Pourquoi la France a (encore) tant de mal avec la culture de coalition et du compromis ? Par Corinne Lepage

L’ancienne Ministre et avocate Corinne Lepage analyse dans la Revue Civique la situation politique et institutionnelle française, marquée par la difficulté, contrairement aux démocraties européennes voisines, à organiser des coalitions de compromis après les élections législatives. Elle nous donne ses clés d’explications.

-La Revue Civique : Avec une Assemblée  Nationale fragmentée, la démocratie parlementaire aurait pu déboucher, comme partout ailleurs en Europe, sur des logiques de coalitions élargies et l’émergence d’une culture du compromis. Même si le PS a récemment opté pour une non censure du gouvernement, pourquoi, à votre avis, les « blocs » semblent toujours préférer en France se bloquer mutuellement plutôt que chercher des conciliations ?

-Corinne LEPAGE : la logique de coalition a prévalu à droite et au centre. En effet, mis à part Ciotti et son corpuscule, la droite républicaine a résisté à l’attraction du Rassemblement national permettant une coalition avec les groupes du centre. Jusqu’à la décision du parti socialiste de ne pas voter la censure, LFI était arrivé à retenir le PS dans ses filets, excluant toute coalition intégrant le centre-gauche. La nouvelle posture du Parti socialiste ouvre une voie nouvelle permettant une réelle coalition à l’allemande. Nous n’y sommes pas encore car il ne s’agit pour le moment que d’une non censure et non d’une participation gouvernementale. Mais si l’exercice du pouvoir redevient l’objectif plutôt que la création du chaos, cher à l’extrême gauche, alors nous pourrions envisager une évolution souhaitable.

La vraie difficulté se trouve dans les systèmes électoraux qui conduisent à la constitution de blocs pour pouvoir l’emporter. Ceux-ci sont antinomiques avec la logique de coalition qui nécessite des partis autonomes et suffisamment nombreux dans le champ dit républicain – c’est-à-dire excluant les extrêmes – pour pouvoir offrir une, voire plusieurs solutions de coalition. Mais celle-ci nécessite un accord ou tout au moins un consensus sur le programme à suivre, c’est à dire la capacité à trouver une voie originale permettant de concilier des orientations politiques divergentes à l’origine. Or, notre pays n’a pas du tout cette habitude parce que les postures politiques restent très binaires, très idéologiques et insuffisamment pragmatiques.

« La révolution qui s’est produite est précisément celle de la désintégration de cette majorité (présidentielle) sans constitution d’une majorité alternative comme dans le cas de la cohabitation »

-Que faudrait-il précisément changer dans le fonctionnement des institutions de la Vème République ? La proportionnelle est-elle une solution ? Faudrait-il revenir sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct ?

-Corinne LEPAGE : Il est certain que la présidentialisation du régime, qui s’est considérablement renforcée au cours des décennies et singulièrement avec l’arrivée de « Jupiter », est l’antithèse d’une conception de coalitions politiques. En effet, elles sont apparemment rendues inutiles dès lors que tout se décide au niveau de l’Élysée. Mais, ce qui avait été oublié, c’est que ce système ne fonctionne que quand il y a une majorité dévouée au Président de la République. La révolution qui s’est produite est précisément celle de la désintégration de cette majorité sans constitution d’une majorité alternative comme dans le cas de la cohabitation. Cette configuration n’était pas prévue à l’origine mais les institutions de la Vème République ont permis son fonctionnement. En revanche, elles permettent très difficilement un fonctionnement sans majorité et l’obsession des responsables politiques pour la présidentielle rend inexistante l’obsession qu’ils devraient avoir pour la défense de l’intérêt général, qui nécessite précisément la formation une coalition. Pour autant, il paraît impossible de priver les Français d’élire leur Président de la République au suffrage universel car cette élection est considérée comme une conquête démocratique par beaucoup. C’est pourtant un point de blocage indéniable.

Quant à la proportionnelle, deux observations peuvent être formulées.  La première, c’est que l’Assemblée nationale actuelle est très proche de celle qui aurait pu être élue avec un système proportionnel. La seconde est qu’ il existe de multiples formes de proportionnelle et chacune d’entre elles donne des résultats différents lorsqu’on fait des simulations à partir des résultats de juillet 2024.

« Certaines modélisations laissent envisager la possibilité d’élections législatives avec une majorité absolue pour l’extrême gauche ou l’extrême droite… »

L’objectif de la proportionnelle serait de disposer de suffisamment de partis politiques partageant les valeurs fondamentales de l’universalisme, de la laïcité et de la devise républicaine pour offrir la possibilité de coalitions. Or, il n’est pas certain que ce résultat puisse être atteint. Ainsi, certaines modélisations laissent envisager la possibilité d’une majorité absolue pour l’extrême gauche ou l’extrême droite…

La réponse à toutes ces questions se trouve aussi dans la capacité ou l’incapacité des politiques en place à traiter un certain nombre de sujets dont la sécurité, la  délinquance et en particulier le narcotrafic et l’immigration qui ont été abandonnés à l’extrême droite, alors qu’ils représentent une préoccupation de l’immense majorité de nos concitoyens y compris de gauche.

Une réponse se trouve aussi dans le débrayage entre l’élection présidentielle et l’élection du Parlement en revenant peut-être à un mandat unique de 7 ans pour le Président de la République et, faut-il le rappeler, en de véritables choix à la présidentielle, ce qui implique d’une part la présence de véritables hommes et femmes d’Etat (ce n’est pas évident) et, d’autre part, un choix clair et explicite entre des programmes et non pas un choix final fait par dépit.

« Nous sommes dans un engrenage où la radicalité des positions des uns conforte celle des autres »

-En perspective de la prochaine élection présidentielle, la montée des nationaux-populistes, Le Pen, Mélenchon, est-elle selon vous inéluctable ? Qu’est-ce qui pourrait freiner à la fois l’emprise de LFI sur la gauche et l’ascension du RN ?

-Corinne LEPAGE : Nous sommes malheureusement entrés dans un engrenage où la radicalité des positions des uns conforte celle des autres. La focalisation de l’extrême gauche sur l’antisémitisme et l’antisionisme, sur la défense du wokisme, sur un anticapitalisme primaire a pour corollaire un écolo-bashing, un techno scientisme et une défense de la liberté à géométrie variable tout aussi primaire. À mon sens, la réponse pourrait se trouver dans une offre politique permettant à la fois de comprendre la transformation à vitesse accélérée du monde dans lequel nous vivons, qui impose un renforcement de la défense nationale, la reconquête de la souveraineté européenne, une transformation rapide de notre modèle économique pour s’adapter au dérèglement climatique, et une politique très vigoureuse de lutte contre toutes les formes de délinquance impliquant évidemment des moyens puissants et une politique efficace d’exécution des décisions de Justice, y compris pour les OQTF (obligations de quitter le territoire français) et une politique de réduction des inégalités. Or, ces différents sujets appartiennent aujourd’hui à deux bords politiques considérés comme irréconciliables. C’est précisément leur réconciliation qui pourrait tout changer. Peut-être est-ce faire preuve d’un optimisme débridé que de l’envisager ? Je ne le crois pas.

(21/01/25)