« L’extrême droite autrichienne utilise deux leviers populistes » (par JP Moinet, sur Atlantico)

Sujet à ne pas sous-estimer: le national-populisme d’extrême droite en Autriche, pays qui connaît (pourtant) une belle prospérité économique, c’est même l’un des pays les plus riches d’Europe. Dans cette interview à Atlantico.fr, Jean-Philippe Moinet, qui a été Président de l’Observatoire de l’extrémisme, explique comment les deux leviers propres aux extrémismes de droite ont bien fonctionné au bénéfice du parti autrichien FPÖ, dans un pays qui n’a pas fait l’objet – contrairement à l’Allemagne de l’après-nazisme – d’un effort aussi intense (en milieu scolaire notamment) de promotion des atouts de la démocratie et de l’ouverture au monde.

Il répond aussi à la question des porosités entre l’ultra-droite et l’extrême-droite: une alliance « à l’autrichienne », FN LR, serait-elle transposable en France ? Sa réponse est négative.

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Atlantico : Des élections législatives anticipées ont lieu ce dimanche en Autriche et près de 6.3 millions d’électeurs sont appelés pour renouveler leur Parlement. Comme au début des années 2000, la tentation populiste guette, à travers le vote pour le parti d’extrême droite (FPÖ) alors que l’Autriche ne connaît pas de difficultés économiques particulières. Comment expliquer, dès lors, cette tentation dans ce pays ? Quels leviers sont activés par les populistes de droite du FPÖ ?

Jean-Philippe MOINET : Les leviers populistes de l’extrême droite procèdent de (et en même temps amplifient) une réaction multidimensionnelle aux crises subies, aux évolutions en cours, à tout ce qui est perçu ou présenté comme « une menace »: sur les traditions, les cultures, les acquis (économiques et sociaux notamment).

Le phénomène n’est pas nouveau, il a d’ailleurs pris forme, de manière particulièrement extrême et dangereuse, dans cette partie de l’Europe, qui a porté le nazisme – « national-socialisme »- au pouvoir, transformant la défense de l’identité nationale, et soi-disant raciale, de la grande Allemagne en un infernal mécanisme totalitaire et meurtrier qui a fait sombrer le continent européen dans une guerre totale et dans une tragédie pour l’Humanité.

On en est bien sûr pas là avec la montée des nationaux-populismes de droite extrême, actuellement dans certains pays d’Europe centrale, et en Autriche. Il ne faut néanmoins pas tomber dans le relativisme historique et, sans faire de comparaison qui ne serait pas raison, ne pas avoir non plus la mémoire courte. L’Autriche, contrairement à l’Allemagne démocratique de l’après-guerre, n’a pas bénéficié du même effort, en milieux scolaires notamment, de promotion constante des vertus de la démocratie et de l’ouverture au reste du monde. Ce pays a même été le lieu du recyclage de l’idéologie néo-nazie, un carrefour de réflexions et de relations plus que douteuses, qui ont d’ailleurs concerné le FN et Marine Le Pen elle-même qui, avant de prétendre « dédiaboliser » son parti avec la caution de Florian Philippot, ne rechignait pas festoyer à Vienne avec ce que l’Europe a de plus détestable en matière d’extrême droite.

Aujourd’hui, l’extrême droite autrichienne (FPÖ) utilise deux leviers populistes. Dans ce pays qui a un niveau de croissance et de revenus exceptionnel, comparé au reste de l’Europe et surtout au reste du monde, le spectre de « l’étranger » est agité par ce parti comme une menace à la fois civilisationnelle et économico-sociale: qu’il s’agisse des étrangers d’Europe de l’Est, par exemple Roumains, Polonais, ou encore Ukrainiens, ou qu’il s’agisse des migrants ou réfugiés qui ont fui les menaces djihadistes de Daesh ou la tragédie de la guerre en Syrie et en Irak, ce parti a instrumentalisé avec un certain succès la question des étrangers. D’autant plus aisément, que le voisin allemand, avec les positions prises par la Chancelière Angela Merkel, décidait d’accueillir plus d’un million de migrants et de réfugiés, mesure historique et exceptionnelle, que toutes les extrêmes droite d’Europe ont cherché à exploiter. Voilà le principal levier: c’est ce que sait faire de mieux l’extrême droite quand l’occasion se présente, c’est exploiter la peur des étrangers, étymologiquement cela s’appelle la xénophobie organisée, celle-ci étant bien sûr renforcée par les attentats terroristes subis par des pays européens. Faire le lien entre des centaines de milliers de migrants et quelques djihadistes armés est une tentation à laquelle succombe professionnellement l’extrême droite, sans le moindre scrupule, avec le plus grand cynisme.

