Bruno Tertrais (Fondation de la Recherche Stratégique) à La Revue Civique: la Russie, la Chine, les Etats-Unis, le djihadisme au Sahel… tour d’horizon géopolitique.

Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et « senior fellow » à l’Institut Montaigne. Ses spécialités sont les relations internationales, la géopolitique et l’analyse stratégique des enjeux de Défense. Auteur de nombreux ouvrages, en particulier sur la dissuasion nucléaire, il a codirigé avec Delphine Papin « L’Atlas des frontières. Murs, Conflits, Migrations » dont une nouvelle édition vient de paraitre (éd Les Arènes). Revenant justement sur ce sujet des frontières que l’on croyait disparu après la fin de la guerre froide, il répond ici aux questions de Jean Corcos pour la Revue Civique. A propos de la Russie et son expansionnisme militaire, il nous déclare: « Rappelons nous ce que disait Poutine il y a quelques années : les frontières de la Russie ne sont « nulle part », et le Kremlin se donne pour mission de protéger les Russes « où qu’ils se trouvent ». Après la Moldavie, la Géorgie, l’Ukraine, c’est maintenant l’Azerbaïdjan qui va faire les frais de cette stratégie ».

-La Revue Civique: La tension est dangereusement montée avec la Russie : remise en question de l’intégrité territoriale de l’Ukraine (sécession du Donetsk), intervenant après l’annexion de la Crimée, et en 2008 démembrement partiel de la Géorgie. Par ailleurs, Vladimir Poutine fait étalage de moyens militaires nouveaux (sous-marins Poséidon, missiles hypersoniques), sans parler de la cyberguerre ou de la désinformation. Comment l’expliquer : guerre psychologique ? Rétablissement sans le dire d’une URSS ? Plus largement, assistons-nous à une remise en cause des frontières sur le continent européen, et au retour de « conflits gelés » ?

-Bruno TERTRAIS: Il est toujours difficile de connaître les intentions du Kremlin… y compris parce que Vladimir Poutine est moins un stratège qu’un tacticien opportuniste. Lorsqu’une mobilisation comme celle d’avril 2021 est décidée, le but est au moins d’impressionner, voire de faire peur. De montrer ses muscles, en quelque sorte. C’est de la guerre psychologique, oui, et à ce jeu les Russes seront toujours meilleurs que les Occidentaux, d’autant qu’ils maîtrisent parfaitement les réseaux sociaux. Et parce que nous avons été surpris en 2008 et en 2014, nous devons à chaque fois considérer qu’un scénario plus offensif est possible. Contrairement à ce qu’on lit trop souvent, la Russie ne joue pas aux échecs, mais plutôt au poker. Et comme le dit Gary Kasparov, « arrêtons de dire que Poutine joue aux échecs : aux échecs, nous avons des règles ». Car le Kremlin a foulé aux pieds toutes les règles de la sécurité commune en Europe, pourtant définies avec elle.

« L’atlas des frontières » (éditions Les arênes) qui vient de paraître. Auteurs: Delphine Papin et Bruno Tertrais, avec le cartographe du Monde Xemartin Laborde.

« L’annexion de la Crimée a été un acte fondateur (pour la Russie de Poutine): derrière l’écran du referendum, c’est un véritable Anschluss à laquelle elle a procédé. »

Si la Russie de Poutine n’a pas de stratégie, elle a en revanche une vision. Il s’agit a minima de reconstituer son influence sur les pays de l’ex-URSS, et de les empêcher si possible d’appartenir à la famille libérale. D’où, par ailleurs, les efforts pour affaiblir l’Union européenne et l’Otan. Il y a là un élément de continuité dans la géopolitique russe : cet immense territoire s’est toujours vu en situation d’insécurité. Ce qui bien sûr n’excuse rien. Et ne justifie aucunement la notion de « sphère d’influence » que Moscou tente de dépoussiérer pour l’adapter maladroitement au 21ème siècle. 

