De la géométrie variable des radicalités politiques: entretien avec Cécile Alduy (mené par Jean Corcos)

Cécile Alduy est Professeur de littérature et de civilisation française à l’Université Stanford (USA) et chercheuse associée au CEVIPOF (centre d’études de la vie politique française) à Sciences Po Paris. Spécialiste de l’extrême droite en France, de la communication présidentielle et de l’analyse du discours politique, elle a publié La Langue de Zemmour (Seuil, 2022) et Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots (Seuil 2017), une analyse comparative des candidats à la présidentielle 2017. Elle est aussi l’auteur de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015 du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement dans Le Monde, L’Obs, Libération, Politico, Foreign Affairs, The Atlantic, The Nation, The Boston Review, CNN, et a publié de nombreux articles universitaires sur le Front national et les mythes politiques. Elle répond dans cette interview aux questions de Jean Corcos pour la Revue Civique.

-La Revue Civique: Le non-respect de l’Etat de droit et des atteintes à la forme républicaine de la société – telles que incitations à la haine ou à la violence, attaques contre des élus, atteintes graves à l’ordre public et bien sûr terrorisme – définissent-ils la radicalité politique ? Depuis les années 80 et les attentats d’Action Directe, l’ultra-gauche inspire moins ces dérives : les seules sources de violence à redouter sont-elles l’islamisme radical et l’ultra-droite ? Le mouvement des Gilets Jaunes, souvent violent, sans propositions et dont les meneurs ont basculé presque tous vers l’extrême-droite ne relevait-il pas de cette radicalité ?

-Cécile ALDUY: La radicalité politique se situe sur un continuum avec des positions plus modérées du même camp : elle se définit davantage par un degré d’intensité ou d’intransigeance du discours et des mesures proposées plutôt que par un positionnement politique spécifique sur l’échiquier « droite/gauche ». Il peut donc exister une radicalité de droite ou de gauche, une radicalité écologique ou néo-libérale, et l’on voit avec cette liste que ce n’est pas la transgression du cadre républicain, ni la violence physique, qui permettent de définir spécifiquement la radicalité, mais plutôt le passage à une forme extrême, absolue, sans compromis, d’un discours qui existe aussi sous une forme modérée. Si l’action violente participe des phénomènes de radicalisation, elle en est le point ultime de basculement mais la radicalité politique ne s’y réduit pas : elle peut se situer dans l’argumentaire, dans le ton, le discours, les mesures proposées.

« Ne pas confondre radicalité et extrémisme. En outre, le curseur de la normalité peut varier au cours du temps. »

Il ne faut d’ailleurs pas confondre radicalité et extrémisme : même à l’extrême droite il y a des formes de discours plus adoucies, moins radicales dans leur expression, même si l’idéologie sous-jacente est aussi excluante, xénophobe et anti-démocratique que des formes plus abruptes. Ainsi de la différence de style – mais pas de fond – entre les discours de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour lors de la campagne présidentielle 2022. Si l’on regarde leurs programmes, notamment sur l’immigration et la thématique identitaire, il y a une feuille de papier à cigarette entre leurs propositions respectives. Pourtant, Marine Le Pen a euphémisé ses positions et joué la carte d’une normalisation de pure forme, quand Éric Zemmour revendiquait de parler sans ambages de « race » et de « grand remplacement ».

En outre, le curseur de la normalité peut varier au cours du temps, et des propos ou actes jugés « radicaux » devenir acceptables, consensuels. C’est pourquoi la notion de radicalité politique est-elle fondamentalement contextuelle, située historiquement. Les députés se battaient en duel sous la IIIème République ; aujourd’hui un mot de trop, un tweet peut être jugé radical. Inversement, il y a encore 15 ans, il était inacceptable que des responsables politiques stigmatisent explicitement les populations immigrées en leur faisant porter l’insécurité : depuis, des ministres en exercice l’ont fait. Le curseur s’est déplacé.

Quant aux Gilets jaunes, leur mouvement était extrêmement varié, dans la forme comme sur le fond, avec des expressions ultra-violentes les samedis de novembre et décembre 2018, mais aussi des ronds-points occupés convivialement pendant des semaines. On peut donc dire qu’il y a eu un mouvement de radicalisation de certaines poches du mouvement. Pour autant, l’esprit qui était de contester les formes traditionnelles d’expression politique (élection, syndicats, manifestations organisées) pour imposer une présence physique massive dans l’espace public était bien une rupture par rapport à la norme des mouvements de protestation précédents : la présence pure plutôt que la représentation politique traditionnelle.

Dans un article collectif vous définissiez la radicalisation comme « l’adoption progressive et évolutive d’une pensée rigide, vérité absolue et non négociable » et le désir de « réarrangement social plus ou moins large pour en éliminer un « ennemi » ». Ceci s’applique en particulier aux militants pro-Trump, séduits par sa ligne disruptive. Mais ce que fait « Extinction Rébellion », mouvement international de désobéissance civile se disant « en lutte contre l’effondrement écologique », ne relève-t-il pas de la même logique ?

-Non, car il ne s’agit pas d’éliminer un « ennemi » (groupe, classe ou catégorie d’individus) mais de lutter contre un processus, une catastrophe, en réorganisant la production et les finalités de l’économie, sans abolir le régime politique ou changer la composition de la société. C’est fondamentalement différent car le but proposé est au nom de l’humanité entière et s’inscrit dans une filiation humaniste de lutte pour des droits, et s’oppose justement à la violence exercée contre les individus, le vivant et la nature par une machine économique qui les exploite.