Le second levier populiste, bien exploité aussi par le parti d’extrême droite, est l’usure, voire la « corruption » des élites au pouvoir, les logiques de coalitions qui ont prévalu en Autriche ayant laissé, et même ouvert, un espace à une « alternative nationale » qu’a réussi, partiellement, à incarner ce parti FPÖ qui, avec son jeune leader, a offert une vitrine de modernité, de renouveau, qui pouvait trancher avec une vieille classe politique, qu’il lui été facile de caricaturer. Le paradoxe est que le parti d’une vieille tradition d’extrême droite, raciste et antisémite, autrichienne, est apparue comme le parti d’une certaine jeunesse.
C’est un peu, d’ailleurs, ce qui s’était produit avec la vitrine marketing des « identitaires » racialistes français, en Provence notamment, avec Marion Maréchal Le Pen: elle jouait de sa jeunesse, de sa plastique souriante, pour embobiner un électorat populaire et important, à partir des mêmes et vieux leviers populistes.

Est-ce qu’il y a d’autres pays, à part l’Autriche, ne connaissant pas ou peu de difficultés économiques et qui sont tentés, ou vont être tentés par le populisme ? Là encore quelles peuvent être les raisons pour les électeurs de s’orienter vers un vote de cette nature ?

Le national-populisme, comme j’ai pu l’analyser dans vos colonnes aussi quand il s’agissait de la gauche radicale du type Mélenchon, est un phénomène prospère dans toute l’Europe et, on l’a vu, avec grand succès, aux États-Unis. Tous les pays et toutes les situations politiques ne sont pas comparables mais on voit ailleurs qu’en Autriche des zones sans grandes difficultés économiques être sensibles aux deux leviers populistes et aux sirènes de l’extrémisme de droite. Une partie de la population allemande est dans ce cas, le pays est le plus prospère d’Europe, l’un des plus riches du monde et, pourtant, le parti d’extrême droite y a obtenu aux dernières élections législatives un score qui, sans être au niveau du parti frère autrichien, a quand même été élevé. La Hongrie, on le sait, sans être économiquement aussi prospère que l’Autriche, n’a aucun problème grave du point de vue de l’économie et pourtant connaît des pulsions, des secousses et des mouvements d’extrême droite qui inquiètent les démocraties européennes. Les leviers nationaux-populistes sont souvent les mêmes, les fantasmes d’une « identité » nationale soit disant dissoute dans la mondialisation des échanges (économiques, sociaux, culturels) et des migrations permettent aux populistes d’extrêmes droites de prospérer.

Est-ce qu’il n’y a pas un particularisme autrichien tout de même lorsque l’on constate la porosité entre la droite et l’extrême droite dans le pays ? Pensez-vous que cette porosité est exportable dans d’autres pays, notamment en France ?

Le cas autrichien est en effet assez particulier et, même si l’Autriche constitue un petit cas (en population concernée) à l’échelle du vaste continent européen, les observateurs et démocrates de tous les autres pays doivent prendre le phénomène FPÖ très au sérieux et donc y prêter une attention, elle aussi, particulière. Des porosités sont à l’œuvre, dans ce pays particulièrement, entre l’extrême droite, plus ou moins « policée », et d’autres familles politiques, de droite classique notamment. Mais pas seulement: la gauche a aussi, il faut le rappeler, été actrice de coalitions dans le passé qui comprenaient entre autres des dirigeants et élus de ce mouvement d’extrême droite. Cette culture politique autrichienne de la coalition est d’ailleurs un pari, pour ceux des démocrates qui la prônent en Autriche: à les entendre, la méthode de la coalition est la meilleure manière de « modérer » l’idéologie et le programme de l’extrême droite, c’est la meilleure manière de les diluer, en quelque sorte les priver de leur dangerosité, sociale et politique.

Ce pari, certains cherchent à le faire en France, récemment encore dans certaines sphères ultra-conservatrices, par exemple jusqu’à la tête de « Sens Commun », qui avait été l’une des forces militantes de François Fillon, assumée comme telle d’ailleurs, pendant sa campagne des Primaires de la droite il y a un an, puis de la présidentielle. Mais, on le voit bien aussi en France, ce pari et cette tentation de pactiser avec l’extrême droite FN, ne concernent que des maillons faibles de la droite. Comme Nicolas Dupont-Aignan, qui s’est complètement décrédibilisé, y compris aux yeux d’une partie de ses troupes, en nouant un accord avec le FN de Marine Le Pen pour, ensuite, faire machine arrière aux législatives, où son petit parti a été laminé.

Laurent Wauquiez, pourtant plus que tenté par un positionnement idéologique que ne renieraient pas certaines franges du FN, n’est pas tombé dans le piège d’un rapprochement avec le mouvement lepéniste. Son intransigeance à maintenir nettement la stratégie dite du « cordon sanitaire » s’appuie aussi sur le constat de la grave crise, politique et personnelle, que traversent Marine Le Pen et son parti, depuis la très ample victoire d’Emmanuel Macron au deuxième tour de l’élection présidentielle. Contrairement au cas autrichien, le parti d’extrême droite français n’a pas du tout le vent en poupe, il se fait même voler l’idée de supprimer le drapeau européen dans les lieux publics comme l’Assemblée Nationale par le parti de Mélenchon ! Il n’y a donc que dans l’esprit de quelques minoritaires de la droite, comme l’isolé Sens Commun Jean-Frédéric Poisson, que revient l’idée d’aller au secours du parti lepéniste.

Initialement publié le 15 octobre sur Atlantico.fr