Laurent Joffrin s’explique, pour La Revue Civique, sur le sens et l’objectif de son engagement politique

Essayiste et ex-directeur de la rédaction du journal Libération (et de L’Obs), Laurent Joffrin a quitté sa fonction de journaliste pour s’engager en politique et fonder le mouvement « Les engagé-e-s ». Il s’en explique ici, en réponse aux questions de La Revue Civique sur le sens – et les difficultés – de l’engagement politique. Clairement engagé à gauche, il estime que l’union des « trois gauches » – gauche radicale, mouvement écologiste, et ce qu’il nomme gauche réformiste et républicaine – est un impératif de succès. Ce spectateur engagé ne sous-estime par les obstacles. Joffrin reconnaît même de fortes divergences, notamment avec ceux/celles qui prônent le différentialisme, voire une forme de racialisme à gauche, dans la mouvance « indigéniste » ou « décoloniale », présente notamment dans le mouvement LFI de Jean-Luc Mélenchon : c’est, dit-il, « le contraire de la gauche, qui rassemble autour de principes de justice et non sur la base de l’appartenance culturelle et encore moins raciale ». Entretien.

La Revue Civique : Vous avez fait le choix, assez courageux, d’entrer dans l’arène politique. N’avez-vous pas sous-estimé la dureté de ce type d’engagement, et par exemple celle de vos ex-camarades du journal Libération (que vous dirigiez), qui ont été très rapides à vous critiquer, en tout cas à prendre de sévères distances avec vous ? Plus largement, comment vivez-vous, et jugez-vous, la vie politique et médiatique, sa hauteur ou son niveau ?

Laurent JOFFRIN: Je ne me plains pas. Je connais la vie politique française. Elle est comparable à celle de toutes les démocraties : un débat public âpre, une compétition entre des idéologies et des ambitions. Est-ce très différent de ce qu’on a toujours connu ? Du temps de Clemenceau et de Jaurès, ou bien dans les années trente, la vie politique était déjà violente, sans doute plus… Souvenons-nous de l’affaire Dreyfus ou des attaques contre Blum ou Salengro. On croit toujours que c’était mieux avant… 

Il y a néanmoins trois nouveautés : les réseaux sociaux diffusent souvent une parole haineuse et stupide ; on s’attaque plus volontiers à la vie privée ; le dénigrement de la classe politique est devenu général. Pour l’instant, je m’estime épargné. Mais ces évolutions sont préoccupantes. Quant aux journalistes de Libération, ils tiennent à leur indépendance. Je les ai toujours encouragés à le faire.

Laurent Joffrin observe que l’enjeu est aujourd’hui et demain « d’élargir cette gauche de l’action, qui assume les difficultés du gouvernement ».

« L’unité (à gauche) est impérative pour gagner. Mais pour qu’elle soit fructueuse, il faut rétablir l’équilibre entre les trois courants, gauche radicale, écologistes et gauche de l’action. »

-Vous vous êtes engagé sur la volonté de réunir des gauches aujourd’hui éclatées. Entre des écologistes, qui veulent jouer leur carte, et la gauche radicale, qui veut jouer à nouveau le lider maximo Mélenchon, on ne peut pas dire que le sens de l’ouverture et de l’intérêt global de la gauche dominent… Comment sortir de ces logiques centrifuges en un an, alors que le PS n’a jamais été aussi faible au niveau national ? 

-Laurent JOFFRIN: L’unité est impérative pour gagner. Mais pour qu’elle soit fructueuse, il faut rétablir l’équilibre entre les trois courants, gauche radicale, écologistes et gauche de l’action. Sans un courant réformiste fort, la gauche ne peut pas gagner. C’est le sens de notre association « Engageons-nous » : renforcer, renouveler, élargir cette gauche de l’action, qui assume les difficultés du gouvernement. Nous avons entamé le travail. Cela n’a rien de facile mais c’est la seule voie de la victoire. Il faut mettre la France sur le chemin d’une transition sociale et écologique, fondée sur les valeurs républicaines. Pour cela, il faut un projet audacieux et crédible à la fois, qui élargisse le socle de la gauche : celui que nous avons commencé à élaborer. 

