Vincent Aubelle (©Photo : Marie-Cécile Quentin)

Spécialiste des pouvoirs locaux et de la gouvernance territoriale, auteur de « Intercommunalités : des projets aux pratiques » (éditions Berger-Levrault), l’universitaire Vincent Aubelle dresse ici un panorama historique et juridique de cet échelon méconnu du grand public mais pourtant essentiel en termes de pouvoirs : l’intercommunalité. Il rappelle la variété et la complexité des structures intercommunales, il précise les récents changements intervenus et souligne la tendance à évincer le citoyen de ce niveau-clé de décision. À ses yeux, « la résolution des questions essentielles posées par l’intercommunalité (étendue des transferts de compétences, définition du périmètre intercommunal) relève d’un entre-soi savamment organisé entre le Préfet, ses notables, auxquels peuvent être ajoutés les experts. De même, l’omission intercommunale, à l’occasion des campagnes électorales municipales, est, depuis l’origine, une constante ».

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Aux origines de la coopération intercommunale
La France connait depuis 1992, pour reprendre l’expression utilisée par Pierre Mauroy, une révolution invisible et silencieuse : celle de l’intercommunalisation de ses 36 681 communes, intervenue au 1er juin 2013.
Ce résultat nécessite d’en comprendre les ressorts. L’origine de l’intercommunalité découle de l’émiettement communal (la France compte six communes qui n’ont aucun habitant ; moins anecdotique, 86,23 % des communes comptent moins de 2 000 habitants, sur lesquelles résident 24,29 % de la population totale). Spécificité française (la France compte 37,5 % du nombre total de communes de l’ensemble des pays de l’Union Européenne), les tentatives de rationalisation de la carte communale (au cours de deux périodes distinctes : 1801-1848, à l’occasion de l’établissement du cadastre, et suite à la promulgation de la loi n°71-588 du 16 juillet 1971), se sont soldées par un échec.
L’émiettement communal français, dont les principaux défauts furent très tôt mis en exergue (l’étroitesse des moyens financiers, l’impossibilité de répondre pour chacune d’entre elles à la clause générale de compétences ou bien encore l’insuffisance de l’offre électorale), conduisit le législateur à s’interroger, très tôt, à défaut de parvenir à une fusion des communes, sur la possibilité d’envisager une coopération entre les communes.

Ce qui explique la création de la première structure intercommunale, le Sivu(1) (loi du 22 mars 1890). Deux principes régulent cette structure :

  • D’une part, le Sivu s’apparente à une association, où la compétence qui lui est transférée ne relève pas de la loi mais du libre choix des communes qui s’y engagent ; ou bien encore, parce que le mode de financement de ce syndicat se fonde sur la contribution de ses membres.
  • D’autre part, le fonctionnement de cette structure s’apparente à celui d’un club, où chacun des membres ne s’inscrit qu’à partir du moment, où cela lui permet de satisfaire son propre intérêt, et que son entrée ne remet pas en cause l’intérêt des autres.

La coopération intercommunale syndicale, dont le Sivu constitue le socle, (le syndicat mixte, le syndicat intercommunal à vocations multiples suivirent, respectivement en 1955 et 1959), est principalement une coopération d’économies d’échelles (eau, déchets, transport, établissements scolaires). Quantitativement, ces structures syndicales sont encore aujourd’hui les plus nombreuses : au 1er janvier 2013, il existe 10 055 Sivu, 1 329 Sivom(2) et 3 296 syndicats mixtes.

La relance de la coopération intercommunale depuis 1992
La révolution opérée depuis 1992 ne peut donc être comprise comme l’invention de la coopération intercommunale. Mais elle correspond plus sûrement à la volonté d’imprimer une coopération intercommunale différente (ce qui avait été initié en 1959 avec le district et, en 1966, avec la communauté urbaine) et, surtout, en l’étendant à l’ensemble des communes françaises.

