Jean-Claude Juncker : « Un traité, en lui-même, ne change rien du tout… »

Premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker ne dirige pas le pays le plus puissant de l’Union européenne mais, sans contestation possible, son influence personnelle parmi les vingt-sept Etats membres de l’Union européenne est inversement proportionnelle à la superficie du Grand Duché…

Cet homme de 52 ans connaît tous les arcanes de la politique bruxelloise pour avoir participé, en tant que ministre du Travail, des Affaires sociales, puis des Finances de son pays, à des centaines de conseils des ministres européens et pour avoir aussi, en tant que chef du Gouvernement, présidé le Conseil de l’Union européenne.

Il parle couramment le français, l’allemand et l’anglais, connaît les plus grands dirigeants de la planète, préside depuis le 1er janvier 2005 « l’Eurogroupe », qui rassemble les pays de la zone Euro, il est gouverneur du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD); bref, il cumule les fonctions de premier plan.

Artisan inlassable de la construction européenne, titulaire du prestigieux Prix Charlemagne décerné chaque année à Aix-la-Chapelle, Jean-Claude Juncker appartient à la mouvance chrétienne sociale depuis toujours. Il répond en exclusivité à nos questions. Il indique notamment que, depuis mai 2005 et l’échec du projet de Constitution européenne, la construction de l’Europe « ne peut plus être un chef-d’œuvre intimiste, concocté dans des salles assombries où n’auraient accès que les seuls diplomates et représentants des gouvernements… ». Il relève que le projet de nouveau Traité, en lui-même, ne fait qu’« ouvrir des pistes » : « Ces pistes peuvent être empruntées pour changer la vie des gens, si la volonté des gouvernements, du Parlement européen et de la Commission est telle. Par conséquent, tout dépendra de la volonté de ceux qui ont en charge d’exécuter le nouveau Traité ». Il souligne quelques progrès, comme la nouvelle désignation du Président de la Commission européenne et le fait que « le principe de subsidiarité va connaître un nouvel essor », en permettant aux citoyens européens de « mieux savoir qui est responsable de ceci ou de cela ». Sans apprécier le concept d’une « Europe à la carte », il reconnaît que « l’Europe à deux vitesses est une virtualité inscrite dans le nouveau Traité ».

– Baudouin Bollaert, pour la Revue civique: L’Union européenne est-elle sortie de sa prostration ?
– Jean-Claude Juncker : En apparence, oui, puisque nous nous sommes mis d’accord sur les axes d’un nouveau Traité, qui ont pu être entérinés au dernier sommet de Lisbonne. Mais je réserve mon pronostic. L’autopsie n’est pas achevée. Il faudra voir, quand ce traité aura été ratifié, si la volonté des gouvernements rejoint le niveau d’ambition qui se dégage du texte actuel.

– Après l’accord obtenu en juin 2007, vous aviez manifesté un certain scepticisme en déclarant que le « traité simplifié » ne vous paraissait pas si « simple » que ça… Vous confirmez ?
– C’est un traité simplifié… compliqué puisque la lecture comparative du traité constitutionnel non ratifié et du nouveau texte finalisé montre, à l’évidence, que le premier était plus abordable…

C’est un traité simplifié… compliqué

– Pensez-vous qu’il sera possible d’impliquer les citoyens de l’Union, d’une façon ou d’une autre, dans les travaux de la Conférence inter-gouvernementale pour les rendre plus démocratiques et transparents ?
– Formellement, il n’y aura pas de place pour la société civile… Mais l’opinion publique s’invite, même si on ne la convie pas ! Il est évident, depuis mai 2005, que la construction européenne ne peut plus être un chef-d’œuvre intimiste concocté dans des salles assombries où n’auraient accès que les seuls diplomates et représentants des gouvernements…

Certes, une large place avait été réservée à la société civile pendant les travaux de la Convention qui a accouché du Traité constitutionnel. Or, cette présence active n’a pas pour autant permis la ratification du dit Traité…. Il n’empêche : tous les gouvernements – du moins, je l’espère – ont bien compris la leçon référendaire et seront à l’écoute de leurs concitoyens. Davantage, en tout cas, qu’auparavant. La France et les Pays-Bas ont dit « non » au Traité constitutionnel, et d’autres pays auraient pu répondre eux aussi par la négative, si un référendum avait été organisé chez eux.

