« Affaiblissement des partis, affaissement du charisme »: entretien avec Pascal Perrineau (par Jean Corcos)

Pascal Perrineau est professeur des Universités à Sciences Po, où il a la charge de plusieurs cours sur le vote, l’analyse des comportements et des attitudes politiques, la science politique et l’extrême-droite en France et en Europe. Ses recherches portent particulièrement sur la sociologie électorale, ainsi que sur l’interprétation des nouveaux clivages à l’œuvre dans les sociétés européennes. Auteur de nombreux ouvrages, il remplit plusieurs missions d’expertise auprès, entre autres, du Conseil de l’Europe, et a dirigé le CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique française) jusqu’en décembre 2013. Il a coécrit avec Laurence Morel, Maitre de conférences à l’Université de Lille, pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), l’étude intitulée « Les primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l’élection présidentielle. » Il répond ici pour La Revue Civique aux questions de Jean Corcos.

-La Revue Civique: Les primaires n’existaient pas au début de la Vème République. Or, à part en 2012, elles n’ont jamais pré-désigné le vainqueur de la présidentielle ; en 2017, les candidats sélectionnés n’ont même pas été présents au 2ème tour ; et en 2021, la majorité des candidats ne passent pas par cette étape : la référence au système américain n’est-elle pas dépassée ?

-Pascal PERRINEAU: Certes, l’élection primaire s’est développée historiquement dans un pays, les Etats Unis, où le bipartisme est une vieille réalité. Cependant, dans son importation vers l’Europe elle a touché des systèmes multi partisans comme l’Italie[1]. En France, elle est apparue à droite, avec une proposition de Charles Pasqua en 1994 d’instaurer une telle primaire pour départager les ambitions contraires de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur.  Puis, en 1994, c’est le Parti socialiste qui organisa la première élection primaire, réservée aux adhérents afin de départager Henri Emmanuelli et Lionel Jospin. Ensuite, le « sélectorat » (c’est-à-dire le groupe d’électeurs retenus pour pouvoir participer à l’élection au sein d’une primaire) n’a cessé de s’élargir en 2006-2007 et 2011-2012. 

La droite et le centre rejoindront le Parti socialiste en 2016-2017. Toutes ces forces politiques ont adopté l’élection primaire pour sélectionner leurs candidats car elles étaient confrontées à un déficit de leadership  et à une incapacité à dégager un « candidat naturel ». Le fait qu’en 2007 les deux candidats issus de primaires, François Fillon et Benoit Hamon, aient été écartés du second tour a contribué à la « légende noire » de la primaire. Après avoir été adorée, l’élection primaire devenait l’élection qui menait inéluctablement à l’échec. L’élection d’Emmanuel Macron, candidat autoproclamé et émancipé de toute force collective, semblait devoir donner raison à cette lecture.

La note de la Fondapol, signée Laurence Morel et Pascal Perrineau, sur les primaires.

Votre note -pour la Fondapol- expose en détail l’importance du collège électoral retenu pour la sélection des candidats. Après analyse et comparaison avec d’autres démocraties, vous recommandez un système de primaires ouvertes, et proche de celui mis en œuvre à droite et à gauche pour la dernière élection présidentielle (majoritaire à deux tours, et de « coalition » pour que d’autres partis soient associés). Or, il n’y a pas eu cette année de « primaire de coalition » dans une gauche totalement éclatée, et la droite n’a pas voulu de « primaire ouverte » ?

-L’élection primaire ouverte au sein d’une coalition est celle qui permet de mobiliser de manière large en amont et de rassembler un camp relativement épars et dispersé entre des partis et des officines politiques de taille diverse. Aujourd’hui, la gauche est à la fois très affaiblie et divisée entre différentes forces (écologistes, insoumis, socialistes) qui aimeraient imposer leur leadership sans parvenir vraiment à se départager. Seuls les écologistes ont joué le jeu d’une primaire ouverte, qui a permis de faire émerger une écologie de gouvernement en rupture avec la voie radicale et minoritaire incarnée par Sandrine Rousseau. Mais, contrairement à 2017, la primaire de coalition reste un mirage, chacun préférant se positionner pour la reconstruction d’après-échec.

