domaine exclusif des « affaires étrangères ». J’ai pu ainsi, dans le domaine du commerce extérieur et de l’exportation de l’intelligence, proposer qu’on organise la mise en route de toutes les capacités françaises dans la mondialisation, dans le champ du savoir, de l’innovation, de l’économie et de la production culturelle et intellectuelle.

Quels sont les principaux atouts sur lesquels la France peut, stratégiquement, s’appuyer ?

L’un des meilleurs atouts de la France, je le vois dans le domaine de l’exportation de notre expertise, domaine spécifique mais qui pèse une centaine de milliards d’euros par an au niveau mondial. Nous pouvons la mobiliser sur les appels d’offres internationaux dans des domaines aussi variés que l’environnement, la réforme de l’État, l’agriculture, l’industrie, la santé, l’urbanisme…
Nous avons de remarquables professionnels publics, privés et universitaires, dont l’approche est moins standardisée et plus fine que dans d’autres pays, mieux capables de faire du réglage fin dans des programmes de coopération. Mais notre organisation est dispersée et nous n’avons pas de feuille de route. Il y a là une grave déficience de l’État organisateur, comme du secteur privé.

Deuxièmement, nous avons quand même le troisième réseau de présence diplomatique à travers le monde. Or, ce réseau a tendance à prendre l’eau et manque de ligne directrice, parce que depuis vingt ans, l’international n’est pas apparu comme une priorité des gouvernements successifs, à la différence de ce qui s’est passé aux États-Unis, au Royaume- Uni ou en Allemagne. Au Royaume-Uni, les différents plans de rigueur du Premier ministre David Cameron ne se sont jamais traduits par le sacrifice de l’action extérieure ou de la politique de coopération et de développement, au sens large, du Royaume-Uni.

L’Allemagne consacre, en termes de crédits bilatéraux destinés à des actions de coopération directe à l’international, beaucoup plus que nous. Elle a aussi une action relayée de manière très efficace par les fondations politiques ou liées à l’industrie et aux Länder. Des petits pays, notamment scandinaves, ont une action ciblée dans le domaine de la coopération plus importante que la nôtre proportionnellement à leur PIB. Ce sont aussi des pays qui ont fait de l’internationalisation de leurs universités et de leurs centres de recherche une priorité absolue. Tous ont une action beaucoup mieux coordonnée avec les secteurs privé et universitaire. Alors que nous avons des atouts souvent supérieurs, il est prioritaire de définir une stratégie à cinq ou huit ans qui devra être portée par une structure à vocation interministérielle travaillant en concertation permanente et étroite entre les entreprises, le monde universitaire, les ONG et les collectivités territoriales.

Nous jouons petit

Nous sommes aveuglés par notre « égo » national ?

Nous avons des dirigeants politiques, de gauche ou de droite, pour qui l’international est une chose seconde. Même ceux qui le comprennent intellectuellement n’ont pas une expérience suffisante de vie ou de travail à l’extérieur de l’Hexagone.
Certes, dans les autres pays, l’opinion est également plus tournée vers les questions nationales et locales qu’internationales. Mais dans les milieux dirigeants, il y a plus de chercheurs, de conseillers, d’acteurs privés, d’intellectuels, qui poussent à l’internationalisation du pays. Ce milieu internationalisé, avocat de l’ouverture au monde, fait défaut en France et la réflexion sur les sujets internationaux est moins partagée qu’ailleurs dans le petit monde des dirigeants.

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Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)