Hervé Chabalier, Fondateur de l’agence Capa et Président de HCC, agence de conseil médias, est une figure de la télévision. Il évoque ici, sans ménagement ni langue de bois, les évolutions de la télé : « Plus de tuyaux, mais peu de renouvellement dans le fond. Le packaging tente souvent de palier la pauvreté du propos (…) l’heure privilégie trop souvent ceux qui portent beau, même s’ils ne portent rien du tout. L’apparence plutôt que l’intelligence. »
Il perçoit néanmoins des évolutions positives, notamment quand la télé « ne se limite plus à raconter, à montrer » mais « devient acteur » en sortant de son cadre lointain, en s’engageant pour des causes d’intérêt général, par esprit civique, et en étant dans « la vraie vie » : « En ces temps de crise, où on demande aux Français de se mobiliser, de faire des efforts, de partager, la télévision ne peut plus se contenter de diffuser simplement des programmes ». Entretien.
La REVUE CIVIQUE : Comment voyez-vous l’évolution du paysage audiovisuel ? Certains regrettent l’hyper personnalisation, la « pipolisation » des rendez-vous télévisés… les contenus ayant parfois tendance à passer à la trappe au profit du spectacle et du divertissement…
Hervé CHABALIER : C’est une tendance forte de la télévision, même dans des genres réputés sérieux comme l’information, la connaissance. Les documentaires doivent être incarnés, les magazines reposent d’abord sur une figure de proue. Une expression fait florès dans le monde audiovisuel : tête de gondole ! Un terme emprunté à la grande distribution, c’est tout dire…
La multiplication des chaînes n’a pas entraîné pour autant un foisonnement créatif ni une offre fondamentale de nouvelles émissions. Plus de tuyaux, certes, mais peu de renouvellement dans le fond. L’emballage a changé bien sûr, mais le packaging tente souvent de palier la pauvreté du propos. Pour se différencier les unes des autres, les télévisions cherchent de plus en plus des visages, constituent des écuries, et ce sont ces présentateurs, leurs histoires, petites ou grandes, qui permettent de buzzer et d’occuper les colonnes de la presse. La « pipolisation » prend le dessus et devient le moteur de la communication des programmes.
Bien sûr, il existe toujours des animateurs à la Pivot, à la Pollack, qui portent leurs émissions parce qu’ils sont crédibles, investis, et uniques dans leur domaine. Mais l’heure privilégie trop souvent ceux qui portent beau, même s’ils ne portent rien du tout… L’apparence plutôt que l’intelligence.
Au producteur qui vient proposer un projet, la plupart des diffuseurs demandent d’abord : qui ? Qui va présenter, incarner, animer ? Et c’est là, véritablement, que tout se joue pour arracher un feu vert des directeurs de programmes ou d’unités. Le média principal est bien devenu cette fameuse tête de gondole.
L’exigence numérique
L’autre exigence nouvelle est la proposition numérique qui accompagne le projet. Au départ, il y a cinq ou six ans, les responsables des chaînes, peu familiarisés avec ce nouveau média, ont fait service minimum. Les diffuseurs n’aidaient d’ailleurs pas financièrement les producteurs à développer le volet numérique de l’émission. Depuis deux ans, face à l’explosion de l’usage du Net, la télé a commencé à s’y mettre sérieusement. Nous sommes passés d’une simple interactivité – la réaction du public face au programme, « j’aime, j’aime pas… » – à un véritable enrichissement du média, les making-of, les bonus, l’approfondissement des thèmes ou des sujets traités sur le petit écran. Actuellement, et c’est réjouissant, à partir d’une émission télé, le Net permet d’inventer des modules, des programmes qui ont leur propre vie. C’est prometteur, alors que les téléviseurs interconnectés font leur apparition.
Dernière tendance, encore frémissante, mais qui me semble la plus intéressante : la télévision met sa puissance au service des citoyens. Elle ne se limite plus à raconter, à montrer, et dans le meilleur des cas, à nourrir une réflexion, mais elle devient acteur. La télé sort de son cadre et n’est plus dans un monde parallèle.
