Peut-on être en empathie personnelle avec des leaders d’extrême droite ? Sous couvert de prendre des images, ou de recueillir des propos, peut-on distinguer la personne, qualifiée de sympathique, de ses idées, de sa doctrine, de son comportement violent, idéologiquement et politiquement ?
Le documentariste Serge Moati répond Oui. En « promo » assez triviale de son livre, au titre un tantinet mégalo et démago – « Le Pen, vous et moi » – celui qui s’était déjà illustré par une complicité empathique avec François Mitterrand, nous joue la scène du « voyons l’homme derrière ses mots », en l’occurrence derrière ses horreurs.
Passer avec plaisir non dissimulé des dizaines d’heures avec Le Pen et son clan familial, dont on sait la fermeture (et les conditions d’ouverture) motivée par une paranoïa aigue assez caractéristique de l’extrême droite ? Moati, tout en rondeur mielleuse, indique à Rue89 qu’il « était curieux » , qu’il a trouvé « ça exotique », qu’il y a même à ses yeux « un aspect romanesque », le personnage Le Pen ayant « une telle aura, une telle place, une telle situation dans l’histoire de la France contemporaine ». Fichtre ! Il manque donc à Moati, de savoureuses rencontres empathiques avec Pinochet, Castro, Mao et, pourquoi pas, s’il avait été jeune et ambitieux documentariste des années 30, et si on suit sa logique visant à bien distinguer les doctrines et les personnes, il aurait eu un plaisir infini à entrer en empathie avec de truculents Mussolini, Staline ou Hitler ?! Dont chacun sait qu’ils ont été de charmantes personnes, dans le privé bien sûr…
Psychanalyse du café du commerce
Moati convient quand même, dans un curieux paradoxe qu’il fleure une psychanalyse de café du commerce, que « c’est l’antisémitisme qui l’a amené à lui », Le Pen et ses obsessions racistes et antisémites, qui a collectionné les condamnations pour ces saillies verbales qui ne sont autres, en France, que des délits. Mais Moati sombre au passage dans un communautarisme à l’indignation sélective, quand Rue89 s’interroge sur son effacement, dans leurs échanges, quand il s’agit des Roms ou des musulmans : « Je ne suis ni Rom, ni musulman » répond-il. On l’aura compris, Moati a surtout voulu faire un livre sur… lui-même, prenant Le Pen comme prétexte « amusant ».
Assez lamentable au fond, quand on sait le niveau atteint dans l’opinion publique française, par le Front National, père et fille réunis, et par les « partis frères » dans toute l’Europe. Mais ce n’est manifestement pas – ou plus – la préoccupation majeure de cet auteur tout en rondeur et lui-même plutôt sympathique, assez représentatif des temps actuels d’un national-populisme ordinaire et prospère. Moati a senti l’air du temps, et fait une bonne « promo » marketing. Sur la plateau de Canal Plus, devant des images de Marine Le Pen qui, dans une rue d’Hénin-Beaumont, micro en main, harangue ses militants et sympathisants en instrumentalisant, comme tout leader d’extrême droite populiste, toute la misère du monde, Serge Moati n’a d’autres commentaires à délivrer aux téléspectateurs du « Petit Journal » que : « vous avez vu, elle parle au peuple ».
Non, M. Moati, le peuple Français ne saurait se réduire, bien heureusement, à une partie du peuple qui, il est vrai, dans une souffrance sociale devenue pour certains insupportable, en vient à crier sa colère, dans ces terres anciennement socialistes, en utilisant un bulletin de vote FN. Et sans vous demander de détester Le Pen, ce serait hors propos, on aurait simplement pu vous croire, tout simplement, plus responsable, et surtout plus lucide sur l’utilisation très actuelles des peurs, qui deviennent vite, on le sait, par temps de crise, une utilisation de haines qu’on ne peut plus arrêter.
Jean-Philippe MOINET
Directeur de la Revue Civique,
a présidé l’Observatoire de l’extrémisme