Jusqu’en 2014, la Russie respectait non le principe d’inviolabilité des frontières, mais celui de leur intangibilité sauf accord mutuel. Et puis nous avons eu l’annexion de la Crimée, un acte fondateur car, derrière l’écran du referendum, c’est un véritable Anschluss à laquelle elle a procédé. Alors qu’elle reconnaissait les frontières de l’Ukraine. Cet acte était-il un précédent ou une exception ? Je penche pour la seconde, car la position stratégique et historique de la péninsule était particulière. Moscou préfère agir plus subtilement, avec des déploiements de forces ostensiblement pour « maintenir la paix », des distributions de passeports russes dans les zones concernées… Rappelons nous ce que disait Poutine il y a quelques années : les frontières de la Russie ne sont « nulle part », et le Kremlin se donne pour mission de protéger les Russes « où qu’ils se trouvent ». Après la Moldavie, la Géorgie, l’Ukraine, c’est maintenant l’Azerbaïdjan qui va faire les frais de cette stratégie : personne ne peut sérieusement croire que Moscou retirera ses forces – qui sont sur place beaucoup plus nombreuses que les 2.000 prévues par l’accord de cessez-le-feu de 2020 – dans cinq ans.

« La Russie cherche à nous impressionner. Cela ne va pas faire d’elle une superpuissance mondiale, mais elle a énormément changé depuis 1991 ».

Quant aux nouvelles armes que vous mentionnez, elles méritent en effet une certaine attention, tout autant du point de vue militaire que du point de vue politique. Il y a une dizaine d’années, le Kremlin a lâché la bride aux bureaux d’études des industriels russes, et les nouveaux moyens annoncés lors du discours de mars 2018 – ce que des experts ont appelé le « bestiaire stratégique russe » – en sont le fruit. Certains d’entre eux sont destinés à être opérationnels, les moyens hypersoniques par exemple, et toutes les grandes puissances militaires – la France comprise – investissent ce domaine. Et je n’ai pas de doute que Moscou, toujours paranoïaque, voit dans la défense antimissile américaine, même si elle n’a pas la capacité d’intercepter les missiles russes, une menace qu’il faut contrer par tous moyens…

D’autres systèmes annoncés sont des démonstrations de capacités et la Russie, à travers ces effets d’annonce, cherche bien évidemment à nous impressionner. Cela ne va pas faire d’elle une superpuissance militaire mondiale, mais elle a énormément changé depuis 1991 : elle est de nouveau un Etat avec lequel il faut compter sur le plan militaire, notamment parce qu’elle a reconstitué une capacité de projection de forces à distance.

« Pour la Chine, c’est en 2012 qu’elle a engagé sa trajectoire de radicalisation, avec l’arrivée au pouvoir de M. Xi. Rappelez-vous ce que disait Deng Xiao Ping : la Chine devait « cacher sa force et attendre son heure » »

Ayant le plus profité de la mondialisation, la Chine semblait limiter sa formidable montée en puissance au domaine économique mais, depuis l’arrivée de Xi Jinping, plusieurs éléments semblent modifier la donne. Comment expliquer la militarisation de territoires insulaires lointains (îles Paracels et Spratleys) ? Après Macao, puis Hong Kong, l’intégration totale de Taiwan est-elle déjà programmée ? Les milliards de dollars investis dans « les routes de la soie » cachent-ils une menace stratégique ? Enfin comment expliquez-vous la brutalité du discours chinois vis-à-vis de la France (ainsi les insultes adressés à un chercheur de la F.R.S) ?

-Notons d’abord la coïncidence des dates : c’est en 2012, comme en Russie avec la réélection de  M. Poutine, que la République populaire de Chine a engagé sa trajectoire de radicalisation, avec l’arrivée au pouvoir de M. Xi. Dans ces systèmes néo-impérialistes gouvernés par des castes, les personnalités restent importantes et 2012 a marqué un tournant… Pour autant, ce n’était pas une rupture. Rappelez-vous ce que disait Deng Xiao Ping : la Chine devait « cacher sa force et attendre son heure », car elle n’était pas assez forte à l’époque.