– En France, le Président Sarkozy a annoncé que le nouveau Traité simplifié serait cette fois ratifié par la voie parlementaire. Est-ce que vous ne redoutez pas que dans d’autres pays la voie référendaire soit utilisée ?
– Je n’aime pas beaucoup l’expression « Traité simplifié » puisque le nouveau texte prévoit quand même un nombre important de transferts de souveraineté, édifie une nouvelle architecture institutionnelle et met fin à la construction par piliers… Alors appeler ça un traité simplifié pour le plaisir de réutiliser une expression entendue au cours d’une campagne de politique intérieure en France ne me donne pas entière satisfaction…. Quant à la question sur les procédures de ratification qui seront choisies par tel ou tel pays, je n’ai pas à interférer…. En France, Nicolas Sarkozy avait dit, avec beaucoup de courage, avant les deux tours de scrutin de l’élection présidentielle, qu’il ne soumettrait pas le nouveau texte à référendum. Cette décision lève une sérieuse hypothèque en France et, aussi, dans d’autres pays. Plusieurs Etats membres auraient pu se lancer dans l’aventure référendaire si la France y avait eu de nouveau recours…. J’emploie le mot « aventure » à dessein car, même si le référendum est démocratique, il entre dans cette catégorie imprévisible…. Cela dit, je ne peux pas exclure que certains pays, notamment pour des raisons internes, soient obligés de recourir au référendum. Et je ne peux pas exclure non plus un accident de ratification….

– Pour les responsables de la Commission européenne, le nouveau Traité va « changer la vie des gens ». Partagez-vous cette opinion ?
– Je pense qu’un Traité, en lui-même, ne change rien du tout. Il ouvre des pistes. Ces pistes peuvent être empruntées pour changer la vie des gens, si la volonté des gouvernements, du Parlement européen et de la Commission est telle. Par conséquent, tout dépendra de la volonté de ceux qui ont en charge d’exécuter le nouveau Traité. Le nouveau Traité en lui-même n’interdit rien et ne permet rien.


– Estimez-vous qu’en matière de libre circulation des personnes, de citoyenneté européenne et de démocratisation des institutions, le Traité réformé apporte des améliorations ?

– En terme de qualité démocratique, oui. Il prévoit notamment la nomination du Président de la Commission, sous forme de confirmation, par le Parlement européen. Je veux donc croire que lors de la prochaine campagne électorale européenne, les grandes familles politiques européennes s’organiseront pour désigner celui ou celle qui sera porté à la présidence de la Commission en cas de victoire de leurs couleurs. Il y aura ainsi une participation plus directe des électeurs européens qui sauront parfaitement que, s’ils votent pour le Parti Populaire Européen (PPE), untel sera président de la Commission, ou s’ils votent Parti Socialiste Européen (PSE), tel autre deviendra le chef de l’exécutif bruxellois.

– C’est une avancée, pour vous ?
– Oui, parce que de cette manière le mode de désignation du Président de la Commission européenne sera devenu plus transparent.


– Ne court-on pas le risque de politiser une institution qui doit se situer au-dessus de la mêlée et privilégier l’intérêt général ?

– Un équilibre est à trouver. Mais, qu’on le veuille ou non, la Commission est devenue un organe politique…. La plupart de ses membres sont des hommes ou des femmes politiques qui ont occupé des postes ministériels importants dans leurs pays respectifs. Ils n’aiment pas être traités d’experts et encore moins de technocrates !

– Quelles autres améliorations voyez-vous dans le Traité en préparation ?
– Le principe de subsidiarité va connaître un nouvel essor et permettra aux citoyens européens de mieux savoir qui est responsable de ceci ou de cela. C’est pour moi un réel progrès.