Ainsi Canal + et Capa, à l’occasion d’un documentaire sur le gaspillage alimentaire, Global gâchis, a organisé avec des produits totalement comestibles mais non commercialisés pour des raisons de calibrages ou d’esthétique, un banquet gratuit pour 6 000 personnes sur le parvis de l’Hôtel de Ville à Paris. Ainsi encore, lorsque Canal et Capa décident de suivre pendant cinq ans un projet de développement dans une région de la République de Guinée qui mobilise plusieurs ONG françaises. Bien sûr, il y a les documentaires, mais Canal sollicite ses fidèles abonnés à participer au financement de l’opération en créant un fond qui récolte de l’argent pour ces ONG. Et à travers les documentaires, chaque année, les donateurs verront à quoi leur générosité a servi. C’est bénéfique aussi pour le monde de la télé.
Monde de la télé assimilé aux « élites favorisées »…
Les Français reprochent aux médias, à ceux qui y travaillent et les animent, d’être des privilégiés. C’est cette fameuse bulle médiatico- politique, qu’ils estiment loin de leurs véritables préoccupations. En insufflant dans la vraie vie des élans de solidarité, la télé se rapproche des citoyens. Pour le service public, en tout cas, c’est plus qu’une nécessité, c’est un devoir.
Un dernier exemple pour illustrer ce besoin de ne plus se cantonner au périmètre traditionnel du petit écran : Capa vient de réaliser un document choc sur le viol. Quelque soit sa qualité, il risque de ne pas avoir la résonnance qu’il mérite. Le sujet est délicat, douloureux. Pour en faire un événement, France 2 et Capa se sont associés au Nouvel Observateur pour lancer un manifeste sur le modèle du fameux appel des « 343 salopes », qui déclaraient publiquement avoir avorté à une époque où c’était totalement interdit. Là, plusieurs centaines de femmes brisent un autre tabou et affirment avoir été violées. Elles interpellent ainsi tous les Français par leur outing. Ce nouveau manifeste, sous l’impulsion de Clémentine Autain, a donné au documentaire une force supplémentaire.
Bref, les médias doivent mettre la main à la pâte. Une grande radio, RTL, organise depuis deux ans, des journées pour l’emploi et met en contact les demandeurs et les entreprises qui cherchent à embaucher. C’est vertueux. En ces temps de crise où on demande aux Français de se mobiliser, de faire des efforts, de partager, d’être solidaires, la télévision, regardée 4 heures et demi par jour en moyenne par la population, ne peut plus se contenter de diffuser simplement des programmes.
Vers « l’info-tainment »
La place du documentaire est-elle toujours aussi importante dans l’offre télévisuelle et dans quelle direction ce genre a-t-il évolué ?
Le terme documentaire est vaste, il désigne des productions très différentes. Pour ce qui est des documents journalistiques, ce qui nous menace c’est le dérapage de notre métier. Être journaliste, c’est raconter le monde, être là où l’événement se produit, filmer, interroger les gens dans leur vie, témoigner, décrypter, analyser. Nous assistons à une évolution très forte aujourd’hui vers « l’info-tainment », c’est-à-dire l’information mise en scène. Les journalistes ne doivent pas rejeter ce genre nouveau. Mais il leur faut apprendre à le maîtriser pour éviter les dérives.
Par exemple, Capa travaille à la demande de France Télévisions sur un format, Go Back qui a été acheté aux Australiens et qui traite de l’immigration. Six Australiens, pour certains très anti immigrés, ont été sélectionnés. Ils rencontrent deux familles : l’une irakienne, l’autre congolaise. Ces familles, installées à Sydney, ont fini par être régularisées mais elles ont été longtemps clandestines. Et l’itinéraire qui les a conduites en Australie est une épopée qu’aucun de ces six Australiens ne peut même imaginer. Il s’agit donc de leur faire revivre, dans une sorte de rewind, leur terrible périple. Je trouve ce format intéressant. Il permet à la fois d’informer évidemment sur les filières de l’immigration mais, au fur et à mesure que ce panel d’Australiens découvre la réalité, les souffrances et les difficultés de ces immigrés, de mesurer comment évolue leur a priori sur ce problème majeur. Si des journalistes rigoureux et sérieux encadrent ce programme, je pense que cela ne dérivera pas vers une forme de téléréalité et évitera la confusion des genres.
