Chômage et déflation : perspective européenne (par Jérome Creel, de l’OFCE)

Pour la première fois, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), accueilli en son sein par la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), a publié un ouvrage synthétique intitulé « L’économie européenne 2016 » (collection Repères ; éditions La Découverte). Après 60 ans, le chemin parcouru par l’Union européenne ne doit pas manquer de nous impressionner. Pourtant, de nombreuses interrogations demeurent quant à l’efficacité, voire à la pérennité, du projet européen d’intégration. Ce petit livre vise à éclairer le débat sur l’avenir de l’Europe, en le resituant dans son contexte économique, financier et historique. Le directeur de cet ouvrage, Jérôme Creel, économiste, professeur à Sciences Po et Directeur du département d’étude au sein de l’OFCE a répondu aux questions de La Revue Civique. En particulier sur l’enjeu de l’emploi en Europe, le sujet du taux d’inflation négatif qui est apparu et des perspectives économiques qui peuvent être tracées.

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La Revue Civique : selon un sondage réalisé par la Fondation Friedrich Ebert en janvier 2016, le chômage est la deuxième préoccupation des Européens. Et il est, selon Eurostat, à 10.3% dans la zone euro et à 8.9% dans l’UE. Pourtant, les différences entre les taux de chômage de différents États membres sont fortes et la France ne se trouve pas parmi les meilleurs. Pourquoi, selon vous, observe-t-on de telles différences de résultats entre États membres en matière d’emploi ?

Jérôme CREEL : Les divergences européennes, en matière d’emploi, de productivité et de compétitivité, ne sont pas nouvelles. Comme l’OFCE le souligne dans « L’économie européenne 2016 », les divergences entre pays proches du plein emploi, tels l’Allemagne, et pays à fort taux de chômage, tels l’Italie ou l’Espagne, s’expliquent par deux chocs successifs.

Le premier procède d’un long processus de modération salariale en Allemagne qui a renforcé la compétitivité allemande au détriment des pays partenaires, plongeant nombre d’entre eux dans les déficits courants. Ce choc est survenu à la suite de la réunification allemande, puis des réformes structurelles sur le marché du travail entamées au début des années 2000.

Le second choc procède pour sa part d’une financiarisation accrue, au cours des années 2000, des économies des pays périphériques, qui a vu le développement du crédit bancaire et a nourri la consommation de biens non échangeables, en particulier immobiliers en Espagne.

Les déficits courants survenus après le premier choc se sont poursuivis durant le second sans que les économies périphériques soient en mesure d’engendrer une amélioration de leur productivité. L’endettement n’avait pas de contrepartie en terme de croissance future ; la crise était inéluctable, d’autant plus que la grave crise financière venue des Etats-Unis plongeait l’économie européenne dans la récession.

Dans ce schéma explicatif, la situation française est spécifique : l’un et l’autre choc ont été moins forts. L’écart entre salaire et productivité a été moins grand que dans les pays périphériques, tandis que la financiarisation de l’économie française date du milieu des années 1980. L’adaptation à celle-ci était déjà faite dans les années 2000.

Une coopération à renforcer sur l’investissement

Quels sont les leviers qui ont permis à des pays comme l’Allemagne d’être mieux placés que la France et qu’est-ce qu’on pourrait faire de mieux, en matière de lutte contre le chômage, selon vous en France et en Europe ?

Le mercantilisme, c’est-à-dire un dynamisme économique et industriel porté prioritairement par les exportations nettes vers le reste du monde, y compris l’UE, est certainement le levier principal du « succès » allemand récent. La question de sa généralisation à l’ensemble des Etats membres de l’UE ne se pose cependant pas. Compte tenu d’échanges intra-européens très importants, tous les pays de la zone ne peuvent pas être des exportateurs nets !

Plutôt que de s’intéresser au bon côté de la force allemande, il vaudrait peut-être mieux s’intéresser à sa face plus sombre pour envisager faire mieux, non seulement en Allemagne mais aussi dans le reste de l’UE. Une démographie en berne et un certain retard d’investissement font en effet peser des risques sur la croissance allemande à moyen terme. C’est un peu moins le cas en France, mais il y a là matière à une coopération étroite entre les différents pays européens, en particulier sur l’investissement, pour limiter ces risques et, partant, renforcer le dynamisme économique européen. L’investissement, privé et public, dans les infrastructures de garde d’enfants pourrait peser favorablement sur le taux de natalité allemand ; les investissements dans l’éducation, la formation continue et la santé pourraient offrir des emplois et assurer une meilleure adéquation de la main d’œuvre aux besoins des entreprises européennes, par l’amélioration des qualifications ; les investissements pourraient accompagner la transition écologique ; etc.

Par ses objectifs, le Plan Juncker d’investissement européen va certes dans cette direction. Malheureusement, des moyens alloués limités et une mise en œuvre tardive ne permettent pas d’espérer que le Plan Juncker sera suffisant en l’état pour relancer l’économie européenne et pour aider à atténuer les divergences européennes. Il faudrait beaucoup plus pour effacer le retard pris depuis la crise financière internationale.

Jérome Creel, de l’OFCE, directeur de l'ouvrage « L’économie européenne 2016 » (collection Repères ; éditions La Découverte).

Jérome Creel, de l’OFCE, directeur de l'ouvrage « L’économie européenne 2016 » (collection Repères ; éditions La Découverte).

Les trois risques propres à la déflation

Selon Eurostat, l’UE a atteint un taux d’inflation négatif de -0.02%. Pourtant, Mario Draghi a récemment mis en place la deuxième vague de réformes du « programme d’assouplissement quantitatif ». Quels sont les risques d’un taux d’inflation négatif ?

La déflation (i.e. un taux d’inflation négatif) est, pour commencer, la matérialisation de certains risques : risque de surproduction et/ou de pertes de débouchés, de surendettement, de ralentissement du crédit, de contre-choc pétrolier, etc.

Les risques propres à la déflation sont principalement au nombre de trois. Le premier a trait à son potentiel auto-réalisateur : confrontés à une baisse des prix, et sous l’hypothèse d’anticiper qu’elle se poursuive, les ménages peuvent très bien décider de reporter leurs achats et d’épargner plus ; ce faisant, ils amplifient la baisse des prix. L’anticipation qu’ils avaient formulée est auto-réalisatrice et peut les amener à continuer de différer leurs achats. La spirale déflationniste qui s’enclenche alors est difficile à renverser. Le deuxième risque a trait à l’endettement : si l’inflation est une forme d’euthanasie des rentiers, la déflation est une forme d’étranglement des débiteurs. La baisse des prix accroît en effet la valeur des dettes contractées ; elle fragilise donc les débiteurs. Le troisième risque a trait au coût de financement de l’économie : si le taux nominal d’emprunt n’est pas parfaitement indexé sur la variation des prix ou si ce taux est rigide à la baisse (parce qu’il a atteint 0% par exemple), la déflation accroît le coût réel du capital, ce qui produit un ralentissement, voire une chute de l’investissement.

D’après vous, quelles sont les raisons qui expliquent ce taux d’inflation négatif ?

Dans la situation européenne actuelle, l’élément principal qui concourt à la déflation est la baisse des prix des matières premières. Le taux d’inflation sous-jacent (qui est corrigé des variations des prix volatils) est, lui, toujours positif.

Il n’en reste pas moins qu’à 1%, ce taux d’inflation sous-jacent n’est pas élevé et ne permet pas à la Banque centrale européenne de tendre vers son objectif d’inflation proche de 2%. Les raisons qui limitent l’inflation sous-jacente sont de deux ordres : d’une part, une croissance économique convalescente et, d’autre part, la mise en œuvre de réformes sur les marchés du travail de certains pays européens, comme l’Italie, qui pèse sur les salaires et les prix.

Quelle serait la bonne stratégie pour s’en sortir et éviter une spirale déflationniste aux conséquences imprévisibles ?

Comme toujours, la bonne stratégie à adopter se doit d’être coopérative. Cela suppose donc que les gouvernements européens prennent leur part dans la relance économique de l’UE et ne laissent pas la BCE tenter seule de sortir la zone euro de sa langueur.

Les annonces de politique monétaire du 10 mars 2016 sont importantes à plusieurs titres pour éviter qu’une déflation s’installe. La politique monétaire envers les banques est plus ciblée (elles accèderont à des volumes plus importants de refinancement à long terme à condition qu’elles utilisent ces ressources à relancer le crédit bancaire) ; elle est désormais aussi consacrée à l’acquisition de titres obligataires privés, dont le risque est faible, ce qui devrait inciter les banques à se reporter vers le financement de projets plus risqués ; la BCE a relevé le seuil d’acquisition de titres financiers émis par des institutions européennes, telles la Banque européenne d’investissement, ou par des agences nationales, telles BPI France, de 33 à 50% de leurs nouvelles émissions, dans la limite de 10% de ses acquisitions mensuelles (soit 8 milliards d’euros). Cette disposition pourrait être utilisée à des fins de recapitalisation de ces institutions. C’est donc là qu’une coopération avec les pouvoirs publics pourrait s’avérer importante.

Le plan Juncker d’investissement européen comprend 21 milliards d’euros de ressources financières nouvelles. Or tous les observateurs s’accordent à considérer ce montant comme trop faible. Pourquoi ne pas profiter des largesses de la BCE pour amplifier le plan d’investissement et rattraper très vite les près de 300 milliards d’euros d’investissement perdus depuis la crise financière ?

Propos recueillis par Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