– La présidentielle enferme parfois les courants de pensée, les formations politiques, dans une logique de forte personnalisation. Pour le courant socialiste ou social-démocrate, pouvant éventuellement s’élargir à partir d’un PS refondé, quel doit être la méthode pour faire émerger, ou départager, un candidat leader ? 

-Laurent JOFFRIN: Unifier le courant de la gauche républicaine et désigner une candidate ou un candidat crédible. Ensuite, les discussions pourront s’ouvrir avec les deux autres courants. Et si l’accord ne se fait pas, les électeurs du premier tour trancheront. Après tout, pourquoi ne pas parier sur leur intelligence pour se regrouper derrière une candidature capable de l’emporter ?

« Il faut un processus d’unité. Ensuite, à la fin de l’été prochain sans doute, réfléchir à une candidature. Nous n’y sommes pas ».

-Les personnalités social-démocrates d’opposition, disons de l’ancien monde, ne manquent pas : il y a ceux qui semblent ne pas vouloir y aller en 2022, comme Bernard Cazeneuve, ceux ou celles qui semblent au contraire «disponibles », comme François Hollande ou Ségolène Royal, d’autres encore qui réapparaissent, Benoît Hamon, Arnaud Montebourg… Anne Hidalgo ne ferme plus les portes et apparaît comme une option. La politique est faite de surprises mais aussi de volontés, irrépressibles. Qui pourra imposer une volonté de fer, entraîner et convaincre d’un renouvellement de l’offre politique aussi ? Dans ce vide, n’êtes-vous pas vous-même tenté, n’y a-t-il pas un espace pour une personnalité nouvelle ? 

-Laurent JOFFRIN: Je ne suis candidat à aucun poste électif. De toutes manières, cette question est prématurée : il faut d’abord une plate-forme de propositions, puis un processus d’unité. Ensuite, à la fin de l’été prochain sans doute, réfléchir à la candidature. Nous n’y sommes pas. 

-L’ouverture de procès des attentats ayant frappé Charlie Hebdo et l’HyperCasher, l’attaque islamiste devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, ont montré les divisions profondes qui traversent la gauche: vous avez parlé des «faux amis» de Charlie Hebdo, citant nommément Jean-Luc Mélenchon, responsable à vos yeux avec «une certaine extrême gauche », de dérives et de complaisances vis-à-vis des thèses différencialistes, «indigénistes» ou identitaires qui portent atteinte au socle des principes républicains et menacent la Liberté, notamment la liberté de la presse et la liberté de «blasphémer». Sur ces valeurs essentielles, comment penser que ces gauches seront réconciliables dans l’année qui vient ?

-Laurent JOFFRIN: Sans référence à des valeurs communes – et donc universelles – l’action progressiste est impossible. On tombe dans le différentialisme, dans la politique de l’identité, dans le choc des civilisations. Chacun chez soi, contre les autres. Le contraire de la gauche, qui rassemble autour de principes de justice et non sur la base de l’appartenance culturelle et encore moins raciale. 

« les minorités réclament, pour l’essentiel, non de vivre à part mais d’accéder à l’égalité ».

Mais ces principes doivent entrer en application : c’est là que l’accord – où le compromis – redevient possible. Proposer des procédures concrètes qui assurent une meilleure égalité entre les citoyens d’origines diverses, qui corrigent la sous-représentation des classes populaires dans les instances de direction de la société, qui éliminent progressivement les discriminations envers les minorités ou envers les femmes : c’est par ce moyen qu’on peut converger, même à partir de conceptions philosophiques en apparence inconciliables. 

D’ailleurs je constate que les minorités réclament, pour l’essentiel, non de vivre à part mais d’accéder à l’égalité, notamment à l’égalité des chances. C’est un point sur lequel les décoloniaux, les différentialistes, les militants de la gauche identitaire, devraient réfléchir. Ils mettent en cause les valeurs républicaines mais ne cessent de s’y référer sans le dire. Au fond, les minorités estiment que ces valeurs ne sont pas appliquées. Cela ne veut pas dire qu’elles sont erronées mais qu’il faut trouver les moyens de les mettre en œuvre. A ce moment-là, la discussion devient possible.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(05/10/20)

-Le site du mouvement « Les engagé.e.s » lancé par Laurent Joffrin