Coopération intercommunale différente, puisque contrairement à la coopération intercommunale syndicale, les structures créées à cet effet (communauté de communes, communauté d’agglomération, communauté urbaine, métropole), consistent à mettre en commun, dès leur création, plusieurs domaines de compétences. Il ne s’agit donc plus obligatoirement de rechercher l’économie d’échelle mais de favoriser, en reprenant les termes de la loi fondatrice du 6 février 1992, l’élaboration de projets de développement communs au sein de périmètres de solidarité.

La différence essentielle entre chacune de ces structures se fonde sur deux éléments.

  • D’une part, le seuil de population (la communauté d’agglomération nécessitant de disposer d’une population de 50 000 habitants avec une commune d’au minimum 15 000 habitants, la communauté urbaine 450 000 habitants et la métropole 500 000 habitants). Au 1er janvier 2013, la France compte 2 223 communautés de communes, 213 communautés d’agglomération, 15 communautés urbaines et une métropole. Cette question du seuil de population mérite d’y porter attention, compte tenu de la plasticité de ce critère. À titre d’exemples, le seuil de population pour la communauté urbaine qui était de 50 000 habitants en 1966 a été abaissé à 20 000 habitants en 1992, puis porté à 500 000 habitants en 1999, avant d’être à nouveau réduit à 450 000 habitants en 2010. L’absence de lien entre les seuils de population retenus et la réalité géographique qu’il conviendrait d’embrasser traduit le caractère baroque, matinée d’empirisme, de cette construction.
  • D’autre part, le nombre de groupes de compétences dont bénéficient à minima chacune de ces structures. Pour les communautés de communes, l’aménagement de l’espace et le développement économique. Pour les communautés d’agglomération, doivent être obligatoirement ajoutés aux deux groupes mentionnés ci-avant, l’équilibre social de l’habitat et la politique de la ville. À ces groupes de compétences obligatoires figurent des groupes de compétences optionnelles (au minimum un pour les communautés de communes et trois pour les communautés d’agglomération).

Au-delà de ces différences, deux caractéristiques sont communes à l’ensemble de ces structures :

  • D’une part, les compétences transférées (sous réserve de la définition de l’intérêt communautaire) concernent l’ensemble des communes (le transfert à la carte n’étant pas possible, à l’inverse de ce qui prévaut notamment pour les Sivom).
  • D’autre part, le mode de financement de celles-ci se fonde sur la fiscalité propre puisque chacune d’entre elles lève l’impôt ; le cas échéant avec une spécialisation de ceux-ci. Plus particulièrement pour la fiscalité professionnelle unique qui est le régime de droit commun de toutes les structures intercommunales à fiscalité propre, à l’exception des communautés de communes pour lesquelles il ne s’agit que d’une option.

L’éviction entretenue du citoyen dans la révolution intercommunale
Le succès quantitatif indéniable de la réforme initiée en 1992 et celles qui suivirent doit être mis en correspondance avec la publicisation des débats. Ne serait-ce que parce que la démocratie locale a constitué l’un des titres essentiels de la loi n°92-125 du 6 février 1992.

Trois observations liminaires peuvent être effectuées. La première tend à souligner que la politique de communautarisation du territoire national conduite depuis 1992 n’a jamais été remise en cause. Quels qu’aient été les changements de majorité intervenus depuis cette date, celle-ci n’a jamais cessé d’être approfondie. Afin d’étendre la logique de coopération intercommunale à la France urbaine (loi n°99-586 du 13 juillet 1999, qui introduit notamment la communauté d’agglomération), de renforcer l’exercice des compétences en interdisant la dissociation entre le fonctionnement et l’investissement (loi n°2004-809 du 13 août 2004) ou bien encore de généraliser l’intercommunalité à toutes les communes françaises (loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010).

En second lieu, les débats qui entourent la construction de cette politique ont essentiellement été circonscrits au sein du Parlement. L’examen de chaque projet de loi constitue l’occasion, pour les principales associations d’élus locaux, de faire prévaloir leurs propres intérêts. La principale d’entre elles, l’Association des maires de France (compte tenu notamment du nombre de parlementaires qui exercent des fonctions au sein de cette association), joue à cet égard un rôle essentiel dans cette régulation. C’est pourquoi l’émergence progressive de l’intercommunalité à fiscalité propre doit être comprise comme un palimpseste, issu de l’ensemble des arrangements particuliers négociés entre ces associations et le Gouvernement.