– Regrettez-vous la dérogation obtenue par le gouvernement britannique sur la Charte des droits fondamentaux ?
– Oui. Je l’avais d’ailleurs dit lors du Conseil européen de juin 2007. Mais comme aucun accord n’aurait été possible sur le nouveau Traité sans cette dérogation, il a bien fallu composer…. Il reviendra maintenant au gouvernement de Londres d’expliquer aux citoyens britanniques qu’en réalité ils auront moins de droits que les autres citoyens européens lorsqu’il s’agira de vérifier la conformité légale des décisions de l’Union…. Je la regrette, mais c’est une décision britannique que les Britanniques doivent assumer.


– Le risque de voir apparaître une « Europe à la carte » n’est-il pas inquiétant ?

– Je n’aime pas l’expression « Europe à la carte », ni la réalité qu’elle décrit. Je voudrais que nous agissions toujours à vingt-sept. Si le Gouvernement de tel ou tel pays s’y oppose, la sortie du tunnel passe par la mise en œuvre de règles nous permettant de décider à plusieurs quand l’unanimité n’est pas possible. L’idée qu’en cas de blocage nous puissions agir sans avoir nécessairement l’accord de tous me convient. L’Europe à deux vitesses est une virtualité inscrite, quoi qu’on en dise, dans le nouveau Traité.

L’Europe a deux vitesses est une virtualité inscrite
dans le nouveau Traité.

– Mais « l’Europe à deux vitesses » n’est pas « l’Europe à la carte »…
– Nous avons évité de faire de l’Union un self-service où les uns choisiraient ce qu’ils voudraient en laissant aux autres le choix de l’intégralité. Les seules dérogations concernent les Britanniques et un peu les Polonais, et ça s’arrête là. Moi, je veux croire que le jour viendra où un gouvernement britannique – même si cela prend du temps – acceptera la Charte des droits fondamentaux. Vous savez, je me souviens du Traité de Maastricht, ratifié en 1992 : John Major avaient obtenu pour les Britanniques une dérogation pour ne pas en appliquer le protocole social. Or, quelques années plus tard, en 1997, Tony Blair est revenu sur cette décision… Il ne faut jamais injurier l’avenir !

– Et sur le social justement, parent pauvre de la construction européenne, quels progrès percevez-vous ?
– Je note avec satisfaction, et j’avais moi-même beaucoup insisté sur ce point, que la clause horizontale en matière de politique sociale introduite après les travaux de la Convention dans le Traité constitutionnel, a pu être sauvée. Cela signifie que, dorénavant, chaque proposition de la Commission devra être testée quant à sa compatibilité sociale. Au-delà, il s’agit d’organiser les volontés politiques en Europe. Est-ce que nous voulons, oui ou non, gouvernements, Parlement européen et Commission réunis, doter l’Union européenne d’un socle minimal de droits sociaux ? Moi, je l’appelle de mes vœux.


– Les sondages et enquêtes d’opinion indiquent qu’une large majorité d’Européens – 61% en France – se déclare satisfaite du nouveau Traité. Est-ce que ces pourcentages vous étonnent ?

– A la limite, je ne m’interroge jamais sur la signification exacte de ce genre de sondages…. On demande aux citoyens européens s’ils sont satisfaits du nouveau Traité, avant même qu’il n’existe…. Les principes généraux sur lesquels nous nous sommes mis d’accord me semblent pouvoir réconcilier en partie des opinions publiques critiques avec la construction européenne. Mais si, d’ici deux ans, vous faites un nouveau sondage sur le même sujet, je ne serais pas surpris de voir des éléments contraires s’insérer dans le jugement des personnes interrogées…. Elles se déterminent toujours – et elles ont raison – par rapport aux résultats. Je ne crois pas que l’opinion publique soit excitée par des argumentaires gravitant autour des dispositions exactes du Traité. Elle est sensible et sera sensible, le jour venu, aux réalisations que ce nouveau Traité aura permis d’accomplir.