Cela-dit, on peut parler de « radicalisation » des formes d’action militante, avec effectivement un recours à la désobéissance civique. Il n’y a cependant jamais de violence contre les personnes, et ces groupes prennent grand soin de calibrer le message de leurs actions militantes (par exemple, en ne versant de la peinture ou de la soupe que sur des œuvres protégées qui ne seront pas abîmées ; en bloquant des aéroports pour dénoncer les émissions de l’aviation, sans viser les passagers eux-mêmes, etc.).

« La stratégie électorale de Marine Le Pen ne doit pas occulter son programme. Qui est le même que celui d’Eric Zemmour sur les volets immigration, préférence nationale… »

Vous avez utilisé un logiciel qui a passé au crible les livres d’Éric Zemmour publiés depuis 15 ans. Les mots utilisés ont été classés par fréquence, et on trouve ainsi en premier le mot “France”, en second le mot “Homme” et en troisième le mot “Guerre”. Absents par contre les mots associés au quotidien des Français. On sait que Marine Le Pen a affiché par contraste un souci des classes populaires qui a payé au final. Le discours outrancier du premier condamne-t-il définitivement une dominante identitaire à l’extrême-droite ? Et comment faire revenir à Gauche les électeurs ayant rejoint le R.N par peur de l’immigration ?

-Marine Le Pen adhère tout comme Éric Zemmour à une vision identitaire de la société française : sa stratégie de communication électorale, axée sur le pouvoir d’achat, ne doit pas occulter son programme qui est exactement le même que celui d’Éric Zemmour sur les volets immigration, préférence nationale et « défense de la civilisation française » notamment en subventionnant massivement une natalité uniquement pour les parents français. Pratiquement tout l’organigramme du parti d’Éric Zemmour était composé de dirigeants ou affiliés du Rassemblement national (Marion Maréchal, Nicolas Bay, Jean Messiha) : cette porosité entre les deux mouvements montre bien leur proximité idéologique.

D’autre part, les électeurs de bassins anciennement à gauche qui votent aujourd’hui pour le Rassemblement national le font pour des raisons variés et complexes, et plutôt moins pour la thématique migratoire que pour des questions de déclassement social (ou de peur de déclassement), de chômage, de rejet des partis traditionnels et défiance à l’égard des institutions, de perte des liens de solidarité anciennement assurés par le Parti Communiste dans le Nord. C’est le discours populiste (rejet des « élites », anti-libéralisme, défense des « petits », composante « sociale »), plus que le discours identitaire qui attire les anciens électeurs de gauche, comme le confirme les analyses de Luc Rouban dans son dernier ouvrage La vraie victoire du Rassemblement national. Pour ce chercheur du CEVIPOF-Sciences Po, ce sont la question sociale et la question du travail (conditions de travail, précarité, manque de reconnaissance) qui motivent l’élargissement du vote Rassemblement national en 2022. Pour « regagner » les électeurs de gauche, peut-être faut-il proposer de nouveau un discours structuré, clair, d’avancées sociales à destination des classes populaires. Un discours de gauche qui répondent aux angoisses économiques et de déclassement social et géographique.

« La gageure sera de fabriquer de nouveau du commun en renouvelant peut-être aussi les formes des échanges. »

Nos démocraties sont fragilisées par plusieurs lignes de failles : les choix politiques se traduisent dans les modes de vie ; les « vérités alternatives » peuvent semer le doute sur les élections, comme aux Etats-Unis ou au Brésil ; les réseaux sociaux sont devenus la principale source d’information pour les jeunes, alimentant les théories du complot ; et les enquêtes montrent que ce sont les électorats des deux extrêmes qui sont les plus sensibles à ces théories. Comment avoir des débats si on ne parle pas de la même réalité ? Et comment « faire société » dans « l’Archipel Français » pour reprendre le titre d’un livre de Jérôme Fourquet ?

-C’est une question complexe mais fondamentale : comment créer du commun, partager une expérience et une identité commune, tout en laissant – car c’est aussi l’ADN des démocraties – la liberté à chacun de forger son destin et ses multiples affiliations, de développer son sens critique ?

Ce qui me frappe c’est l’éclatement des récits et leur structure conflictuelle : de part et d’autre du champ politique, et dans les réseaux a-politiques également (anti-vax, complotistes, ésotériques) les récits opposent des oppresseurs ou représentants du Mal, et un peuple diversement défini. Ces récits reposent presque tous sur l’idée d’une violence sous-jacente inéluctable et d’antagonismes irrémédiables mais, en même temps, ils offrent chacun leur propre panoplie de personnages (les « élites » contre le « peuple », les « riches » contre les classes populaires, les « boomers » contre la génération climat, les « étrangers » contre les « vrais Français »). Or ces multiples scénographies sont incompatibles entre elles, sans point de recoupement possible. Donc, ces récits de conflits ne structurent pas un « Nous » commun mais de nombreux drames ou sous-conflits entre des « Nous » éclatés et qui se sentent menacés par les autres.

La gageure sera de fabriquer de nouveau du commun en renouvelant peut-être aussi les formes des échanges. Pourrait-on inventer de nouveaux réseaux sociaux dont les algorithmes favorisent les interactions respectueuses, argumentées, sourcées ? Des formes de délibération locale qui pensent un territoire comme une unité de vie où tout le monde peut et doit trouver sa place dans un récit qui emporte l’adhésion de tous ?

Propos recueillis par Jean CORCOS

Dans son dernier livre (au Seuil), Cécile Alduy procède à l’analyse, précise et méticuleuse, des mots employés par le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour.

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