Balkans: face aux avancées russes, l’UE doit être plus active

Les grandes puissances se confrontent à nouveau dans les Balkans. Face à la Russie, l’Union européenne, absorbée par d’autres crises, n’a pas su répondre pour l’instant au défi, même si c’est sur ce terrain que se joue à moyen terme sa propre stabilité. Voici la thèse principale du rapport « Return to Instability: How Migration and Great Power Politics Threaten the Western Balkans » du European Council on Foreign Relations (ECFR). Il y a un sentiment croissant, chez les habitants de cette région, que l’UE se désintéresse de leur avenir et qu’elle ne prend pas au sérieux le sujet de l’intégration. A moins qu’elle ne prenne des mesures décisives, affirme ce rapport, l’influence de l’UE dans la région et le projet à long terme de démocratisation et de stabilité pourraient être remis en cause. Nous exposons les principaux points de l’analyse développée par Francisco de Borja Lasheras, Vessela Tcherneva et Fredrik Wesslau pour ce think-tank européen.

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La Russie est devenue plus proactive dans la région depuis l’annexion de la Crimée. Moscou cherche à promouvoir et renforcer un récit anti-occidental comme moyen de repousser le progrès accompli par les Européens. La crise acquiert, pourtant, une nouvelle complexité d’autant plus que les différents acteurs tentent de répandre leur influence et que l’UE ne parvient pas à fournir une réponse claire aux défis des pays balkaniques.

La crise des réfugiés et les Balkans

La crise des réfugiés a contraint l’Europe à remettre les Balkans occidentaux dans  son agenda. La route des Balkans, qui concerne la Macédoine, la Serbie, la Croatie, la Slovénie, la Hongrie et l’Autriche, est devenue leur principale porte d’entrée. Depuis 2014, le nombre de migrants a été multiplié par 16, atteignant le chiffre de 800.000, la plupart provenant de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Selon ce rapport de l’ECFR, les réseaux mafieux ont ressuscité les bénéfices à tirer de la traite de personnes : la situation a ainsi renforcé des secteurs économiques illicites qui entravent le progrès démocratique et politique de la région.

Les pays des Balkans occidentaux ont été en grand partie coopératifs avec l’UE. Les souvenirs des flux de réfugiés causés par les guerres des Balkans des années 1990 ont favorisé une volonté humanitaire de la part de la population de la région. Toutefois, cette coopération repose sur la condition que les frontières au nord restent ouvertes, afin que les Balkans ne deviennent pas le « dépotoir » de l’Europe pour les réfugiés. Voilà pourquoi, lorsque la Hongrie a fermé sa frontière sud, les esprits se sont retournés.

Au sommet UE-Turquie de mars 2016, où l’on avait annoncé la fin de la route des Balkans, l’Union européenne a concentré tous ses efforts sur l’urgence de la crise humanitaire en Grèce, à défaut d’adopter des mesures d’assistance aux autres pays des Balkans qui ne font pas encore partie de l’UE. Les Balkans éprouvent donc, affirme l’ECFR, des difficultés à résoudre seuls ce fardeau administratif, humanitaire et sécuritaire. Ils sont devenus, dénoncent les auteurs du rapport, les gardiens de l’espace Schengen sans même en faire partie.

La lutte des grandes puissances

L’UE, plongée dans d’autres crises de politique extérieure comme l’Ukraine ou la Syrie, a été incapable de prioriser le dossier des Balkans. S’est produit une forte baisse de la présence militaire de l’OTAN et de l’UE dans la région, ce qui explique le soutien décroissant des habitants à l’élargissement. En effet, les acteurs locaux ont commencé à remettre en cause l’engagement de l’Europe, surtout après les déclarations de Jean-Claude Juncker qui, en 2014, a assuré que pendant cinq ans il n’y aurait pas de nouveaux membres dans l’Union européenne. En outre, un scepticisme s’est manifesté vis-à-vis du besoin d’adhérer à l’UE car les acteurs locaux de cette région des Balkans constatent, à tort ou pas, un manque de solidarité dans les mesures adoptées de façon interne en Europe. Le temps que l’UE se décide, avertit l’ECFR, d’autres acteurs sont en train de remplir le vide et de renforcer leur influence.

