L’ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, s’exprime ici sur les difficultés de la France face à la crise et la mondialisation, sur l’importance prise par les « émergents », la Chine en particulier, sur l’Europe et son avenir. Le Président de la Fondation Prospective et Innovation qui organisé un colloque sur les BRICS et la Chine, estime que « la gravité de notre situation économique appelle un sursaut de nos autorités » en faveur d’une « urgente mobilisation nationale pour l’emploi ». Avec trois propositions : une « zone économique harmonisée France-Allemagne », un « plan PME pour la France » et le soutien à « 500 projets à procédures simplifiées ». Sur l’Europe, il en appelle à un « élan démocratique d’ampleur » : « une Europe fédérale d’union politique, économique et bancaire, renforcerait notre intégration budgétaire et économique ». « L’Europe doit être un atout dans la mondialisation et veiller à l’application du principe de réciprocité dans les échanges internationaux ».
La REVUE CIVIQUE : La France et l’Europe sont en mal de croissance et subissent la montée du chômage : quelles sont selon vous les directions stratégiques à prendre pour sortir de la crise ou en tout cas l’enrayer? Il y a d’un côté la nécessité de réduire la dette publique (celle de l’État, des comptes sociaux, des collectivités territoriales), donc de revenir à une rigueur budgétaire et d’opérer une réduction des dépenses, d’un autre côté, il faut activer la faible croissance, pour éviter la récession et le marasme qui l’accompagne. Comment faire?
Jean-Pierre RAFFARIN : Le chemin de crête est effectivement étroit entre le nécessaire retour aux grands équilibres de notre pays, des comptes publics comme de notre commerce extérieur, qui sont aujourd’hui gravement affectés, et d’autre part l’exigence de croissance pour faciliter le retour aux équilibres. La difficulté est d’autant plus grande que l’Union européenne traverse la pire crise économique de son histoire depuis la création de notre communauté.
Comment faire ?
Il faut d’abord mener une politique fiscale qui préserve l’avenir, tant du côté des recettes que des dépenses budgétaires.
La France atteint déjà des records en matière de pression fiscale et il sera difficile d’aller plus loin sans affecter la consommation et l’esprit d’entreprise. Cela ne nous interdit pas de prendre des mesures, mais il faut bien les calibrer et les appliquer aux domaines appropriés. Les décisions qui ont été prises ces derniers mois ne vont pas dans le bon sens, même si certaines sont en rupture avec les engagements de campagne et s’inspirent de ce qui avait été proposé par le précédent gouvernement. Je pense, par exemple, à la création d’un crédit d’impôt pour les entreprises. Mais la compétition internationale ne se fait pas seulement sur les productions à faible coût de main d’oeuvre. Elle se fait aussi avec les services, les produits avancés requérant une main d’œuvre à salaire moyen. Efficacité et simplicité auraient pu être plus optimisées. L’effort sur les dépenses doit être plus important et mieux ciblé. Il nous faut donc poursuivre une réforme de l’État, à tous les échelons, et chercher la qualité du service rendu au citoyen.
Détermination et dialogue
Nos concitoyens connaissent la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ils attendent un discours de vérité sur les efforts à mener et seront très exigeants.
La France ne semble pas la mieux placée, en tout cas elle est culturellement indisposée, face aux réalités économiques et sociales de la mondialisation, qui nécessitent des évolutions, des réformes structurelles, auxquelles les Français ne sont pas toujours prêts (on l’a vu, y compris quand vous étiez à Matignon, dans le domaine des retraites). Cette tendance au statu quo français (quand il s’agit de toucher au fameux « modèle social »), qui contraste avec les évolutions consenties par les Allemands et les conquêtes de marché par les entreprises allemandes, est-elle une tendance lourde ou une tendance réversible ?
C’est vrai que les sondages d’opinion donnent l’image d’une France qui a peur de la mondialisation ; ils semblent ignorer les atouts de la France dans la compétition internationale. La défiance vis-à-vis de l’économie de marché en est un corollaire.
