Allemagne: cachez cette kippa que je ne saurai voir… (par Marc Knobel)

Essayiste et historien, Marc Knobel, auteur de « L’internet de la haine » (éd Berg international), directeur des Etudes au Crif, publie dans Le Revue Civique ce texte sur l’inquiétante montée de l’antisémitisme en Allemagne.

Dans son édition du 27 mai, Bild, le quotidien le plus lu dans toute l’Allemagne propose une kippa à découper afin de combattre l’antisémitisme: quelques jours plus tôt, le commissaire du gouvernement allemand chargé de l’antisémitisme, Felix Klein, mettait en garde contre le port de la kippa en Allemagne. Une proposition qui suscite la polémique dans un pays où, selon diverses études universitaires, entre 15 et 20 % des Allemands développeraient des positions antisémites.

Nous vivons une époque particulièrement troublée. La résurgence de l’antisémitisme dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis, surprend encore, interpelle souvent, secoue, déstabilise et effraie. Il ne se passe pas une journée sans que nous n’apprenions que des agressions ont eu lieu, que des gens sont insultés et/ou menacés. Mais, cette résurgence porte une charge symbolique extrêmement forte, lorsqu’il est question de l’Allemagne. L’antisémitisme est un sujet hautement sensible pour des raisons qui sont à la fois historiques, sociétales et psychologiques.

Une rhétorique malsaine d’abord porté par le parti anti-migrants d’extrême droite, Alternative Für Deustchland (AFD)

Le mouvement d’extrême droite Altenative Für Deustchland (alternative pour l’Allemagne)

Il faut se souvenir qu’en Allemagne, la communauté juive comptait environ 600.000 personnes avant la Shoah et seulement 10.000 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle compte environ 200.000 personnes aujourd’hui. Or, on assiste aujourd’hui à un retour en force de l’antisémitisme, d’abord porté par la rhétorique malsaine du parti anti-migrants et d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AFD – extrême-droite), qui vient d’obtenir 11% des suffrages aux élections européennes.

Alors, de quoi s’agit-il ?

Il faut admettre d’abord que l’antisémitisme, depuis le début des années 2000, n’est pas une nouveauté, en Allemagne. Joschka Fischer, Ministre fédéral des Affaires étrangères, avait publié un texte dans une revue (la FAZ), le 11 mai 2002. Dans cet article, le Ministre stigmatisait l’antisémitisme qui sévissait alors en Allemagne. Il se disait également préoccupé par la véhémence des attaques qui sont adressées à l’encontre du seul Etat d’Israël lorsqu’il est question du conflit israélo-palestinien.

Et comme dans un avertissement solennel, Joschka Fischer proclamait que « ce n’est pas en faisant jouer, sans l’avouer, le mécanisme consistant à reporter la culpabilité sur la politique menée par Israël dans le conflit du Proche-Orient que l’Allemagne pourra se dégager de sa responsabilité envers son histoire. Toute tentative dans ce sens déboucherait sur un désastre. La seule réponse que l’on puisse apporter face à notre histoire doit être positive et doit s’articuler autour de l’existence d’une communauté juive croissante en Allemagne, composée d’hommes et de femmes juifs pouvant vivre ici dans la liberté et dans la sécurité en tant que citoyens à part entière de notre République. » 

Le Ministre posait enfin la question de la crédibilité de la démocratie allemande lorsqu’elle est confrontée à ses vieux démons : « C’est pourquoi chaque cas d’antisémitisme menace non seulement les Juifs en Allemagne mais aussi notre société et notre démocratie dans leur ensemble. »

Mais voilà, les choses se sont terriblement aggravées depuis.

Selon les chiffres du gouvernement allemand, quatre actes antisémites par jour ont été recensés en moyenne en 2017. La majorité de ces actes (soit 1.377 sur 1.452) ont été commis par des sympathisants d’extrême droite. En 2018, 1.799 actes antisémites ont été comptabilisés, soit une hausse de 9,4 % par rapport à 2017. Les violences antisémites sont passées de 37 à 62, selon les données de la police allemande transmises à la demande du groupe parlementaire de la gauche radicale Die Linke. Il s’agit du plus haut niveau de crimes et délits antisémites atteint en près de dix ans (1).

Un autre antisémitisme porté par des radicaux arabo-musulmans

Un « antisionisme » qui porte une virulence antisémite.

À ce phénomène s’ajoute la visibilité croissante d’un antisémitisme lié au conflit israélo-palestinien et à des tensions provoquées par certains des réfugiés arabo-musulmans arrivés récemment dans le pays. Il faut rappeler à cet égard qu’entre 2015 et 2016, l’Allemagne a accueilli plus d’un million de migrants en provenance de Syrie, d’Afghanistan ou d’Irak. « Beaucoup de ceux qui sont venus chez nous se sont vus inoculer très jeunes des clichés antisémites », a noté à ce sujet Heiko Maas, le Ministre fédéral allemand des Affaires étrangères, lors de l’inauguration d’un réseau européen de lutte contre l’antisémitisme.

Avec la guerre à Gaza en 2014, des rassemblements propalestiniens ont été organisés dans toute l’Allemagne, dans lesquels des slogans comme « Juifs à la chambre à gaz » ont été entendus à plusieurs reprises. En décembre 2017, un bon millier de manifestants ont protesté devant l’ambassade des Etats-Unis contre la décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël. Des drapeaux israéliens ont alors été brûlés aux cris de « mort à Israël » ou « Israël, assassin d’enfants » et la police a procédé à une dizaine d’interpellations. Un nouveau défilé avait rassemblé cette fois 2500 personnes dans le quartier multiculturel de Neukölln. De nouveau, les manifestants avaient mis le feu à un drapeau israélien et scandé des slogans antisémites.

Le quotidien suisse Le Temps du 12 décembre 2017 explique que ces manifestations sont le fait d’un mélange improbable, rassemblant des éléments allemands du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), des sympathisants du Hamas et de la milice libanaise Hezbollah, des soutiens du parti AKP du président turc Erdogan et du Fatah palestinien.

C’est une honte de voir qu’aucun établissement juif ne peut exister dans protection policière »

Angela Merkel
En Allemagne et ailleurs en Europe, des citoyens se (re)mobilisent.

Le 27 janvier 2018, journée de la mémoire de l’Holocauste, Angela Merkel avait dénoncé la résurgence de l’antisémitisme en Allemagne. « Il est inconcevable et (cela) constitue une honte de voir qu’aucun établissement juif ne peut exister sans protection policière, qu’il s’agisse d’une école, d’un jardin d’enfants ou d’une synagogue », a-t-elle affirmé. Et, le président du Conseil central des Juifs en Allemagne (ZDK), Josef Schuster, avait conseillé aux Juifs de ne pas porter la kippa dans les grandes villes.

Puis, le 13 avril, Angela Merkel avait dénoncé à la télévision israélienne l’émergence d’une « autre forme d’antisémitisme » parmi des réfugiés d’origine arabe dans le pays. Ces propos ont été tenus alors qu’une attaque antisémite présumée avait lieu à Berlin. Un jeune homme portant une kippa avait été agressé et frappé à coups de ceinture en pleine rue par un groupe de jeunes. Selon le quotidien Bild, l’agresseur présumé principal, qui s’est livré à la police, est un réfugié syrien ayant vécu dans un centre pour migrants près de Berlin.

Angela Merkel avait alors nommé un commissaire chargé de lutter contre l’antisémitisme. Quelques jours plus tard, le 25 avril 2018, des milliers d’Allemands portant la kippa participent à des rassemblements organisés dans toute l’Allemagne en soutien à la communauté juive, dans ce contexte de montée de l’antisémitisme, en partageant l’autocollant : « Ich Bin Jude. » En août 2018, le quotidien Stuttgarter Nachrichten s’était ému du témoignage d’un habitant de Karlsruhe, avouant sa peur de traverser la ville avec sa kippa (2).

L’antisémitisme s’est invité également dans les stades. Le 8 mars 2019, des insultes antisémites ont été proférées sur Twitter à l’encontre d’un joueur de foot israélien, Almog Cohen, à l’occasion d’une rencontre à Berlin du championnat allemand de 2ème division. Dans le même week-end, à Chemnitz, dans l’Est du pays, un hommage a été rendu dans le stade local à un hooligan néonazi décédé (3).

Nous aimerions atteindre les plus jeunes générations, notamment celles issues de l’immigration »

Felix Klein, Commissaire du gouvernement fédéral allemand chargé de la lutte contre l’antisémitisme.

Face à cette inquiétante recrudescence de l’antisémitisme, les autorités allemandes cherchent donc des solutions, notamment pour lutter contre cet « antisémitisme importé ». La CDU propose d’expulser les étrangers mettant en cause l’existence d’Israël. La sénatrice berlinoise Sawsan Chebli souhaite imposer aux nouveaux venus la visite de camps de concentration. Mais l’idée divise. « Il ne faut pas imposer les choses, sinon elles produisent l’effet inverse de celui recherché », estime Günter Morsch, directeur du musée du camp de Sachsenhausen. Les acteurs de la lutte contre l’antisémitisme prônent surtout un renforcement du travail de prévention (4).

Interrogé par l’Obs, Félix Klein, le Commissaire du gouvernement allemand chargé de l’antisémitisme, avait expliqué ce que le gouvernement allemand comptait faire à cet égard : « Nous voulons établir dans tous les Länder un système national efficace de signalement des incidents antisémites pour nous donner une idée précise de la situation au plan national. Ensuite, nous allons développer des stratégies très concrètes : muscler notre arsenal répressif et renforcer les peines. Brûler des drapeaux sera désormais passible de poursuites pénales et une agression pour motifs racistes sera plus sévèrement punie. Punir les discours de haine sur Internet. Sur le terrain, la prévention à travers l’éducation joue un rôle clé. Nous pensons à des cours sur l’Holocauste bien sûr, enseigner que la culture juive appartient à l’Allemagne ».

« Nous aimerions aussi atteindre les plus jeunes générations, notamment celles issues de l’immigration avec des histoires personnelles ou montrant le rôle joué par leurs pays d’origine, poursuit-il. Expliquer que la Turquie par exemple a été un refuge pour nombre de juifs fuyant l’Allemagne nazie dans les années 1930-1940. Enfin, nous n’avons pas suffisamment travaillé avec les représentants des communautés musulmanes, les imams, les mosquées, nous voulons susciter un débat, lancer des conférences (5). »

Cependant, malgré la bonne volonté affichée et les résolutions établies, les actes antisémites n’ont pas cessé de se multiplier. C’est alors que le même Felix Klein a mis en garde, samedi 25 mai 2019, contre le port de la kippa en Allemagne. Une déclaration qui a été jugée maladroite, provoquant une énorme polémique, notamment en Israël. Conscient du scandale, le lundi suivant, 27 mai, Klein a appelé cette fois la population au port de la kippa, face à la recrudescence de l’antisémitisme. « J’appelle tous les citoyens de Berlin et de toute l’Allemagne à porter la kippa samedi prochain, si de nouvelles attaques intolérables visent Israël et les Juifs à l’occasion de la journée al-Quds à Berlin. » Il est ainsi revenu sur ces déclarations controversées faites au cours du week-end. Au même moment, dans une interview diffusée à CNN, Angela Merkel déclarait : « Nous avons toujours eu un certain nombre d’antisémites parmi nous. »

« Malheureusement, il n’y a pas une seule synagogue, pas une seule garderie pour les enfants juifs, pas une seule école pour les enfants juifs, qui n’a pas besoin d’être surveillée par la police allemande » a ajouté la chancelière. « Nous devons dire à nos jeunes ce que l’histoire nous a apporté, à nous et aux autres, et pourquoi nous sommes pour la démocratie … pourquoi nous luttons contre l’intolérance » a précisé Merkel.

Nous venons de le voir ici, les déclarations se succèdent les unes après les autres, le ton est solennel et il est grave. Mais, cela suffira-t-il à endiguer cette recrudescence alarmante de l’antisémitisme, dans un pays qui, il y a 70 ans, a organisé et planifié l’extermination des Juifs ?

Marc KNOBEL

(30/05/19)

1)      Le Monde, 13 février 2019.

2)      https://www.stuttgarter-nachrichten.de/inhalt.antisemitismus-beunruhigt-juden-nicht-mit-kippa-durch-karlsruhe-laufen.58e98885-372e-4208-a4b0-254db874e0de.html

3)      Alexandra Saviana, « Résurgence de l’antisémitisme en Allemagne : « Assez naturellement, l’Histoire s’estompe », Marianne, 12 mars 2019.

4)      Delphine Nerbollier, En Allemagne, « l’antisémitisme est toujours là », La Croix, 29 janvier 2018.

5)      Prune Antoine, « Antisémitisme en Allemagne : « Nous allons muscler notre arsenal répressif « , L’Obs, 28 juillet 2018. r(« a