Le show du premier jour de l’investiture Trump a été assuré, le fracas de certains mots et premières décisions a été mis en scène, dans la lignée stylistique d’une campagne de candidat qui ne semble pas s’arrêter. Mais la question se pose, y compris aux Etats-Unis bien sûr et jusque dans les rangs (discrets pour l’heure) du parti républicain: le discours fracassant, érigeant toutes sortes de barrières (douanières, anti-immigration, sociétales), n’est-il pas un brouillage formel, de la poudre aux yeux masquant une grande (et dangereuse) illusion, comme une certaine faiblesse ?
Certains ont cru voir dans la brutalité des mots et des postures, la fin d’une « impuissance » des politiques face aux grands défis actuels et l’expression d’une force, nouvelle et impressionnante. Mais derrière le muscle verbal, le grand repli (économique) du protectionnisme et (politique) de la radicalité anti-immigration qui instrumentalise les réflexes xénophobes, tout cela n’est-il pas finalement, quand on prend en compte la réalité actuelle et à venir aux Etats-Unis, une marque de faiblesse pour ce grand pays qui a été fondé (devenant en un siècle la première puissance mondiale) à la fois sur l’immigration (venue du monde entier) et sur des échanges commerciaux internationaux conçus dans le cadre d’un multilatéralisme négocié, où les nationalismes ont fini par être perdants (économiquement, socialement comme politiquement) ?
Autrement dit, dans ce pays qui est en bonne santé économique (4% de chômage seulement, quasiment le chômage incompressible; une bonne croissance et un revenu moyen par habitant inégalé dans le monde, sauf peut-être par la petite Suisse…), la posture national-populiste a certes prouvé sa performance politique, sa capacité à exploiter les craintes (de déclin économique et culturel, le fameux déclassement supposé) mais, concrètement, la posture nationaliste ne contribue-t-elle pas à augmenter ce risque de déclin ? La vraie-fausse « puissance » de la brutalité trumpiste, en portant atteinte à ce qui a fait la force, l’histoire et le rayonnement des Etats-Unis, n’est-elle pas en train d’aggraver le mal qu’elle prétend soigner ?
Voyons le grand écart qui va apparaître, en bien des domaines, entre des slogans de campagne, des annonces tonitruantes d’un côté, et la réalité de l’autre, qu’elle soit juridique, sociétale ou économique. Le droit du sol serait rayé d’une trait de plume ? Cela apparaît davantage comme une fanfaronnade pour xénophobes délirants, excités dans leurs peurs, qu’une véritable décision effective car, dans ce grand pays fédéral, cette historique disposition – qui, répétons-le, a contribué à faire des Etats-Unis la première puissance mondiale – fait l’objet d’une protection constitutionnelle.
11 millions de migrants déportés/expulsés des Etats-Unis ? Là encore, les saillis de campagne ont fait plaisir à un certain public qui en redemanderait (cette pente irrationnel de la xénophobie a pour triste caractéristique de ne pas avoir de limites, ce qui a par exemple amené les propos effarants de Trump sur les Portoricains qui mangeraient des chiens et des chats !) mais ces saillis ne pourront sans avoir qu’une traduction et des effets concrets très relatifs. Pour plusieurs raisons, que beaucoup d’Américains ont déjà compris. Comme lors de son premier mandat, le Président des Etats-Unis ne peut pas contraindre l’armée, chargée de la défense du pays, à répondre à une « urgence nationale aux frontières »… qui n’existe pas !
Au-delà du signal idéologique désastreux envoyé par les mots à toutes les extrêmes droites, dans le monde entier – mouvements qui s’emparent naturellement d’une telle légitimation de leurs thèses – on pourra constater d’ici quelques mois ou d’ici un an (et l’approche des élections de mi-mandat), ce que représente réellement la fausse « puissance » de la décision proclamée et son revers: le creux de la fausse « urgence nationale ». Car par ailleurs, et c’est essentiel aux Etats-Unis, une grande partie du business et de l’économie américaine, poussée à la croissance par le même Président, a évidemment besoin de la grande main d’oeuvre étrangère disponible. Par son travail à bas coût (y compris clandestin) dans le bâtiment, la restauration ou la petite industrie, ces migrants vomis en tribune de campagne contribuent fortement au développement des Etats-Unis et à la richesse du pays. C’est le grand paradoxe. Le propos officiel est à tendance xénophobe, mais le fonctionnement concret du pays est xénophile !