-Vous êtes président de « l’Eurogroupe ». Est-ce que celui-ci ne devrait pas davantage peser sur la scène internationale en s’adressant, en tant que tel, aux responsables américains ou chinois par exemple ?
– C’est ce que l’Eurogroupe fait. Avant les réunions du G8, je vois toujours les ministres japonais et américains. D’autres ministres aussi. Nous le faisons sans tapage, sans bruit, parce que notre institution est jeune. Quand vous voulez faire la révolution, surtout ne l’annoncez pas ! L’Eurogroupe doit gagner ses galons, organiser son réseau d’influence…. Je m’y emploie avec la patience d’une abeille….


– La récolte de miel s’annonce-t-elle fructueuse ?

– Notre réseau s’étend, s’étoffe, bref prend de l’ampleur. Vu le nombre de coups de téléphone que j’ai reçus pendant la crise boursière du mois d’août 2007, je me dis que l’on a pris conscience de l’importance de l’Eurogroupe !.


– A ce propos, comment avez-vous jugé le rôle de la Banque centrale européenne durant cette mini-crise ?

– Cet épisode n’a rien eu d’une mini-crise ! Tout était même réuni, si nous n’y avions pas pris garde, pour qu’une véritable crise affecte l’économie réelle. Je voudrais donc m’exprimer sur un mode très laudatif quant au rôle joué par la Banque centrale européenne pendant cette période. J’estime qu’elle s’est montrée à la hauteur des défis lancés. Imaginons un seul instant que nous n’ayons pas eu de monnaie unique et donc pas de BCE : on voit bien les réactions erratiques, conflictuelles et contradictoires que les différentes banques centrales nationales auraient étalées sur la place publique…. Déjà, le 11 septembre 2001, la BCE avait réagi avec promptitude et mesure. Cette fois-ci, elle a fait de même. L’Union Européenne, dans cette crise, a été très présente. La dispersion, je le répète, aurait été grande si nous en avions toujours été au stade où les banques centrales nationales décidaient seules des politiques monétaires à mener et des réactions à avoir.

– La BCE a décaissé quelque 150 milliards de liquidités pour calmer le jeu. N’est-ce pas énorme, alors que certains projets européens manquent de financements et que le pouvoir d’achat du citoyen moyen stagne ou décline ?
– La BCE n’a pas fait de cadeau ! Elle a renfloué les marchés en termes de liquidités et elle sera rémunérée sur l’argent mis à disposition. Si elle n’avait pas agi de la sorte, si la crise immobilière américaine avait affecté l’économie réelle et s’était traduite par un recul important de la croissance et par une augmentation sensible du chômage, qu’auraient pensé les citoyens européens ? Je crois qu’ils ont été bien protégés par l’action prudente et efficace de la BCE.

– S’il fallait comparer le fonctionnement et les résultats de l’Union à vingt-sept avec ceux du Benelux, quelles différences distingueriez-vous ?
– D’abord, une différence de nombre…. Il est plus facile de gérer un ménage à trois – même si les ménages à trois n’ont jamais été simples ! – qu’un ménage à vingt-sept… Ensuite, une différence d’histoire : les trois pays du Benelux figurent parmi les membres fondateurs de la construction européenne. Cela n’a pas empêché les Pays-Bas de voter « non » au référendum sur le Traité constitutionnel, ce qui prouve qu’une même continuité historique peut conduire à des résultats opposés…. La cohésion du groupe n’est plus la même que dans les années soixante. Mais le Benelux reste un beau laboratoire qui peut inspirer les autres. Il en inspire d’autres, d’ailleurs, puisque les pays de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie) se consultent avant chaque Conseil européen et rencontrent les dirigeants du Benelux.

– L’évolution actuelle de la Belgique vous inquiète-t-elle?
– Lorsque vous êtes depuis votre naissance un voisin immédiat de la Belgique, vous êtes moins inquiets que ceux qui en sont plus éloignés…

Propos recueillis par Baudouin BOLLAERT, printemps 2008.