Directeur des Finances à la Banque Palatine (partenaire de la Revue Civique), Franck Leroy rappelle ici que le thème de la « mauvaise finance » est régulièrement apparu dans l’histoire. Recul salutaire pour appréhender la crise financière récente : « au-delà de la déraison d’opérateurs, c’est la question de l’aléa moral qui est à nouveau posée, à tous les niveaux de la sphère financière voire peut-être publique ». Cet analyste souligne que « l’apparition du trading est intimement liée au développement du commerce, au financement de l’économie et des États, ainsi qu’à la mise en œuvre d’une protection sociale ». Et pour lutter contre les dérives, il estime que l’Europe ne peut être seule à réguler et, qu’au-delà des contrôles accrus, « c’est toute une culture que le management des salles de marché doit faire évoluer » : laisser place aux objectifs de groupe plutôt qu’individuels, favoriser pour les entreprises les éléments de confiance au long terme. Cet expert fait la promotion d’un « développement durable » pour les activités de marché.
La défiance envers les traders, un phénomène datant … du Moyen Âge
Dès le XIIIe siècle, les banquiers italiens jettent les premières bases de ce qui deviendra la finance de marché moderne : change à terme(1), mortgages(2), repo(3) sont des instruments inventés à cette époque par les banquiers lombards, en réponse à la demande des négociants.
Toutefois la masse monétaire en circulation à cette époque va s’avérer insuffisante pour la bonne marche des affaires. Les négociants ont alors recours de manière croissante au crédit des banquiers italiens. Les taux s’envolent, atteignent des niveaux usuraires (25 % et plus), suscitant le mécontentement de la population à l’égard des banquiers.
D’une manière qui paraît étonnamment moderne, Louis X le Hutin tente au XIVème siècle de faire la distinction entre la bonne et la mauvaise finance, la bonne finance étant nécessaire au commerce et au négoce, la mauvaise étouffant ces mêmes activités par des taux usuraires.
Au travers de l’ordonnance du 9 juillet 1315, il octroie ainsi des privilèges aux « Marchands Italiens, noftre Royaume fréquentant, & qui marcheandent des marcheandifes honneftes » mais les distingue de « plufieurs Italiens […]en noftre Royaume, lefquiex font & exercitent Marchandifes et Contrauts qui ne font pas honneftes »(4).
Cette même ordonnance permet de jeter les bases de ce qui pourrait apparaître comme une première réglementation bancaire : encadrement des pratiques bancaires, création d’une profession de courtiers, et bien entendu … première taxe sur les transactions financières.
Le thème de la mauvaise finance réapparaît ensuite périodiquement. On peut ainsi citer le scandale de l’agiotage à la fin du XVIIIème siècle, qui voit la ruine de petits épargnants convertis à la bourse par des financiers véreux (voir le personnage de Monsieur Gogo dont l’épargne est engloutie par le bandit-affairiste Robert Macaire(5)).
Sur le banc des accusés
La crise de 1929 galvanise l’opinion contre Wall Street
L’histoire se répète dans des termes assez similaires lors de la crise de 1929. C’est un mécanisme identique à celui du XIIIe siècle qui est à l’oeuvre. La masse monétaire se raréfie, les taux d’intérêts montent, étranglant les investisseurs qui avaient acheté des actions à crédit. Les marchés s’écroulent lors du « jeudi noir » d’octobre 1929, premier acte d’une crise financière qui se transformera bientôt en une Grande Dépression. La transformation d’une crise boursière en crise sociale alimente logiquement une haine à l’égard des financiers, accusés tour à tour d’avoir fait grimper artificiellement les marchés (spéculateurs), d’avoir alimenté cette bulle en prêtant aux investisseurs (banquiers) ou de n’avoir pas su stabiliser les marchés par des mesures appropriées (banquiers centraux).
On le voit, la finance et notamment la finance de marché est sur le banc des accusés. Au sens littéral du terme, puisqu’en 1933, le Président de la Commission des affaires monétaires et bancaires du Sénat demande à un jeune procureur de New York, Ferdinand Pecora, de mener des auditions de dirigeants de banques devant la Commission(6).
Par un sens de la répartie et de la mise en scène, Pecora mobilise les médias et ses auditions sont largement reprises par la presse. Leur retentissement dans l’opinion publique est très fort. Les auditions mettent rapidement en lumière des rémunérations démesurées, des exemples de conflits d’intérêts ainsi que différents abus de marché et conduites contraires à toute éthique. Dès son investiture, le Président Roosevelt montre Wall Street du doigt : « Nous devons mettre un terme à la conduite des banques et du monde des affaires, qui ont trop souvent donné l’impression qu’ils étaient dignes de confiance alors que leurs agissements n’étaient que iniques, insensibles et égoïstes. »(7)
Le sénateur démocrate Carter Glass et le député démocrate Henry Steagall mettent alors au point une nouvelle réglementation bancaire connue sous le nom de « Banking Act de 1933 » ou encore « Glass-Steagall Act ». Cette réglementation prévoit une séparation entre les activités bancaires classiques et les activités de marché, ce qui répond à un double souhait : celui de satisfaire une opinion publique scandalisée par le comportement des opérateurs de marché et celui de sécuriser l’épargne des ménages dans des établissements exempts de risque de marché.