Enfin, la déclinaison locale de cette politique s’inscrit en symbiose avec la confidentialité de cette construction : la résolution des questions essentielles posées par l’intercommunalité (étendue des transferts de compétences ou définition du périmètre intercommunal) relève d’un entre-soi savamment organisé entre le Préfet, ses notables, auxquels peuvent être ajoutés les experts. De même, l’omission intercommunale, à l’occasion des campagnes électorales municipales, est, depuis l’origine, une constante. La politique d’intercommunalisation – au vu de l’hétérogénéité des compétences transférées mais aussi de l’inadéquation des périmètres intercommunaux avec les réalités socio-économiques – interroge sur le contenu même du qualificatif accolé à ces structures tant le prisme municipal au sein de l’intercommunalité reste prégnant, et pour lequel l’éviction citoyenne est une constante.

Cette confiscation du débat intercommunal s’explique également par le mode de représentation des communes qui prévaut, avec constance depuis 1890, au sein de ces structures. L’asymétrie du nombre de délégués dont disposent les communes, pour lesquels, les plus importantes d’entre elles ont très souvent accepté une représentation inférieure à leur poids de population (afin de favoriser la création de la structure intercommunale). Mais également par le mode de désignation retenu pour les délégués des communes, qui est celui de l’élection au second degré (le conseil municipal choisissant son ou ses délégués).

L’élection au suffrage universel direct ou la prise en compte du citoyen ?
La loi du 16 décembre 2010 introduit deux innovations relatives à la citoyenneté du débat intercommunal. La première concerne l’encadrement de la taille des conseils communautaires en fonction de la population totale de la structure intercommunale. Mais elle établit parallèlement une représentation des communes au sein de l’instance communautaire en fonction de la population de chacune d’entre elles (sachant que quelque soit sa population, chaque commune doit disposer au minimum d’un représentant et qu’aucune d’entre elles ne peut détenir plus de la moitié des sièges au sein du conseil communautaire).
La seconde, beaucoup plus féconde, ouvre la possibilité, à compter du prochain renouvellement général des conseils municipaux, qui interviendra en mars 2014, d’élire au suffrage universel direct les représentants de la commune qui siégeront au conseil communautaire, ce mode de désignation étant réservé aux seules communes de plus de 10 000 habitants (soit 25,63 % du nombre total de communes au sein desquelles résident 84,74 % de la population).

Trois conséquences importantes découlent de cette modification. La première, qui étend désormais le respect de la parité des fonctions électives aux structures intercommunales. La seconde, qui permet aux oppositions d’être représentées. La mise en œuvre effective de ces deux dispositions (parité et représentation des oppositions) étant conditionnée au nombre de représentants dont disposent la commune au sein de l’instance communautaire.

Enfin, et ceci constitue l’élément essentiel, l’introduction du suffrage universel direct – la loi n°2013-403 du 17 mai 2013 ayant consacré le principe d’un scrutin distinct de celui des conseillers municipaux – doit permettre d’envisager une avancée en matière de publicisation des débats.

Toutefois, ces modifications continuent de s’inscrire dans l’étroitesse du cadre communal. Or, l’intercommunalité, compte tenu de l’étendue des compétences qui lui sont, ou vont lui être transférées dans les années à venir, ne peut plus être considérée indéfiniment comme une question procédurale, mais bien substantielle dont le symétrique ne peut être que l’introduction de la publicisation d’un programme à l’échelle intercommunale et, par voie de conséquence, l’organisation d’une élection à ce niveau.

La politisation de la question intercommunale relève aujourd’hui de l’urgence afin que le citoyen dispose, enfin, de toute la place qui lui revient.

Vincent AUBELLE, Professeur associé à l’Université Marne-La Vallée/ Paris-Est (Département génie urbain)
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013) 

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1) Syndicat intercommunal à vocation unique.
2) Syndicat intercommunal à vocations multiples.