Veut-elle devenir une puissance mondiale ? Oui, je le crois. On disait il y a dix ans qu’elle voulait avant tout dominer l’Asie de l’est et se contenterait d’un « partage du monde » avec l’Amérique. Mais c’était avant le lancement des Routes de la soie, qui confère à la Chine des intérêts directs dans plusieurs pays. Et elle construit une immense base militaire à Djibouti… Par ailleurs, l’activisme chinois dans les organisations et forums internationaux montre clairement que Pékin promeut un modèle de gouvernance nationale et internationale qui est à rebours du multilatéralisme et du libéralisme. Enfin, j’ajouterai que l’appétit vient en mangeant : plus un pays est puissant, plus il est admiré, plus ses ambitions croissent. L’Amérique n’était pas constitutivement destinée à être une hyper-puissance…  

« S’agissant des iles de la Mer de Chine, la poldérisation à laquelle la Chine procède est à la fois un instrument de guerre et un instrument de droit ». 

S’agissant des îles de la Mer de Chine du sud, Pékin considère qu’elles font toutes parties de son territoire national, faisant fi de la complexité juridique du sujet. La poldérisation à laquelle elle procède est à la fois un instrument de guerre et un instrument de droit : nombre d’installations sur ces îles ont une vocation duale sinon militaire ; et l’élévation de nombre des récifs et rochers sur lesquels elle s’installe peut être mise à profit pour étayer d’éventuelles prétentions juridiques – si Pékin devait accepter des arbitrages frontaliers, ce qu’elle ne fait pas aujourd’hui.  

Taiwan est une autre affaire : c’est une question littéralement existentielle pour Pékin. La « République de Chine » est une « Chine démocratique qui réussit », et cette réussite est encore plus insupportable depuis la crise de la Covid-19, qui a amélioré l’image de Taipeh tout en dégradant celle de la République Populaire de Chine. Idéalement, Pékin cherchera l’unification sans tirer un coup de fusil. Mais il est impensable, pour ses dirigeants, que cette unification ne soit pas réalisée à l’horizon 2049, lors du centenaire de la République Populaire de Chine. Cette dernière n’hésitera pas à employer la force si nécessaire. Il y a déjà beaucoup de nervosité en cette année de centenaire du Parti communiste… 

La diplomatie chinoise ne communique pas selon nos codes. Elle cherche davantage à intimider qu’à séduire. Et lorsque certains diplomates s’en prennent à un chercheur français, c’est essentiellement pour plaire à Pékin… Et nous ne sommes pas impressionnés.

« Le rétablissement actuel de l’Amérique confirme ce que j’ai toujours dit : on commet une erreur à parier contre les Etats-Unis. »

L’élection de Joe Biden, atlantiste convaincu, a libéré l’Europe des errements de l’administration Trump. Toutefois, des interrogations demeurent. La fin « de l’Amérique gendarme du monde » n’est-elle pas actée ? Si la Chine est la menace stratégique du futur, voudront-ils être présents ailleurs ?

-L’Amérique « gendarme du monde » n’est pas une expression très répandue aux Etats-Unis. Lorsqu’elle l’est, c’est souvent avec un qualificatif. Richard Haas, actuellement président du Council on Foreign Relations, parlait il y a quelques années de « shérif réticent ». L’Amérique se veut souvent être « un phare », un exemple. Elle se veut ensuite, lorsque ses dirigeants assument ce rôle, être un « leader ». C’est différent d’un « gendarme »…