C’est aussi, naturellement, le résultat de notre histoire où l’État a joué un rôle déterminant dans le développement de la France et où les forces politiques n’ont pas toutes fait leur mutation idéologique, ce qui n’est pas le cas chez nos voisins, ou dans d’autres pays de l’OCDE. Ce n’est peut-être qu’un détail, mais il mérite une analyse plus poussée et des évaluations me paraissent tout à fait possibles.
Nous ne devons pas oublier que la France est une grande puissance économique et que beaucoup de nos entreprises sont parmi les plus performantes au monde.
Notre modèle social est effectivement un acquis essentiel mais ce n’est pas en restant immobile qu’on le préservera. Nos concitoyens savent parfaitement que le régime des retraites doit évoluer pour s’adapter aux nouvelles données démographiques. Il y a, certes, des résistances, mais il faut de la pédagogie, de la détermination et beaucoup de dialogue afin que des ajustements indispensables soient réalisés. La gravité de notre situation économique appelle surtout un sursaut de nos autorités pour l’emploi. La récession économique et l’augmentation de la pression fiscale annoncent des difficultés plus graves encore sur le front de l’emploi.
Trois priorités me paraissent devoir articuler une urgente mobilisation nationale pour l’emploi :
- La zone économique harmonisée France- Allemagne : il est nécessaire d’engager au plus vite un rapprochement franco-allemand de nos systèmes sociaux et fiscaux. Dans un monde où les pays moteurs sont continentaux, la France a besoin de l’Allemagne pour atteindre la dimension continentale. Cette zone harmonisée a vocation à être le cœur battant de l’Euro.
- Le plan PME pour la France : notre tissu de PME est la clé de notre capacité à créer de la valeur et des emplois. Mais les pouvoirs publics n’ont pas d’argent pour les PME. Nous pourrions décider la suppression de multiples normes ou procédures, et surtout de relever les seuils sociaux de 50 à 100 et de 100 à 200…
- Nous pourrions imaginer 500 projets à procédures simplifiées (PPS). Il existe partout dans le pays, de nombreux projets, privés ou publics, déjà financés, en attente d’autorisation, d’études ou d’enquêtes administratives. Comme on l’a fait pour les zones franches, nous pourrions autoriser, par la loi, les préfets à donner les autorisations administratives en 2 ans alors qu’il faut en moyenne 5 ans. Cette expérimentation serait limitée dans le temps et dans l’espace (un projet par département par exemple).
La dynamique des pôles de compétitivité, le succès des zones franches, les réussites des contrats de plan, m’ont convaincu que la créativité est aussi importante pour l’action publique que pour les entreprises.
Un pied dans chaque monde
Les BRiCS (Brésil, Russie, inde, Chine, Afrique du Sud), groupe de pays dits émergents et à forte croissance, sont depuis une quinzaine d’années en train de changer la donne économique mondiale. L’Amérique et l’Europe surtout, frappées par la crise financière, paraissent affaiblies. Quelles sont les prospectives que vous faites sur les 10-15 prochaines années quant à la montée en puissance de la Chine et, plus généralement des BRiCS ? La dynamique économique de ces pays peut paraître une chance (ils peuvent tirer la faible croissance européenne) mais ne peut-elle pas être aussi un danger (dans la mesure où la Chine par exemple devient créancière durable de pays européens surendettés, ce qui induit une dépendance) ?
C’est l’un des axes de réflexions menées au sein de la Fondation Prospective et Innovation que je préside. Trois « valeurs » rassemblent les pays qui se définissent comme les Émergents, dont le réseau leader est celui des BRICS : les ressources stratégiques, l’atout continental et le développement complexe. Ces pays ont en commun une certaine confiance dans l’avenir car ils disposent des richesses du futur : la jeunesse de la population, l’accès aux ressources d’avenir, l’attractivité de leur croissance… La Chine avec les terres rares, le Brésil avec sa forêt et son pétrole, l’Inde avec ses jeunes ingénieurs, la Russie et son gaz…
Les Émergents n’ont pas peur de demain. Ils disposent aussi, en général, de l’atout continental. Quand ils lancent un produit, la dimension du marché domestique est telle qu’ils atteignent les normes de la compétitivité internationale dès l’échelon national. Ces pays-continents ont les moyens de promouvoir leurs cultures et leurs méthodes nationales. Les BRICS, il y a trente ans, entraient dans la catégorie des pays sous-développés, certains d’entre eux étant condamnés éternellement à ce statut !