C’est donc en 1933 que l’on voit se préciser dans l’opinion publique une ligne de fracture déjà perceptible dès le XIVe siècle : d’un côté la banque traditionnelle (prêts et dépôts), utile à l’économie réelle, et soutenue par les pouvoirs publics. De l’autre la banque d’affaires, avec pour faire bonne mesure les activités de marché et les traders, ne bénéficiant d’aucun soutien et dont l’utilité sociale est implicitement discutée.
L’emballement d’un système
La crise de 2007 fait ressurgir la question de l’aléa moral
La crise de 2007 présente de nombreuses similitudes avec celle de 29. Son point de départ est, au moins pour partie, financier : l’éclatement d’une bulle. L’impact social est rapidement très lourd : appauvrissement de la population, hausse du chômage, expulsions, etc.
L’opinion publique s’émeut des agissements de quelques « rogue traders ». Les pertes vertigineuses dont parlent les médias déchaînent les questions et les passions comme autant de preuves de l’emballement d’un système. Au-delà de la déraison d’opérateurs, c’est la question de l’aléa moral qui est à nouveau posée, et ce à tous les niveaux de la sphère financière voire peut-être publique. Peut-on faire confiance à un trader que l’on rémunère de manière démesurée lorsqu’il fait une bonne année, mais qui ne remboursera jamais les pertes qu’il occasionnera peut-être ?
Peut-on faire confiance à une banque qui, à l’instar de Lehman Brothers, s’estime « too big to fail » (trop grande pour fauter) et peut ainsi prendre des risques inconsidérés ?
La question de l’aléa moral se pose également pour les souverains, ainsi que le soulignait Anne Krueger, première Directrice générale adjointe du FMI en 2001 : « Les institutions privées pourraient se trouver encouragées à prêter et à investir imprudemment – ou du moins plus qu’elles ne devraient – dans la croyance que le FMI fera en sorte que leurs débiteurs puissent les rembourser. »
Le placement à long terme Peut-on concevoir un monde sans trading ?
Faut-il pour autant, à l’instar de M. Mélenchon déclarer : « Pour moi, le métier de trader est immoral. »(8) ? En d’autres termes, peut-on concevoir un monde sans trading ?
Au Moyen Âge, l’offre de contrats de change par les banquiers lombards était rendue nécessaire par l’essor du commerce international. Aujourd’hui, la plupart des entreprises, y compris les PME, ont des clients ou des fournisseurs en dehors de la zone Euro. Elles ont donc mécaniquement besoin de réaliser ou d’encaisser des paiements en devises étrangères, et probablement de se prémunir contre une évolution adverse de ces devises.
Peut-on imaginer un monde sans trading ? Oui, à condition de renoncer au commerce international. En France, si le régime général de retraites repose sur une répartition, les retraites complémentaires reposent sur un système de capitalisation. Aux États-Unis, c’est d’ailleurs l’essentiel de la retraite qui repose sur des plans de capitalisation dits « 401K ». De tels plans posent la question du placement à long terme de l’épargne : comment puis-je placer mon épargne pour me prémunir contre le risque d’une période d’hyper inflation ? Un tel placement nécessite probablement un recours à des actifs de long terme tels que des actions ou des obligations, actifs dont le commerce est réalisé … par les traders.
Peut-on imaginer un monde sans trading ? Oui, à condition de dépendre exclusivement de la solidarité intergénérationnelle pour payer nos retraites.
Le besoin de trading
Les exemples abondent. Aujourd’hui, les besoins de refinancement des États et des grandes entreprises excèdent largement la capacité des banques à leur prêter. Ce sont donc les investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds souverains, assureurs, caisses de retraite, …) qui prennent le relai. Le rôle d’intermédiaire entre les emprunteurs et les prêteurs est alors endossé par les marchés financiers, animés… par les traders.
Le bilan des banques lui-même a besoin du trading : les banques empruntent aux déposants à un taux généralement variable (par exemple celui du Livret A qui vient de changer), mais prêtent de l’argent à long terme à un taux généralement fixé (par exemple le taux fixé à l’initiation d’un emprunt immobilier). On comprend dans ces conditions qu’une hausse des taux variables peut étrangler les établissements bancaires. Comment se prémunir contre un tel risque ? Soit en suivant la doctrine d’Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, c’est-à-dire en interdisant aux banques de dépôt de prêter à long terme. Cela se fait alors au prix d’un durcissement des conditions de crédit aux entreprises et donc au détriment de celles-ci. Soit en se protégeant contre le risque de taux en achetant un swap9… auprès d’un trader.