A droite, après avoir hésité, le parti Les Républicains a préféré la primaire partisane fermée en acceptant tout de même de permettre à des candidats extérieurs (Valérie Pécresse et Xavier Bertrand) de tenter leurs chances. A défaut d’avoir osé faire vivre le pluralisme de la droite et du centre dans des primaires ouvertes, LR tente d’intégrer en son sein ce pluralisme. Il reste à en convaincre tous ses partenaires à commencer par les centristes de l’UDI et du Nouveau Centre.

Parmi les ouvrages récents de Pascal Perrineau, « Le grand écart » (Plon).

La chute de l’influence des partis est un élément d’inquiétude pour notre démocratie. Vous mentionnez des éléments indépendants de l’influence des primaires ; vous dites aussi que les primaires ouvertes ne conduisent jamais à « booster » l’adhésion. Des ébauches de programmes sont proposés aux électeurs par les candidats à départager : cela n’enlève-t-il pas toute crédibilité aux partis qui n’ont plus de débat programmatique ?

-Le recours à l’élection primaire est le symptôme de l’affaiblissement des partis qui ont connu une chute des adhésions, un étiolement de la fonction programmatique et une incapacité à représenter les vrais clivages de la société d’aujourd’hui. A cela, il faut ajouter une caractéristique plus générale : celle de l’affaissement de l’autorité et du charisme. Les grands leaders de la droite et de la gauche, qui ont irrigué les cinq décennies d’après-guerre (de Gaulle, Giscard d’Estaing, Chirac, Mitterrand), n’ont pas été remplacés. Des charismes faibles ou très éphémères ont pris la place et on a vu même apparaître la notion de « candidat ordinaire », c’est-à-dire la fin de toute forme de légitimité charismatique. Dans un tel contexte, seule la légitimité démocratique issue des urnes d’une compétition interne peut redonner du lustre à une candidature.

Au-delà de la mécanique des primaires, la Constitution de 1958 semble avoir atteint ses limites : forte montée de l’abstention ; confusion de l’offre politique en raison de candidatures pléthoriques ; hystérisation des débats ; remise en question accélérée du vainqueur. N’est-il pas temps de revenir à un système parlementaire, comme chez nos partenaires européens, ce qui dépersonnaliserait le vote et imposerait des compromis ?

-L’idée d’un changement de régime réapparaît toujours dans un contexte de crise. Plutôt que de retomber dans ce travers franco-français, il vaut mieux se poser le problème du rééquilibrage de nos institutions. Rééquilibrage du côté du pouvoir parlementaire, en introduisant un peu de souplesse dans le mode de scrutin majoritaire à deux tours et en revenant à une déconnection des élections législatives et de l’élection présidentielle. Reposer la question du quinquennat et d’un éventuel retour à un septennat ou un sextennat. Enfin, redonner toute sa place au mécanisme référendaire et à certains procédés de démocratie participative.

Si tout cela ne suffisait pas, on pourrait envisager des solutions institutionnelles plus vigoureuses. Par exemple, un rééquilibrage drastique en évoluant vers un vrai régime présidentiel qui garderait l’élection du Président par le peuple tout en mettant face à lui un véritable pouvoir législatif autonome. Une autre solution serait de « parlementariser » la Vème République en gardant un chef d’Etat élu par le peuple, comme c’est le cas en Autriche ou au Portugal, mais en le délestant de nombre de ses pouvoirs propres. En tout cas, supprimer l’élection du Président par le peuple me semble être une solution inenvisageable, cette élection présidentielle restant pour tous les Français un grand rendez-vous démocratique.

Propos recueillis par Jean CORCOS

(14/10/21)


[1] Laurence Morel et Pascal Perrineau, Les primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l’élection présidentielle, Notes de la Fondation pour l’Innovation Politique, Août 2021, 70 P.

Pascal Perrineau a suivi aussi de très près et analysé ensuite les divers aspects, positifs et négatifs, du « Grand débat national » qui avait été lancé en réponse à la crise des « Gilets jaunes », en 2019.