Aujourd’hui, ce sont des « Émergents-Émergés ». Comme Edgar Morin parle de « pensée complexe », nous pouvons parler, à leur propos, de « développement complexe ». Riches et pauvres à la fois, centralisés et décentralisés (souvent fédéraux), nationalistes et internationaux, planificateurs et opportunistes… Les BRICS ont un pied dans chaque monde, la pensée du yin et du yang leur est commune. Quand, dans ces pays, vous avez découvert une vérité absolue, vous pouvez être certain que la vérité contraire existe aussi.
Quand les réalités les séparent, la stratégie les rassemble. Croissance, influence, puissance, structurent la vision commune des BRICS. En 2011, le Forum de Boao, le Davos de l’Asie, en présence des chefs d’État des BRICS, a fixé le cap : « la croissance inclusive ». Le message est clair, la croissance de l’Occident est en voie d’épuisement, en quantité mais surtout en qualité. Les Émergents se doivent d’inventer la croissance nouvelle, plus inclusive, plus protectrice. La réalité du « développement complexe » permet à la fois d’être leader en matière de pollution, mais aussi d’énergies nouvelles ! Sur le plan politique, la stratégie des BRICS est une stratégie d’influence progressive. Le registre n’est pas celui de la domination mais celui de l’évolution. Maintenant que les BRICS ont conquis leur place à la table du G20, ils se concertent pour faire progresser leur plateforme commune, comme on a pu le constater lors de la conférence de Rio+20.
Cette recherche d’influence multilatérale est tout à fait en harmonie avec leur conception de la puissance sur la planète. Dans un monde multipolaire – multicontinental – la force, c’est la capacité de créer des équilibres. Les BRICS, leaders sur leur continent, constitueront les « pylônes » des réseaux multipolaires pour les équilibres du monde à venir. Ils savent que la paix se gagne par l’équilibre plus que par la domination.
La Chine pense son avenir
Dans ces pays, en Chine en particulier, quelle est l’image de la France ? et quels sont les atouts de « la marque France » dans ces pays émergents ? on dit que la France mise trop sur ses grands groupes, et quelques secteurs (le luxe, l’aéronautique, le nucléaire…) pour conquérir des marchés à l’étranger.
L’image de la France est bonne dans ces pays. Je peux le constater par les visites que j’y effectue régulièrement. Nos grandes entreprises sont reconnues et appréciées. Notre culture, notre art de vivre, et notre industrie du luxe, sont des atouts que nous devons préserver et encourager. Ce sont des produits à haute valeur ajoutée, qui créent de la richesse et des emplois en France. Il nous faut renforcer notre dispositif à l’étranger en développant les PME et les ETI (entreprise de taille intermédiaire) en partenariat avec nos grandes entreprises. Nous disposons d’un formidable réservoir d’entrepreneurs actifs, prêts à prendre des risques, à se lancer dans l’exportation ou l’investissement à l’étranger. Nous devons les soutenir et les encourager.
La Chine est à l’aise avec ces schémas. Elle a confiance dans ses valeurs : le temps, l’harmonie, l’effort. Pour de nombreux Chinois, le leadership de la Chine est un destin, pas une urgence.
Ainsi, pendant que l’Occident soigne son présent, la Chine pense et travaille son avenir. Ce qui n’est pas sans risque pour elle.