La Russie est de retour dans les Balkans. Alors que l’UE est devenue une source de mauvaises nouvelles, ou même un objet de dérision, le récit anti-européen russe a réussi à entretenir depuis un certain temps le débat public aux Balkans. Moscou essaie ainsi de perturber le processus d’adhésion à l’UE et à l’OTAN de la plupart des pays de la région. Les moyens prennent la forme de veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies ou de soutien aux agitateurs locaux pro-russes.

Le cas de la Serbie est particulièrement illustratif, car c’est le plus grand pays de la région. Dans ce pays, le récit de la Russie se nourrit de la critique consensuelle des bombardements de l’OTAN en 1999 et du soutien occidental à l’indépendance du Kosovo en 2008. Au Conseil de Sécurité des Nations Unies, la Russie a utilisé son droit au veto pour soutenir les objectifs de la Serbie. Les groupes nationalistes locaux voient ainsi la Russie comme protectrice des intérêts serbes et comme détentrice d’un modèle de valeurs conservatrices, opposées à celles de l’Ouest et de l’Europe qui, impuissante, n’a pas été capable jusqu’à maintenant, dénonce le rapport, de présenter des contre-arguments aux citoyens serbes afin de restaurer l’image de l’UE. Ainsi, un récent sondage en Serbie montrait que, s’il fallait choisir entre la Russie et cette UE en crise, une grande partie de la population pencherait pour la première, surtout si la deuxième option impliquait la clause « laisser tomber le Kosovo ».

Poutine et Vucic (Serbie)

Poutine et Vucic (Serbie)

En outre, la Serbie dépend des importations russes de gaz naturel et de pétrole. La Russie a bénéficié de la privatisation hâtive des entreprises serbes et fournit aujourd’hui des aides financières substantielles et des prêts à Belgrade. De plus, la Russie est le deuxième partenaire commercial de la Serbie et de la Bosnie (9,5% et 5% respectivement en volume total des échanges commerciaux en 2014), même si ces chiffres sont modestes par rapport à celles de certains États membres de l’UE, selon l’ECFR.

La coopération militaire est aussi une réalité : les deux pays ont signé en 2013 un traité bilatéral de défense pour une durée de 15 ans, avec des dispositions prévoyant des opérations d’entraînement militaire, des exercices conjoints, la vente d’armes et le partage des renseignements stratégiques. Poutine en personne a soutenu ce partenariat et l’a élevé à la catégorie d’alliance, lorsqu’en 2014 il a assisté comme invité d’honneur à un défilé militaire à Belgrade pour commémorer le 70e anniversaire de la libération du joug nazi de la ville par les soldats soviétiques.

Les mêmes circonstances se répètent en Bosnie-Herzégovine, où les entreprises russes contrôlent une bonne partie du secteur de l’énergie. Republika Srpska, l’entité à majorité serbe de la Bosnie, reçoit des prêts et d’autres aides financières de la Russie, avec qui elle a également renforcé la coopération en matière de sécurité.

La Macédoine, en revanche, est différente, car la Russie n’y dispose que d’un petit réseau économique. Pourtant, les campagnes de propagande se succèdent, exécutées, afirme le think-tank, par des groupes pro-Kremlin et par le Ministre russe des Affaires Étrangères Sergey Lavrov lui-même qui, par exemple, lors des manifestations anti-gouvernementales qui ont secoué Skopje au printemps 2015, a présenté des théories du complot : il a accusé l’Occident d’avoir orchestré les manifestants pour forcer le Premier Ministre Nikola Gruevski de se conformer au régime de sanctions contre la Russie et de ne plus soutenir le projet de gazoduc paneuropéen South Stream, au risque d’aggraver les tensions ethniques.

Au Monténégro, la Russie, qui s’oppose actuellement au gouvernement en place pro-occidental, bénéficie d’un soutien considérable de la part des groupes anti-OTAN. Elle a officiellement demandé au gouvernement de Podgorica un référendum sur l’adhésion à l’OTAN et exerce une pression réelle car la Russie est toujours le premier investisseur du Monténégro, en particulier dans le secteur privé, même si cette situation pourrait bientôt changer, comment l’annoncent les analystes du rapport.

La Turquie

Pour l’ECFR, le clivage national et identitaire est aussi religieux. L’Albanie, membre de l’OTAN, et le Kosovo (tous les deux très attachés à l’Occident et à l’UE) s’alignent systématiquement avec l’UE et les États-Unis, tandis que les pays de religion orthodoxe, comme la Serbie, entretiennent plutôt des relations étroites avec la Russie. La Turquie du Président Recep Tayyip Erdogan a également réaffirmé ses intérêts dans la région sur les pays à majorité musulmane. Pour les soutenir, il a mis en place des échanges et des projets culturels et religieux, tels que la construction de mosquées. Cette influence remue pourtant les mauvais souvenirs de la domination ottomane.