Où sera encore la « puissance » du déchirement des Accords de Paris sur le Climat ? Dés le premier jour de cette annonce, applaudie par quelques troupes militantes, il est symptomatique de voir que la Chine communiste (qui pollue la planète avec sa production de charbon) a aussitôt sauté sur l’occasion pour jouer le rôle – et activer en ce sens son soft power mondial autour de la voiture électrique… – de « l’inquiétude » suscitée par une telle décision, unilatérale. Quelle belle première réussite de la fausse « puissance » des Etats-Unis version Trump, que de faciliter ainsi le rôle de son principal concurrent ! Sachant aussi que, sur ce sujet clé de la lutte contre le réchauffement climatique, dans ce grand Etat fédéral qu’est les Etats-Unis, les décisions ne s’imposent en rien de la Maison Blanche comme si ce pays était la Rome antique : beaucoup d’Etats américains, très puissants et autonomes en la matière (comme la Californie, au PIB plus puissant que celui de la France), continueront naturellement leur transition énergétique sans en référer au faux « puissant » de la Maison Blanche; les tendances sociétales (entreprises, citoyens) sont bien plus fortes et poursuivront leur chemin, également pour des raisons économiques, dans cette grande démocratie où la société civile est libre. Malgré l’accélération des forages pétroliers, la direction prise par beaucoup d’acteurs sera en grande partie inverse à celle affichée par l’homme, qui a retiré sa signature au vaste accord international. En ce domaine également, d’ici un an à deux ans, les comptes seront donc faits, non pas à l’aune de déclarations coups de menton mais sur le terrain des réalités concrètes et tangibles. Les citoyens (américains et autres) ne sont pas tous des gogos réduits à applaudir un spectacle de majorettes.
Naturellement, il ne s’agit pas de nier le pouvoir réel dont dispose le Président de la première puissance mondiale, ce pouvoir est indéniable même si une partie de ses annonces paraissent inconséquentes. Simplement, à tous ceux ou celles qui, en France ou ailleurs en Europe, sont tentés de prendre la posture pour un modèle, conseillons simplement d’attendre quelques mois pour mesurer factuellement d’abord ce qui a été fait dans les actes au-delà des discours, ensuite les effets concrets produits pour le bien de ce pays, de son économie, de sa cohésion, de ses citoyens, de sa démocratie et de son influence positive sur le monde. La disruption, cela fait des reprises médias, mais pour quels résultats bénéfiques ? Même si les nationaux-populistes sont parfois forts en campagne électorale (notamment avec la complicité d’acteurs du numériques clairement orientés), sont-ils aussi forts quand il s’agit de gérer la complexité liée au pouvoir, à l’échelle d’un grand pays, davantage encore à l’échelle mondiale ?
Il n’est pas impossible qu’apparaisse rapidement, dans ce nouveau mandat, le fait que la manipulation de certains faits et de beaucoup de mots montre une série de grandes limites, celles qui réduisent les capacités illusionnistes. Ce n’est pas au nom d’une quelconque morale seulement que le verdict du réel peut tomber mais au nom de l’examen d’une série d’éléments mesurables, auxquels cherchent toujours à échapper, et pour cause, les partisans de cette mouvance national-populiste. Le spectacle des postures démagogiques a beau avoir sa logique et quelques performances, le show, même aux Etats-Unis, montrera assez vite ses limites car, là-bas comme ici en Europe, l’épreuve du pouvoir est âpre et les réalités finissent toujours par s’imposer.
Quels résultats économiques pour l’agressivité commerciale protectionniste (compte tenu notamment que l’Union européenne constitue le premier marché commercial du monde, devant celui des Etats-Unis) ? Quels effets et quelle réalité pour l’expulsion annoncée de 11 millions de migrants, pour la plupart travailleurs actifs porteurs de croissance ? Quels effets aussi pour la démocratie américaine de la libération de centaines d’insurgés violents, condamnés par la Justice indépendante pour avoir assailli le Capitole, ces insurgés transformés par ce Président en… « otages » !!! Il ne s’agit plus, à ce propos d’outrance, mais bien d’un outrage quand on sait – et tout le monde le sait – le terrible enfer vécu depuis 15 mois par les otages, les vrais, détenus par le Hamas dans les tunnels de la tyrannie. Faire le parallèle avec les crimes reprochés à juste titre au Hamas est, là encore, une belle réussite des premiers jours de Trump !
Les pires dérives sémantiques ont donc été propagées. Cela ne fait et ne fera pas une bonne politique. Les Américains ont démocratiquement pris le risque de propulser cet homme au sommet du pouvoir, avec son langage et ses orientations imprévisibles. Dans cette grande démocratie et ailleurs, la vigilance et les contre-pouvoirs sont déjà en mouvement. Leur ampleur sera aussi l’une des inconnues de l’équation à résoudre, en particulier pour l’Europe. Sa mise sous pression est peut-être une chance pour elle mais la confiance des Européens vis-à-vis de leur grand allié n’a jamais été si fortement atteinte. C’est déjà l’un des lourds passifs qui apparait au bilan.
Jean-Philippe MOINET, journaliste, auteur, fondateur de la Revue Civique
(23/01/25)