Jean-Pierre Balligand: « rompre la spirale a-démocratique »

Jean-Pierre Balligand

Pour le co-Président de l’Institut de la Gouvernance territoriale et de la Décentralisation, Jean-Pierre Balligand, la décentralisation n’est pas « un sujet citoyen facile » alors qu’elle « façonne le quotidien, structure les services publics, solidifie le lien social ». Celui qui a été vice-Président (PS) de l’Assemblée Nationale écrit ici qu’« il faut rompre la spirale d’un système a-démocratique car l’intercommunalité à la française pourrait finir aussi mal que les institutions européennes en prenant le risque d’aboutir à une déconnexion entre le peuple et les structures qui sont véritablement créatrices des normes ». Il avertit : « si on ne résout pas la question du “comment faire vivre le débat démocratique local”, nous risquons d’aller vers une forme d’anéantissement de la démocratie représentative à travers une véritable “ irruption ” du citoyen », avec «des minorités très actives » et des agissements aux « conséquences ravageuses ».

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Il est souvent reproché à la décentralisation de s’être limitée tantôt à un cénacle d’experts, tantôt à un club de praticiens ou encore à un cercle d’élus sans avoir su susciter d’engouement dans le débat politique citoyen. Trop complexe, trop confuse, trop technicienne, la décentralisation ne serait pas un sujet « citoyen » facile. Elle fait peu recette sur l’estrade politique sauf pour scander qu’elle serait trop coûteuse. Pourtant, la décentralisation façonne le quotidien, structure les services publics, solidifie le lien social. Elle constitue en ce sens un véritable enjeu démocratique et de citoyenneté.

La question démocratique la traverse de part en part car débattre de l’organisation des pouvoirs locaux, c’est aussi mettre en jeu des notions comme la séparation des pouvoirs, le principe de la responsabilité politique, la clarification des compétences, la possibilité de l’alternance, le pluralisme, l’existence de contre-pouvoirs…

Le citoyen s’éloigne

Dans bien des réformes territoriales, dont celle adoptée en 2010(1), la figure du « citoyen » n’est évoquée qu’en creux à travers la question de l’efficacité de l’action publique, du citoyen entendu comme contribuable, usager, voire comme client. Et ce alors même que le « territoire » est considéré depuis un certain nombre d’années comme l’espace de la réconciliation possible des citoyens avec le politique, le lien d’une nouvelle propédeutique politique. Le citoyen s’éloigne. Il a souvent le sentiment que l’on veut décider pour lui au « local » comme c’est déjà le cas à l’échelle mondiale.

Ce sentiment prend racine dans les pratiques de la décentralisation. Parmi elles, le maintien en milieu urbain et suburbain d’élections municipales politisées qui ne recouvrent plus aucun contenu, ni aucune compétence alors même que l’intercommunalité devient un système de connivence dépolitisé. Il faut rompre aujourd’hui la spirale d’un système a-démocratique car l’intercommunalité à la française pourrait finir aussi mal que les institutions européennes en prenant le risque d’aboutir à une déconnexion entre le peuple et les structures qui sont véritablement créatrices des normes. La contradiction entre l’existence de représentants démocratiquement élus des communes et le rôle majeur des intercommunalités, où ne siègent que des élus de second degré, se doit d’être résolue.

Rompre la spirale d’un système a-démocratique

C’est en partie l’objectif de la loi du 17 mai 2013(2), qui constitue une étape dans le processus de démocratisation de l’intercommunalité. En mars 2014, les bulletins de vote pour les municipales comporteront deux listes : l’une, pour les municipales. L’autre, reprenant dans cette même liste, les candidats susceptibles de siéger au conseil communautaire. Comme le souligne à juste titre Aurélia Troupel(3), s’il s’agit a priori d’un simple arrangement procédural destiné à donner davantage de visibilité aux élus intercommunaux, en réalité il sort de l’ombre ces assemblées et les fait connaître aux électeurs. Cela signifie a minima qu’à terme la question intercommunale fera doucement son apparition dans la campagne pour les municipales.

Certes, la réforme de 2013 résulte d’une option consensuelle visant à inscrire l’élection des conseillers communautaires dans le cadre des municipales. Le mandat intercommunal reste inextricablement lié au mandat municipal dans la mesure où ils sont élus pour la même durée et à la même date que les conseillers municipaux et leur mode de désignation dépend du régime électoral en vigueur pour les municipales. En effet, seuls sont élus au suffrage universel direct les conseillers communautaires issus de communes élisant leurs conseillers au scrutin mixte (jusqu’alors, 3 500 habitants et plus) tandis que dans les villages, l’ordre du tableau de composition du conseil municipal sert à designer les élus siégeant dans les structures intercommunales.