Sur le fond, j’ai tellement entendu de choses sur la fin de la puissance américaine depuis vingt ans… Ainsi que sur son prétendu « retrait des affaires du monde ». Cela n’a pas de sens. Retirée d’Irak et d’Afghanistan, l’Amérique retrouve son rôle des années 1990. Elle est certes un peu abimée par les années Trump et par la crise du Covid-19, mais son rétablissement actuel confirme ce que j’ai toujours dit : on commet une erreur à parier contre les Etats-Unis. Biden a des accents clintoniens, la différence étant qu’il est assez peu disposé à employer l’outil militaire. Mais nous verrons à la première crise grave… Au demeurant, chaque Président promet – et c’est bien normal – de s’occuper prioritairement des affaires intérieures, mais finit toujours par poursuivre une grande partie de la politique internationale de ses prédécesseurs. Ce qui change surtout avec Biden, c’est l’obsession de la Chine, obsession qui est d’ailleurs, comme on le sait, très consensuelle outre-Atlantique. Ce qui ne veut pas dire qu’il abandonnera l’Europe ou le Moyen-Orient. Dans tous les cas, l’Amérique a trop d’intérêts politiques, stratégiques, et économiques pour se désintéresser de l’organisation des affaires du monde.

« Le terrorisme djihadiste au Sahel est une maladie, celle des Etats faibles, où l’islamisme combattant se greffe sur des réseaux mafieux ou sur des rivalités traditionnelles ».

Combien de temps la France tiendra-t-elle seule en Afrique face à la marée djihadiste ? L’effondrement démographique de plusieurs pays européens, l’arrivée au pouvoir de partis écologistes hostile aux industries de l’armement, la pression démographique du Sud, tout cela ne rend-il pas l’avenir encore plus périlleux ?

-Elle n’est pas seule, et ce n’est pas une marée ! Certains des partenaires, européens et américains, l’assistent dans la lutte contre le terrorisme djihadiste au Sahel. Et plutôt que de marée, qui donne un sentiment d’inexorabilité, je préfère parler d’une maladie, celle des Etats faibles, où l’islamisme combattant se greffe sur des réseaux mafieux ou sur des rivalités traditionnelles, notamment dans la zone de contact sahélienne entre populations musulmanes et chrétiennes ou animistes, et entre populations nomades et sédentaires. Il reste que Paris n’a jamais su trouver les mots pour persuader ses alliés européens de l’importance pour notre continent de l’avenir de l’Afrique. Peut-être avons-nous trop insisté sur la question terroriste, alors que très peu d’attentats sont commis chez nous par des Africains du Sahel…     

L’avenir démographique de l’Europe est effectivement un sujet de préoccupation. Depuis quelques années, le continent ne croît plus que par l’immigration, ce qui crée souvent un malaise identitaire, notamment dans les pays qui ont recouvré leur souveraineté il y a seulement trente ans, et qui sont justement ceux où la crise démographique est la plus profonde.

Mais parler de « pression démographique du Sud » est à mon sens erroné. D’abord parce que la transition démographique a largement commencé dans les pays en développement. Seule l’Afrique subsaharienne reste à la traîne. Et c’est son développement, non sa pauvreté, qui accroît les flux migratoires vers l’Europe. Auxquels s’ajoutent bien sûr ceux qui sont issus des conflits. Nous ne seront pas envahis par les Africains et qualifier le continent, comme le fait Stephen Smith, de « Mexique de l’Europe », ou encore de « salle d’attente d’un milliard d’habitants à nos portes » est erroné. Mais les flux augmenteront et il sera important pour l’Europe de montrer à ses citoyens qu’elle maîtrise sa frontière extérieure. Non pas pour la fermer, mais pour la contrôler.

Quant aux partis écologistes, ils n’arrivent aux portes du pouvoir des grands pays que lorsqu’ils se sont transformés en forces politiques responsables. Les Verts allemands, de ce point de vue, en auraient beaucoup  à apprendre à leurs homologues français… S’ils gagnaient la chancellerie en septembre – nous n’y sommes pas – ce ne serait pas une révolution. L’ADN politique de l’Allemagne moderne reste prudent sur les questions de défense, c’est comme ça. Notre partenaire de défense le plus important restera le Royaume-Uni, même sorti de l’UE, et peut-être justement parce que le Brexit s’accompagne d’un réinvestissement important dans la défense.

Propos recueillis par Jean CORCOS

(30/04/21)

-Le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS)