Alexeï Navalny : « La Russie, régime autoritaire qui se situe en Europe » (entretien du « Grand Continent »)

Plus de 5 000 arrestations ont récemment eu lieu en Russie, touchant des sympathisants d’Alexeï Navalny – lui même emprisonné, après avoir été empoisonné ! Ces personnes ont simplement participé à des manifestations (très pacifiques) de solidarité avec celui qui apparaît comme « un dissident », terme actualisé issu de l’époque du totalitarisme soviétique. Des dizaines de journalistes indépendants ont aussi été arrêtés à Moscou ou ailleurs en Russie. En solidarité pour celles et ceux qui défendent simplement les libertés les plus fondamentales et la démocratie, La Revue Civique publie de larges extraits d’un récent entretien avec Alexeï Navalny, réalisé par le média « Le Grand Continent ».

-« Le Grand Continent « : Nous aimerions aborder avec vous des principales questions qui concernent votre projet politique, que vous avez défini comme « la belle Russie du futur ». Si cela dépendait de vous, que changeriez-vous ? 

-Alexeï NAVALNY : J’ai indiqué à de nombreuses reprises sur ma chaîne Youtube que l’éducation était un sujet central. Les pays riches investissent dans l’éducation, dans le capital humain. Plus nos citoyens seront éduqués, plus ils seront compétitifs, plus ils gagneront de l’argent et ainsi plus le futur de la Russie sera radieux.

La Russie aujourd’hui est un régime autoritaire qui se situe en Europe, mais qui n’a pas les atouts d’un État européen normal. La plus grande partie des pays à l’Ouest de la Russie sont plus riches que nous et ont un meilleur système éducatif, sans pour autant faire d’efforts surhumains. En Russie, 25 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté. Notre pays est gigantesque, et tout le pouvoir est concentré à Moscou, parfois à Sotchi ou à Novo-Ogaryovo, dans les mains d’un seul homme. Il est évident que ce système ne peut pas fonctionner. Ce type de système ne fonctionne nulle part, et il ne fonctionne pas chez nous non plus.

La Russie est une fédération ; nous n’avons pas besoin d’inventer un autre système. Premièrement, car un si grand pays ne peut être gouverné à partir d’un seul lieu. Deuxièmement, car des espaces comme Saint-Pétersbourg et la Tchétchénie sont très différents : nos régions sont variées, nous avons donc besoin d’un système fédéral afin que les régions soient dirigées de manière différenciée. Pour cela, les régions doivent être plus indépendantes, argent et autorité doivent être redistribués aux villes pour que le pouvoir se situe au niveau local, afin de se prémunir ainsi contre le séparatisme. Les villes, et non les régions, doivent être en compétition les unes contre les autres. 

 » Actuellement, nous avons une quasi-monarchie: tout le pouvoir est aux mains d’un seul homme, toutes les autres institutions sont superficielles « 

Vous dites qu’il n’est pas possible de diriger le pays depuis un seul bureau. D’après vous, de quel type devrait-être la séparation des pouvoirs entre le Président, le Parlement, le Gouvernement et le pouvoir judiciaire  ?

Actuellement, nous avons un système hyper-présidentiel, voire une quasi-monarchie  : tout le pouvoir est aux mains d’un seul homme et toutes les autres institutions sont superficielles. Nous devons aller dans la direction d’une république parlementaire dans laquelle les partis arrivés au pouvoir formeraient le gouvernement et adopteraient les lois qui dictent nos vies.

-Imaginez que vous enregistriez votre parti «  Le Futur de la Russie  » et fassiez campagne avec ce parti aux élections  : sur la base de quel programme, avec quelles promesses  ? 

-Tout d’abord, la libération immédiate de tous les prisonniers politiques. 

Puis, des mesures efficaces afin de lutter contre la corruption, telles que le respect de l’article 20 de la Convention des Nations Unies contre la corruption, qui vise l’enrichissement illicite.  

Enfin, une réforme du système judiciaire : s’il n’existe pas un lieu où les citoyens peuvent contredire le gouvernement, ça ne peut pas marcher.

Autre mesure, la dérégulation des entreprises. Dans « la belle Russie du futur » que nous imaginons, on pourra créer une société plus facilement qu’à Singapour ou qu’en Géorgie. Les charges pour les formalités administratives seront les plus légères au monde. Un salaire minimum serait mis en place. Lors de la campagne présidentielle 6, nous avions estimé dans notre programme que le salaire minimum mensuel devrait être de 25 000 roubles. Cette somme doit désormais être supérieure. Enfin, il faut mettre en place une exonération fiscale complète pour les petites entreprises et auto-entrepreneurs. (…)

ll est préférable d’adopter des réformes judiciaires de façon rapide plutôt que lente, mais dans ce domaine il existe toujours un souci  : les réformes établissent un organe indépendant. Les mêmes juges qui vous ont envoyé en prison, condamné à une assignation à résidence, pourront continuer à faire ce qu’ils veulent.

Les tribunaux qui m’ont condamné, et qui ont condamné de façon illégale d’autres personnes, ont enfreint les dispositions du Code pénal. Afin de réformer le système judiciaire, la première chose à faire est d’assurer l’indépendance des juges vis-à-vis du président du tribunal.

La deuxième chose à faire concerne la nomination des juges. Actuellement, la plupart des juges viennent des tribunaux, un petit nombre d’entre eux vient de la magistrature, de la police, mais il n’y a presque pas d’avocats, il n’y a presque pas de juristes issus du monde universitaire.

La carrière de tous les juges est la même : au départ, ils ont un salaire ridicule, ils sont greffiers du tribunal. Ce sont des esclaves du système judiciaire et ils sont prêts à tout pour que le président du tribunal les nomme en tant que juge. L’expression « mafia judiciaire » est pertinente et véridique. C’est pour cela qu’il nous faut changer le système de recrutement des juges. Les juges, particulièrement dans les juridictions supérieures, doivent être des autorités en matière de droit.

La question de l’argent revient souvent dans ce domaine. Bien sûr les juges peuvent toujours être corrompus. Néanmoins, la bonne nouvelle est que nous avons les moyens de bien les rémunérer, jusqu’à un million de roubles par mois. L’objectif est que le juge soit la personne la plus respectée de la ville, la plus intelligente, la mieux éduquée. Dans ce cas, il est logique de le payer un million de roubles. (…)

A Berlin, les banderoles sont naturellement libres. A Moscou, une chappe de plomb s’est abattue.

Pensez-vous qu’il s’agit de la question politique la plus importante ?

-Oui, absolument : un pouvoir judiciaire indépendant assure l’équilibre. Actuellement, le système judiciaire répond à une logique simple : vous arrivez au pouvoir, vous emprisonnez ceux qui y étaient avant vous, mais vous savez que, si vous quittez le pouvoir, ce sera à leur tour de vous emprisonner. Que faire ? Ne pas quitter le pouvoir. Tout simplement. C’est cela qui doit changer.

Les médias sont un point névralgique, leur contrôle est crucial pour le contrôle que le parti Russie Unie exerce sur le pays. Comment abordez-vous le problème de la censure, du contrôle du gouvernement ou des oligarques sur les médias  ?

-Oui, c’est une question très importante. Il suffit de se souvenir de la manière dont Poutine a consolidé son pouvoir pour s’en convaincre  : le contrôle sur les médias a été assuré avant qu’il ne prenne la main sur le système judiciaire et les forces de l’ordre. Ce contrôle sur les médias a été assuré de façon plutôt subtile si je puis dire  : une minorité de médias a été dissoute, la majorité a été rachetée. Cela a été le cas de médias acquis par des oligarques, comme Vedomosti. Vedomosti était un excellent journal mais c’est devenu un cauchemar à lire. Et le gouvernement déclare  : « nous n’avons rien à voir avec cela, il ne s’agit que de la loi du marché, ce n’est pas de la censure  ». 

Le pouvoir a du mal à s’entendre avec la rédaction de médias comme RBC, mais il parvient très bien à s’entendre avec le propriétaire du journal, Mikhaïl Prokhorov. Ce dernier a d’ailleurs accepté de licencier des journalistes qui avaient écrit sur l’existence d’une ferme ostréicole au large de la maison de Poutine.

Il s’agit de tirer une conclusion de tout cela : les médias russes ne sont pas seulement un business mais l’institution la plus importante, sans laquelle nous ne pouvons établir un système politique compétitif et lutter contre la corruption. C’est pour cela que les médias doivent être dotés d’une liberté d’expression totale. 

L’expérience de ces vingt dernières années nous a montré que les oligarques se sont entendus très facilement avec le pouvoir lorsque celui-ci avait besoin de résoudre un problème avec la rédaction d’un journal  : un coup de fil à un oligarque, quelques instructions et la rédaction devient muette.

(…)

Combien de temps faudra-t-il pour construire «  la belle Russie du futur  » que vous appelez de vos vœux, et faire en sorte que ce tournant soit irréversible  ? 

-Je pense que cela sera bien plus rapide que ne le pensent de nombreuses personnes. On entend souvent qu’il faudra 100 ans pour mener à bien ces changements. J’estime qu’à partir du moment où, selon la Constitution et l’ensemble des lois, nous avons un système judiciaire indépendant et que les droits électoraux sont fermement garantis, rendant impossible de truquer les élections et de bloquer l’accès à certains candidats aux élections, comme cela a lieu aujourd’hui, alors, je pense qu’il suffit d’une période équivalente à deux cycles électoraux, soit 10 ans. 

Je souhaite en effet revenir à une durée de mandat de 4 ans pour le président et la Douma, ce qui signifie qu’il faudrait 10 ans au total pour que deux cycles électoraux se produisent et qu’une rotation complète du pouvoir ait lieu. Dans cet espace de 10 ans, on peut espérer que tout fonctionne. Par la suite, je dirais que si on parvient à garantir un système juridique indépendant et les droits électoraux, alors tout ira bien.

-L’ensemble de l’entretien du média « Le Grand Continent » avec Alexeï Navalny ici