Recep Tayyip Erdogan

Recep Tayyip Erdogan

La Turquie a toujours été favorable au Kosovo, où elle a subventionné de nombreux projets, y compris des écoles religieuses. En effet, ce pays a représenté en 2013 10% de l’investissement étranger direct au Kosovo. Un exemple du pouvoir qu’elle exerce est Çalik Holding, un conglomérat turc qui a exprimé son intérêt à acheter la Compagnie kosovare s’occupant de la distribution de l’énergie électrique ; ou la Turkish Economy Bank, qui a ouvert 24 succursales sur ce territoire.

Un islam politique, ainsi qu’un pouvoir très centralisé, avec des limites à la liberté des médias et une conception de la démocratie l’assimilant à une dictature de la majorité, font du modèle Erdogan un exemple dangereux pour les dirigeants des Balkans, avertit le think-tank européen.

Le spectre du terrorisme islamique

Dans une large mesure, les pays du Golfe sont aussi de nouveaux acteurs sur la scène locale. Ils ont été bien accueillis par des gouvernements des Balkans en besoin d’investissements massifs et de nouvelles infrastructures pour faire repartir la croissance économique. Des mosquées et des organismes de bienfaisance saoudiens ont fleuri dans la région depuis des années et représentent, dénonce le rapport, l’une des causes principales de l’augmentation manifeste du salafisme au cours des dernières années, en particulier au Kosovo et en Bosnie.

La montée de l’extrémisme djihadiste est une véritable préoccupation dans la région, où a été enregistrée une augmentation des incidents liés aux réseaux terroristes. Le profil des individus qui perpètrent ces attentats incluent des musulmans de la région ayant des liens avec l’État Islamique, explique l’ECFR. Il y a aussi un grand nombre de combattants étrangers dans la région. Ces formes d’islamisme radical importées du Moyen-Orient, estiment les auteurs du rapport, pourraient éroder l’esprit traditionnel de tolérance ethnique et religieuse entre l’Islam et la laïcité hérité de la période communiste de Tito.

Les hommes puissants et les indignés dans les Balkans

L’ECFR se fait aussi écho des critiques de certains analystes qui avertissent que la majorité de ces États subissent un déficit démocratique fort et un haut niveau de clientélisme et de crime organisé. Nombreuses sont les organisations de la société civile qui ont également mis en garde contre les récents reculs de la liberté des médias en Serbie, en Macédoine et au Monténégro. La plupart des leaders dans ces pays, soutient le think-tank européen, profitent de la peur liée à l’instabilité et au conflit installé dans l’UE pour consolider leur pouvoir sur les institutions nationales. Ces « intouchables », dénonce le rapport, emploient une rhétorique populiste et nationaliste pour alimenter la polarisation de la société. Pourtant, les citoyens ne sont plus satisfaits du statu quo : la privation socio-économique, l’impunité des élites et le sentiment généralisé que l’avenir n’apportera rien de positif sont les facteurs sous-jacents du malaise. Voilà pourquoi les indignados des Balkans sont aujourd’hui en train de devenir des acteurs importants dans le panorama politique de la région.

L’UE se trouve donc dans une impasse, car elle essaie de répondre en même temps aux demandes des manifestants et des élites, alors qu’elles sont contradictoires, au nom de la stabilité et de l’ordre, par peur de l’instabilité, au lieu de pousser les réformes démocratiques et politiques dont ces pays ont besoin. Ces incohérences persistantes et l’incapacité de l’UE à maintenir et promouvoir ses normes et valeurs, dans un scénario aussi compliqué comme celui des Balkans, concède le think-tank, ont conduit à l’érosion progressive de l’image de l’UE auprès de la société civile pro-européenne.

Quelles recommandations dans ce contexte ?

L’Europe ne peut plus jouer au jeu du business as usual dans les Balkans, constate l’ECFR. Puisqu’aujourd’hui la promesse de l’élargissement n’est plus un levier pour inciter aux réformes et garder une certaine stabilité en raison de sa perte de crédibilité, il est nécessaire qu’en parallèle l’UE renforce l’intégration de fait de ces pays dans des structures européennes qui sont en train de se développer, comme l’Union de l’énergie, afin de bâtir des alliances stratégiques. L’ECFR, sans trop les détailler, propose à l’UE cinq lignes d’action pour les années à venir.

