Après une séquence, en décembre et janvier dernier, particulièrement nauséeuse concernant Dieudonné M’bala M’bala et ses provocations répétées, antisémites et négationnistes – dont il faut sans cesse rappeler qu’elles ne relèvent pas d’opinions mais de délits, passibles de sanctions pénales en vertu de lois de la République – on pouvait espérer que le personnage, ses insupportables paroles surtout, ne soient plus qu’un cauchemar pour le débat public français.
C’était sans compter sur le très mauvais goût de la provocation, l’appât de l’attraction et des ventes aussi, que la posture dite de la « transgression » peut susciter à bons comptes. On a pu le constater, par exemple, avec la dernière « une » du magazine Causeur. On avait connu, il y a encore quelques années, sa directrice, Elisabeth Lévy, mieux inspirée. Avec une fausse ingénuité, la responsable de ce magazine qui ne sait manifestement plus comment racoler ou hystériser, évoque en introduction de l’entretien – oui, il s’agit d’un entretien avec un M. Dieudonné, souriant et affable, entretien sur 6 pages titré « Je n’ai absolument aucun remords » (ah, quelle nouvelle !) :
« Nous l’avons questionné honnêtement, sans essayer de le piéger. Il a joué le jeu, sans chercher à se défausser par de grosses blagues et des pirouettes. Du reste, il semblait embarrassé. Mais sur le fond, il n’a rien lâché, confirmant ce que nous savions (…) »
La belle affaire, donc, avec une couverture racoleuse – « Drôle de rire » – et des pages d’entretien sur quelque chose (accessoirement d’ignoble) qui confirme « ce que nous savions » : la belle affaire mérite-t-elle une publication ? Ou, si la raison est ailleurs – chercher des recettes sur du sulfureux – pourquoi ne pas le dire carrément ? Il y a aussi cet aveu, très intéressant, en mode d’introduction de l’entretien : « Avouons-le, en partant interviewer Dieudonné dans son quartier général (…), nous éprouvions l’agréable frisson de la transgression » (suite : « tout en nourrissant vaguement le fol espoir de le ramener à la raison et à la maison communes »).
Le libéralisme sauvage d’Internet
Causeur ne serait pas bien grave s’il n’était un triste révélateur des temps actuels. Quand un tel « agréable frisson » motive, sous couvert de débat intellectuel « ouvert », pour précipiter le public dans le caniveau, quand cet « agréable frisson » fait la joie d’un public dans le monde merveilleux, du libéralisme le plus sauvage d’Internet, on peut légèrement s’inquiéter du « débat intellectuel » invoqué !
La France des Lumières connaît une triste dérive. Celle qu’inspire un malheureux mais très actuel marketing de la xénophobie, qui fait que des démagogues de tous poils prospèrent allègrement -au sens étymologique d’allégresse, de jubilation, ils en rient ! – aux « franges » extrêmes de notre paysage politique, qui sont devenues des blocs puissants et consistants, comme en attestent toutes les études d’opinion.
Cette prospérité xénophobe, ou son utilisation, on la retrouve aux franges très élargies aussi, d’un soi-disant « anticonformisme » ou d’une « transgression » à arrière-pensées, de certains médias qui jouent avec le feu de la haine et de la focalisation du débat sur les origines ethno-raciales (réelles ou prétendues) : c’est notamment le syndrome Zemmour, déjà souligné (dans la Revue Civique il y a deux ans déjà) par exemple par le Président de la Licra, Alain Jakubowicz. Un Zemmour lui-même mû récemment, à propos de l’affaire Dieudonné sur les ondes de la chaîne i>Télé qu’on croyait sérieuse, en « petit télégraphiste du FN version Jean-Marie » et, plus récemment encore, sur la même chaîne (en mal d’audience, misant sur le spectacle de la radicalité dangereuse), en allié assumé d’Alain Soral, l’antisémite et négationniste, qui a été jusqu’à faire le geste de la quenelle devant le Mémorial de Berlin, dédié aux victimes de la Shoah !
La responsabilité médiatique n’est pas taboue
Dans cet odieux marketing de la différenciation à tout prix, dont Causeur vient de donner aussi une édifiante manifestation, certains se positionnent en surfant sur une vague national-populiste comme de petits apprentis-sorciers. La question de la responsabilité médiatique ne doit pas être taboue. C’est peut-être embarrassant pour certains médias, audiovisuels notamment, qui se plaisent parfois, consciemment ou inconsciemment, à faire rire sur n’importe quoi ou à faire du spectacle de la polémique « radicale » un fonds de commerce pour quête d’audimat mal placée.
Tout cela fait le contexte actuel, où d’ignobles propos hilares se hissent sur le devant de la scène. Cela n’implique naturellement pas du tout de faire procès des médias mais simplement de faire débat sur le principe de responsabilité. Une responsabilité qu’il appartient à chacun de librement exercer, bien sûr. Une responsabilité dont les contours, quand les bornes de la dignité et de la liberté sont dépassées, sur les supports traditionnels mais aussi sur Internet, devront néanmoins être mieux assurés par le Droit.
Jean-Philippe Moinet,
ancien Président de l’Observatoire de l’extrémisme.
► Article original sur le site du HuffingtonPost