On pouvait penser que les nouvelles chaînes de la TNT élargiraient l’offre de programmes, mais une logique de « low-cost télévisuel » ne favorise pas, semble t-il, la qualité des programmes…
La TNT a pourtant un intérêt formidable. Le low-cost oblige les producteurs à faire confiance à de jeunes talents (beaucoup moins coûteux). Ce n’était pas le cas auparavant. Les producteurs, comme tous les acteurs de la télévision, veulent d’abord se sécuriser et travailler avec des gens qui ont déjà fait leurs preuves… On tourne en rond. Les contraintes économiques nous ont forcés à aller voir ailleurs. Encore plus significatif, l’apparition grâce à la toile, aux réseaux sociaux, d’une multitude d’auteurs, de réalisateurs, de graphistes, de showmen, bourrés de talent. Par manque de réseaux, de relations, et parce qu’ils n’étaient pas familiers des codes télé, ils n’accédaient pas au monde du petit écran. Aujourd’hui sur le Net, ils peuvent s’exprimer. Producteurs et diffuseurs devront de plus en plus puiser dans ces nouvelles ruches s’ils veulent que la télévision attire les moins de 50 ans.
Comment expliquez-vous le manque de créativité de la télévision ?
Les diffuseurs mais les producteurs aussi manquent d’audace. Mais tout est lié. Être directeur des programmes ou programmateur sur une chaîne, est un job très difficile. La peur de se tromper incite naturellement à reproduire des émissions qui ont marché. Pour se rassurer, ils s’intéressent de plus en plus à des formats étrangers. Qu’est-ce qu’un format ? C’est un concept original, une émission conçue ailleurs, en Israël, en Espagne etc. et qui a fait ses preuves côté audimat. Les responsables des chaînes pensent qu’avec ce type de programmes ils courent moins de risques. C’est une sorte d’assurance. Un copier coller en quelque sorte. Mais après tout, pourquoi pas ? L’imagination n’a pas de frontière. Mais on se rend compte que ces catalogues de formats proposent majoritairement des programmes tout à fait indignes et inacceptables si l’on estime que la télévision est là aussi pour élever le genre humain et non l’abaisser.
L’infiltration, indispensable
Et la dimension civique de votre métier, où est-elle ?
Pour moi, c’est une constante depuis que j’ai créé Capa voici 25 ans, mais bien plus tôt quand j’étais reporter au Nouvel Obs et au Matin. Je suis très attaché à l’utilité du journaliste.
« Porter la plume dans la plaie », disait Albert Londres. Je souhaite que les journalistes considèrent leur métier comme une mission. Ils doivent mériter d’être ce fameux quatrième pouvoir. Il faut informer, certes, mais aussi dénoncer les injustices, les dysfonctionnements, les glissades. On peut être critique, honnête et lucide, il faut toujours rester passionné et garder un pouvoir d’indignation. On n’est pas journaliste qu’aux heures ouvrables, mais 24 heures sur 24, et toute sa vie. C’est un état d’esprit, c’est un engagement.
L’émission Les Infiltrés, que j’ai lancée et qui continue sur France 2 pour une troisième saison, a fait l’objet de polémiques. L’utilisation systématique de la caméra cachée n’est pas déontologique, disent ses détracteurs. Tu parles ! Lorsque toutes les portes se sont fermées, que les voies classiques de notre métier sont autant d’impasses, l’infiltration est un outil indispensable pour aller débusquer des pratiques illégales, des abus de pouvoirs, des malversations, des mensonges, dans des institutions, des entreprises, des établissements qui mettent en péril l’intérêt public et trompent les citoyens. C’est défendre la démocratie que de briser ce culte du secret et de l’opacité. Qui est en cause ? Leur déontologie ou la nôtre ?
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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