1/ Inclure les Balkans dans la gestion de la crise des réfugiés : les États membres de l’UE au nord et au sud de la route des Balkans devraient veiller à ce que leurs actions ne mettent toute la charge de la question sur les pays des Balkans.

2/Investir dans des mécanismes de prévention des conflits : l’UE doit utiliser de manière plus efficace les instruments dont elle dispose aujourd’hui sur le terrain et s’appuyer davantage sur des partenaires clés tels que les États-Unis, afin de regagner sa crédibilité perdue. De plus, il est extrêmement important que les Européens commencent à préparer des options alternatives à l’EUFOR (forces armées de l’Union européenne) avant que la Russie n’impose son veto au renouvellement du mandat de la mission.

3/ Demander l’alignement stratégique des pays candidats : s’aligner avec la Russie malgré ses violations du droit international en Ukraine et sa politique active d’affaiblissement de la sécurité européenne ne devrait pas être compatible avec l’aspiration à devenir des membres à part entière de l’Union : l’UE devrait faire de l’alignement stratégique une obligation légale dès le départ, préconise l’ECFR, et non une assimilation progressive. L’argument souvent utilisé que cette pression finirait par retourner les pays vers la Russie est un argument faible, constate le think-tank, dans la mesure où cette stipulation est contraignante lors de l’intégration de ces pays dans l’Union. Toutefois, il serait souhaitable qu’en contrepartie l’UE leur offre le genre de garanties formelles de sécurité dont ils manquent et qu’elle s’engage à de nouveaux accords de coopération militaire.

4/ Contrebalancer, par les faits, le récit russe : la stratégie la plus efficace pour l’UE à long terme est de préciser qu’elle est sérieuse au sujet de l’élargissement et de montrer que le processus d’adhésion fournit effectivement des progrès en matière de démocratisation, de primauté du droit, de stabilité et de prospérité. Pour y réussir, il est important que l’Europe commence à anticiper les actions russes, surtout dans des zones spécialement sensibles comme la Republika Srpska. En outre, l’ECFR propose l’établissement d’une unité de communication stratégique sur le modèle qui a été récemment instaure par le Service européen pour l’action extérieure en Europe de l’Est.

5/ Développer une ligne dure contre les élites politiques : la justification de la stratégie actuelle de l’UE dans les Balkans est qu’elle évite l’insécurité à court terme, mais les politiques mises en œuvre dans ces Etats créent des refuges pour la criminalité organisée, des zones d’incubation des combattants de l’État Islamique et le retour des conflits ethniques. La stratégie visant à accélérer le processus d’adhésion en déclassant les critères de l’UE de Copenhague (notamment les principes de la démocratie, du droit, de l’économie de marché) n’est donc qu’une façon de repousser le problème dans le temps, au risque de dégrader l’idée même d’Européanisation et de démoraliser ainsi les citoyens dans leur espoir de progrès. L’UE devrait repousser, pointe l’ECFR, l’antilibéralisme et le révisionnisme historique russe qui se répand et respecter les principes fondamentaux de l’Union, tout en mettant les critères de Copenhague et les principes de la démocratie, de la primauté du droit et de la liberté des médias à l’avant-garde du processus d’adhésion, en étant très clairs sur ce que l’Union attend des élites locales.

Cela ne signifie pas, alerte l’ECFR, que l’UE intervienne et joue le rôle des tribunaux locaux dans la poursuite des dirigeants corrompus, mais il est essentiel qu’elle se montre prête à aller au-delà de sa politique d’incitation en imposant des sanctions, telles que des restrictions de déplacements ou le gel des avoirs, contre tous les dirigeants qui cherchent activement à saper la stabilité, la paix et le progrès de la région.

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

 (mai 2016)

Pour aller plus loin :

Le retour à l’instabilité : comment la crise migratoire et le jeu des grandes puissances menacent les Balkans occidentaux, par Francisco DE BORJA LASHERAS, Vessela TCHERNEVA et Fredrik WESSLAU, de l’European Council of Foreign Relations (en anglais)

Les Balkans et l’Europe : progrès et malentendus¸ par Jacques Rupnik, directeur de recherche Sciences PO au CERI

Développement de l’Islam radical dans les Balkans : quelle réalité ?, interview à Loïc Trégourès, Université Lille 2, par l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques