Extraits de discours sur l’Espérance européenne
Dans un discours prononcé pour la rentrée universitaire de l’Institut catholique de Paris, Jacques Delors a prononcé un discours sur l’Europe et la spiritualité, évoquant, dans une perspective historique, la crise actuelle, ses origines et ses effets: «l’euro vit au bord du gouffre. Les gouvernements n’ont pas accepté cette idée de responsabilité morale entraînant une responsabilité politique». Et d’ajouter : «En présence de toutes les difficultés que rencontre l’aventure européenne, on en vient à se demander si le projet n’est pas dépassé par l’évolution radicale que nous vivons ».
Pour l’ancien Président de la Commission européenne, «il faudra reconstruire, ébaucher un autre système. Certains en parlent légèrement, notamment en France, où on n’a pas pris conscience des abandons de souveraineté qu’une telle reforme impliquerait dans les domaines budgétaires et fiscaux, mais aussi économiques et sociaux».
Dans ce discours de sincérité, dont nous publions de larges extraits dans le dernier numéro de la Revue Civique (N°7, Hiver 2011-2012), Jacques Delors insiste aussi sur «le dialogue social», levier de la réforme dit-il: «il suffit de voir le succès des réformes accomplis dans les pays nordiques pour se rendre compte de l’utilité démocratique et économique du dialogue social ». Il ne se montre pas moins réaliste, quant aux évolutions de la protection sociale: «on ne peut plus compter sur un peu plus d’endettement, chaque année, pour repousser les adaptations nécessaires. Ce n’est et ce ne sera pas facile». Enfin, regrettant «le populisme et une forme ‐hélas répandue ‐de nationalisme rampant», il invoque la parole de Vaclav Havel, qui définissait en ces termes l’objectif que peut nous offrir l’Europe: «ressusciter et projeter dans sa vie ses meilleures traditions spirituelles, et ainsi contribuer à créer un nouveau mode de coexistence au niveau mondial.» [Extraits]
(…) La Communauté européenne allait subir, en 1992, un premier choc monétaire. Elle le surmonta en aménageant les règles du Système monétaire européen (…) L’Union allait ensuite affronter un challenge historique avec la mondialisation, et subir un assaut terrible, en 2008, avec la crise financière mondiale. La globalisation voit l’Occident « challengé » par de nouvelles puissances émergentes. Au moment même où s’affirme la domination de l’idéologie néo‐libérale basée sur le marché roi et le triomphe insolent de la finance, l’Union européenne n’a pas encore trouvé les bonnes parades. Le choc culturel met profondément en cause la suprématie de l’Occident, sa façon de penser et d’agir. Les Européens n’en sont pas encore conscients.
Et plus fondamentalement encore, ne s’agit‐il pas d’un choc des vitalités ? Avons‐ nous toujours les forces nécessaires, spirituelles et matérielles, pour affronter ce monde de compétition, de l’affirmation du droit de vivre pour chacun, alors que les retombées négatives de l’activité humaine sur l’Environnement se font de plus en plus pressantes ? Face à ces défis, certains parlent de l’indispensable puissance pour y répondre, d’autres mettent l’accent sur la générosité et l’ouverture aux autres civilisations. Mais n’est‐il pas essentiel que notre Europe soit à la fois puissante et généreuse ?
J’osais à l’époque, c’est‐à‐dire en 1998, cette formule : « L’euro protège mais ne stimule pas ». Et j’ajoutais: «il nous protège même de nos bêtises». En d’autres termes, l’instance responsable, le Conseil des Ministres de l’euro, n’a rien vu venir, ni de la montée explosive de l’endettement public en Grèce, puis dans d’autres pays, ni de la croissance de l’endettement privé, en Irlande, en Espagne, en Italie. Autrement dit, dans l’euphorie et la folie du néo‐libéralisme financier, on assistait en Europe à une distorsion de même type que celui, d’une toute autre ampleur, vécue aux États Unis et qui allait conduire à cette crise mondiale. J’ai toujours affirmé qu’il s’agissait là, de la part des Conseil des Ministres, d’une faute morale, de l’oubli de l’héritage du vouloir vivre et agir ensemble, précisément pour le bien commun.Dès lors, l’euro vit au bord du gouffre. Les gouvernements n’ont pas accepté cette idée de responsabilité morale entrainant une responsabilité politique. Depuis trois ans, ils interviennent trop tard ou bien ils agissent trop peu. Tout aussi grave, ils nous abreuvent de déclarations non coordonnées, ce qui n’aboutit qu’à la cacophonie qui affole les marchés, nourrit la spéculation et remplit les citoyens d’inquiétude et de scepticisme. D’où des dérèglements institutionnels, un abandon de la méthode de travail qui avait fait le succès des périodes dynamiques de la construction européenne, et tout récemment une prise de pouvoir par le couple franco‐allemand.
Tant qu’il s’agit d’éteindre le feu, on ne peut qu’espérer le succès des dernières initiatives. Mais après, il faudra reconstruire, ébaucher un autre système. D’où la flambée d’initiatives ou plus simplement de discours plaidant pour une reforme institutionnelle. Certains en parlent légèrement, notamment en France, où on n’a pas pris conscience des abandons de souveraineté qu’une telle reforme impliquerait dans les domaines budgétaires et fiscaux, mais aussi économiques et sociaux.
C’est dans le même esprit que je voudrais évoquer toute opération de mutualisation entre les Etats membres, ce qui n’est, après tout, qu’un approfondissement de la coopération. Celle‐ci nous conduit alors vers un partage certes limité des risques et des opportunités, en contrepartie – là encore ‐de disciplines communes. Il peut s’agir d’une mutualisation partielle des dettes souveraines ou des budgets des Etats membres, ou encore de l’émission d’obligations européennes offrant le double avantage de la garantie de l’Union et d’un coût d’emprunt plus faible que celui que les Etats membres de l’Union supportent chacun de leur côté.
ancien Président de la Commission Européenne,
ancien Ministre de l’Economie et des Finances.
(in la Revue Civique N°7, Hiver 2011-2012)
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