Le seuil d’application du scrutin mixte pour les municipales a été abaissé aux villes de 1 000 habitants afin d’augmenter le nombre de conseillers communautaires élus. Au sein d’une même assemblée, vont donc siéger des conseillers dont certains auront été expressément identifiés pour endosser ce mandat supplémentaire (1 000 habitants et plus) tandis que les autres occuperont ce fauteuil en raison de leur position dans la hiérarchie municipale. Or, dans les très petites communes pratiquant le scrutin majoritaire plurinominal, dans lesquelles le décompte des voix se fait par nom, il n’est pas rare que le maire soit le moins bien élu alors que dans les communes au scrutin proportionnel de liste (plus de 1 000 habitants), c’est l’inverse. En effet, la tête de liste capitalise sur son nom une part non négligeable des suffrages. L’existence de ce double dispositif risque donc de fragiliser un peu plus la position des conseillers communautaires des petits villages qui, non seulement n’ont généralement que peu de poids dans les assemblées intercommunales mais risquent, à l’avenir, de se voir reprocher leur manque de légitimité électorale à siéger à l’intercommunalité face à de « vrais » élus, identifiés comme tels.

Une avancée qui ne peut s’arrêter là

Dans le cadre de l’examen du projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, l’Assemblée nationale a voté, le 18 juillet 2013, par 61 voix contre 45, l’élection des conseillers communautaires des métropoles(4) au suffrage universel direct à partir de 2020. C’est une avancée qui ne peut s’arrêter là. Pourquoi ne pas élire l’exécutif des communautés urbaines, des communautés d’agglomération et des communautés de communes au suffrage universel afin qu’un débat ait lieu devant les citoyens et que l’on puisse rendre des comptes à ces derniers sur le traitement des ordures ménagères, les transports collectifs, etc. ? Une assemblée délibérante intercommunale représentant les communes serait maintenue. Mais il faut davantage encore tirer les conséquences de la formidable intégration qui est en cours entre les communes et les intercommunalités. Plus le système est intégré, plus il faut que l’institution concernée fasse l’objet d’un débat et d’une sanction démocratique. Si le fléchage constitue une première avancée, il est impossible de se contenter de ce progrès a minima qui n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

Les citoyens souhaiteraient être davantage associés

N’oublions pas que, depuis le vote des lois de décentralisation au début des années 1980, la participation aux élections locales ne cesse de baisser, les électeurs ne sachant pas vraiment qui fait quoi. L’insatisfaction des citoyens a progressé face à une décentralisation devenue peu intelligible. Ils sont les premiers à constater la lenteur de l’instruction des dossiers locaux engendrée par les incessantes concertations entre les différents échelons. L’illisibilité croissante de la répartition des compétences entre collectivités locales est également responsable de l’augmentation progressive, depuis 25 ans, de l’abstention lors des élections locales. Cette situation est contraire aux objectifs assignés au processus de décentralisation, qui fut décidée non pour le profit des élus ou des experts, mais pour celui des citoyens eux-mêmes, au nom de la démocratie et de la proximité. Elle est d’autant plus regrettable qu’indépendamment des discours théoriques sur la décentralisation, les citoyens souhaiteraient, aujourd’hui comme hier, être davantage associés aux décisions locales qui les concernent et identifier plus facilement les responsabilités politiques et financières.

Si on ne résout pas la question de la représentation, du « comment faire vivre le débat démocratique local », nous risquons d’aller vers une forme d’anéantissement de la démocratie représentative à travers une véritable « irruption » du citoyen. Le jour où les citoyens vont s’autoorganiser, localement, nous aurons affaire à des minorités très actives, et faute d’avoir modernisé la démocratie représentative, les responsables politiques devront faire face à des citoyens qui, soit de manière structurelle, soit à travers des outils technologiques, vont s’emparer de certains sujets et les faire vivre à travers de véritables interpellations. Les conséquences seront ravageuses…

S’en prémunir renvoie à la nécessaire mise en pratique du concept de gouvernance territoriale qui désigne l’ensemble des situations de coopération, qui ne peuvent être ordonnées par le seul principe hiérarchique. Pour le dire autrement, la gouvernance territoriale caractérise l’ensemble des situations de coopération non ordonnées par le principe de la verticalité mais par l’association et le « travailler ensemble » des parties prenantes au premier rang desquelles le citoyen. C’est bien cette situation de coopération à la décision publique et politique qu’il s’agit d’initier, de renforcer, et dans certains territoires, d’inventer entre les institutions territoriales et les citoyens.

Jean-Pierre BALLIGAND, co-Président de l’Institut de la Gouvernance Territoriale et de la Décentralisation
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013) 

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1) Loi du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales.
2) Loi du 17 mai 2013, relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires et modifiant le calendrier électoral. 3) « La loi du 17 mai 2013 : une réforme à double détente des élections locales ? » Aurélia Troupel – Pouvoirs Locaux, n°97 – Juillet 2013, p°5.
4) Les métropoles de droit commun, qui seront créées par décret, seront Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Strasbourg, Rennes, Rouen, Grenoble, Montpellier et Brest. Elles s’ajouteront à la métropole de Nice, la seule actuellement existante, et à celles de Paris, Lyon et Aix-Marseille-Provence, qui disposeront de statuts spécifiques. Elles se substitueront aux intercommunalités existantes et disposeront de compétences étendues (développement économique, tourisme, transports, habitat, environnement, eau, etc.). Le projet de loi rend automatique la transformation en métropoles des intercommunalités de plus de 400 000 habitants si elles se situent au centre d’une aire urbaine de plus de 650 000 habitants, ou sont des capitales régionales.