Premier risque : le dossier africain. Au cœur du monde émergent, en Afrique, la Chine joue les premiers rôles. Elle y trouve les matières premières nécessaires de son futur, elle y investit massivement en infrastructures. On a souvent tort, à l’Ouest, de contester globalement la présence chinoise en Afrique et en France. L’Europe aurait tout intérêt à construire un « trilogue, Afrique-Chine-Europe », pour réussir l’émergence de l’Afrique. Sinon, le risque d’un rejet de la Chine en Afrique n’est pas nul. Le second risque, c’est que le temps ne soit plus l’allié inconditionnel du développement chinois. En effet, une course est maintenant engagée entre la poussée des aspirations politiques et sociales du peuple chinois et la politique de réformes des autorités. Croissance qualitative, protection sociale, politique de santé, développement régional… Le rythme des initiatives est rapide, sera-t-il suffisant ? Le nouveau pouvoir, issu du congrès de l’automne, devra bousculer son traditionnel allié, le temps. Dans ce contexte, ce qui frappe l’observateur attentif, c’est la conscience des risques et la lucidité de tous les acteurs de la société chinoise. Ne mésestimons pas leur passion de l’unité, leur sens de l’efficacité.
À propos de l’Europe et sa cohésion, souvent problématique depuis le « non » au référendum de 2005, la crise financière semble pouvoir accélérer un processus d’union, dans le domaine bancaire notamment, peut-être dans le domaine politique. Pensez-vous, comme José Manuel Barroso par exemple, que le sursaut et le salut de l’Europe ne peuvent passer que par des États-Unis d’Europe, une forme fédérale d’union politique et démocratique ? Si oui, comment convaincre les peuples, qui sont travaillées par des forces de repli, nationalistes et populistes ?
L’Europe est notre quotidien et notre avenir. Après des siècles d’affrontements meurtriers où elle a failli perdre son âme et grâce à l’œuvre des pères fondateurs de la Communauté européenne, nos démocraties ont décidé de se rassembler et de s’interdire les rapports de haine et de guerre. Le symbole le plus fort de ce changement d’époque est la robustesse du lien franco-allemand, l’un des moteurs européens, politique et économique, que nous souhaitons toujours renforcer.
Les atouts d’une Europe fédérale
La paix n’est pas un acquis définitif, c’est le fruit d’une volonté commune qu’il faut poursuivre. L’Europe est un idéal d’unité dans la diversité, un cadre dans lequel les Nations doivent pouvoir exercer leur souveraineté tout en se projetant dans un avenir commun.
Nous avons donc, aujourd’hui, l’opportunité d’inventer un nouveau modèle politique qui doit avoir toute sa place sur la scène mondiale. Cette entreprise difficile exige d’inventer les formes d’une construction où chaque État membre conserve son identité tout en s’unissant aux autres avec une ambition partagée. L’Europe doit répondre à ce double défi de respecter à la fois la diversité et la subsidiarité, si elle veut avoir le soutien des peuples qui la composent.
Le développement du sentiment d’appartenance européen doit se fonder sur un élan démocratique d’ampleur. La France doit s’engager sur cette voie de participation du plus grand nombre à la construction européenne. Une Europe fédérale d’union politique, économique et bancaire, renforcerait notre intégration budgétaire et économique.
Je viens d’une famille politique, le centre et le centre-droit, réunie au sein du Parti Populaire Européen. Nous défendons une Europe solidaire qui aide et protège les nations ainsi que les citoyens qui la composent. Dans ce cadre, l’Europe doit être un atout dans la mondialisation, elle doit être une adresse mondiale pour le reste des continents et veiller à l’application du principe de réciprocité dans les échanges internationaux.
Une Europe fédérale garantirait la défense des prérogatives des États qui la composent. Aux États-Unis par exemple, les transferts fédéraux aident un État sans que les autres ne se mêlent de sa gestion, chacun gardant son autonomie. Le fédéralisme n’est pas une centralisation.
Mon premier combat en temps que responsable politique a toujours été l’emploi. C’est aussi la première aspiration des peuples avec la prospérité. Si nous souhaitons que l’euro perdure et que la prospérité de nos économies soit durable, nous devons donc, nous Européens, prendre ensemble les décisions qui s’imposent pour nos budgets, notre fiscalité et notre système social.
C’est l’un des grands enjeux du XXe siècle face aux continents émergents, de plus en plus forts et prescripteurs dans l’économie mondiale.
Propos recueillis par Georges LÉONARD
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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