On le voit, l’apparition du trading est ainsi intimement liée au développement du commerce, au financement de l’économie et des États, ainsi qu’à la mise en oeuvre d’une protection sociale. Ce n’est donc pas un hasard si l’invention des activités de marché date du XIIIe siècle et vient d’Italie : elle coïncide avec le Duecento et le Trecento, période de l’essor du commerce international, du renforcement de la puissance publique et de l’apparition de premiers mécanismes de protection sociale.
Comment moraliser le trading ?
Si l’on s’accorde ainsi pour dire que les traders répondent à un besoin lié au développement économique, et que leur disparition pourrait occasionner un coût social, encore faut-il pouvoir se prémunir des dérapages évoqués plus haut.
En premier lieu, on se prémunira de l’aléa moral au niveau de la banque en excluant les activités non-désirables du périmètre de la garantie implicite. La question est de savoir ou positionner la « paire de ciseaux » pour reprendre l’expression de la députée Karine Berger. Faut-il séparer l’ensemble des activités de marché de l’activité bancaire classique ? Probablement non, car le défaut d’un acteur du trading clientèle pourrait occasionner des pertes importantes pour ses clients : un client qui a couvert un risque de change pourrait voir son garant disparaître au moment où la devise a évolué d’une manière qui lui est défavorable. Il est donc opportun qu’un tel acteur soit solide et par tant protégé des risques liés aux activités spéculatives. En d’autres termes, il est souhaitable que l’activité de trading clientèle soit considérée comme une activité contribuant à l’économie réelle, tandis que le trading pour compte propre serait à localiser dans une filiale séparée dont la faillite ne remettrait pas en cause la survie de la maison mère.
Le niveau mondial
En second lieu se pose la question de l’aléa moral au niveau du trader. Un trader peut être amené à prendre des risques considérables s’il sait qu’il bénéficiera à titre personnel d’une position gagnante (via son bonus), mais qu’il ne perdra rien si sa position est perdante. L’Europe a mis en place des mécanismes d’étalement des rémunérations sur plusieurs années. Encore faudrait-il qu’une telle mesure soit effective au niveau mondial : dans le cas contraire, il y a fort à parier que les activités se délocaliseront dans les zones les moins régulées.
Reste que la rémunération n’explique pas tout : l’affaire Kerviel a montré que ce n’est peut-être pas l’enrichissement personnel qui était le principal moteur mais l’esprit de compétition, l’envie de faire mieux que son collègue. Au-delà des contrôles accrus, qui permettent aujourd’hui de détecter les comportements à risque, c’est donc toute une culture que le management des salles de marché doit faire évoluer.
Un axe sera de faire évoluer les objectifs donnés aux traders afin de privilégier des objectifs de groupe plutôt qu’individuels. Ce afin de promouvoir le jeu collectif et de diminuer la compétition entre les individus. On peut estimer que les agissements de M. Kerviel auraient été détectés s’il travaillait avec ses collègues dans un book commun en vue de réaliser un objectif collectif.
De même, il reviendra au management des salles de marché d’accorder moins de priorité au résultat à court terme, et d’axer les valeurs d’entreprise sur le service et la relation de confiance à long terme avec les clients. Bref de promouvoir, au service de l’économie réelle, le développement durable pour les activités de marché.
Franck LEROY, Directeur des Finances à la Banque Palatine
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013)
► Se procurer la revue
1) Change à terme : contrat d’échange de devises à un cours prédéterminé et à une date future également prédéterminée.
2) Mortgage : prêt sécurisé par une hypothèque.
3) Repo : cession au comptant d’un titre, suivie d’un rachat au terme de l’opération.
4) Ordonnances des Roys de France de la Troisième Race, par M. de Laurière, Imprimerie Royale, 1723, Premier Volume, p 584.
5) L’auberge des Adrets, pièce de Benjamin Antier, servant de trame au film de Marcel Carné, « Les enfants du paradis ».
6) US Senate Art & History, Subcommittee on Senate Resolutions 84 and 234 (The Pecora Committee).
7) Theodore Roosevelt, cité par Michael Perino dans The Hellhound of Wall Street, how Ferdinand Pecora’s Investigation of the Great Crash Forever Changed American Finance, Penguin Press, 2010.
8) Jean-Luc Mélenchon au micro d’RTL, le 4 juillet 2013.
9) Un swap est un contrat de gré à gré permettant d’échanger un taux variable contre un taux fixe sur une durée prédéterminée.