Dans Les nouveaux inquisiteurs (éd. Albin Michel), Nora Bussigny, journaliste d’investigation, se transforme en Noli, un alter ego, un double JE, créé pour s’infiltrer dans les milieux féministes radicaux et autres groupes militants. En adoptant ce personnage pendant une année, elle plonge au cœur de luttes en réalité bien plus complexes qu’elles ne paraissent de l’extérieur. Le résultat est le récit d’une infiltration qui oscille entre analyse sociologique, critique idéologique et questionnements personnels. Au-delà du reportage, c’est une réflexion sur le rapport à la culpabilité et à la moralité dans un monde polarisé que l’auteure nous propose.
Un univers exclusivement construit sur la différence et où toute forme de pensée divergente est réprimée
Nora, sous les traits de Noli, se retrouve dans un monde où la radicalité de la pensée dominante devient un carcan. Au fil de son immersion, elle découvre un milieu où la différence définit à elle seule l’identité et où toute forme de pensée divergente est réprimée, parfois avec violence. Elle se confronte à une société qui méprise non seulement les privilèges perçus, mais aussi ceux qui, malgré ces privilèges, œuvrent à l’inclusion de publics défavorisés. Rejet systématique de ceux qui, sans rentrer dans les cases idéologiques, sont pourtant investis dans des causes justes.
Noli, en tant qu’infiltrée, s’interroge : et si à force d’y prendre part, elle finissait par y prendre goût ? L’incertitude de savoir si elle se fera happer par ce qu’elle observe ou si elle parviendra à garder une distance critique confère à l’ouvrage une dynamique psychologique qui rappelle l’un des dilemmes clés de l’écrivain dans la distance à prendre avec les personnages qu’il fait vivre et parfois incarne.
Le dialogue intérieur entre Nora, la journaliste prudente, et Noli, l’activiste incandescente, constitue le fil rouge de cette expérience immersive et se découvre au gré des discussions avec son psychanalyste incisif, Ruben Rabinovitch. Ce qui se joue aussi, c’est la peur de se faire bannir, de se voir blacklistée pour le restant de sa carrière. Un culte de l’annulation érigé en modèle pour ce microcosme de la bien-pensance. Nora se questionne « Qui est vraiment la narratrice de mon livre ? La journaliste en immersion ? L’auteure amatrice de romans ? La femme cisgenre hétérosexuelle et majoritairement privilégiée ? Mais surtout: laquelle d’entre toutes choisirai-je d’endosser quand le livre sortira ? » Ce va-et-vient entre l’auteure et l’infiltrée contribue à la nuance de cet ouvrage. En rejoignant le rang de ceux qui acceptent de se poser des questions, de critiquer les états de faits, Nora évoque avec justesse la peur de ceux qui s’autorisent aujourd’hui à penser à contresens.
Ces militants « activistes » préfèrent la révolution à toute forme d’évolution
Nora révèle un paradoxe: l’absence de réelle volonté de changement chez ces militants « activistes ». Comme si l’activisme n’était qu’une façade masquant leur intérêt commun de ne rien faire bouger. Noli s’interroge alors : comment une lutte qui revendique tant de révolutions sociales et culturelles peut-elle, finalement, se contenter de maintenir un statu quo ? C’est sans doute là que le bât blesse, le wokisme enfermant les individus dans leur seul rôle victimaire, empêche toute forme d’évolution constructive.
« Et si le but central du wokisme, c’était ça : faire que nous nous sentions coupable ? » L’exemple de Gabrielle, militante pour la visibilité des personnes obèses, est frappant. Parce qu’elle choisit des plateaux télévisés pour porter sa cause, elle est immédiatement rejetée par les militants comme n’étant pas assez « déconstruite ». En « jouant le jeu du capitalisme », elle exclut automatiquement sa voix de la lutte contre la grossophobie. « Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous » devient alors une devise oppressante, rejetant tout débat ou diversité d’opinions au sein même du mouvement.
L’inquiétude de Nora relève aussi de la prise de conscience d’un phénomène beaucoup moins isolé qu’il n’y paraît : « Ces dérives ne sont pas cantonnées à un microcosme parisien. La vague woke s’étend et est loin d’être l’épiphénomène décrit par certains. Le wokisme gagne chaque jour du terrain dans toutes les couches de la société. Au lieu de faire nation, de rassembler, il déconstruit, sépare, stigmatise, détruit. »
Des figures exclues du discours. L’exemple d’Abdoulaye, policier noir, immédiatement catalogué « à la solde des blancs »
Nora s’intéresse également à ceux qui, bien qu’appartenant à des minorités, ne se conforment pas aux schémas idéologiques imposés par ces milieux militants. Abdoulaye, un policier noir franco-malien, incarne cette figure de l’outsider. Pourtant « racisé » et musulman, il est immédiatement catalogué « à la solde des blancs » en raison de son engagement au sein des forces de l’ordre, une institution systématiquement associée au racisme et à la discrimination par ces militants. Paradoxalement, c’est cette même police, vilipendée dans les slogans, qui assure la sécurité et le bon déroulement des manifestations où se déploie toute cette haine à son égard.
Nora pointe ici une incohérence majeure : plutôt que de saluer ces parcours individuels, de reconnaître les efforts internes à la police pour réformer les pratiques ou de considérer les minorités qui choisissent d’y travailler comme des acteurs du changement, ces figures sont immédiatement rejetées. Ces individus loin de prouver l’évolution positive des organisations sont relégués au rang de traîtres parce qu’ils n’épousent pas l’idéologie dominante.
“Il y a des bonnes et des mauvaises victimes. C’est ça le ressenti victimaire aujourd’hui porté au pinacle”
Bien que l’enquête de Nora Bussigny soit sortie avant les événements tragiques du 7 octobre 2023, elle trouve une résonance particulière dans la réflexion sur la hiérarchisation des victimes. Nora s’interroge au cours de son infiltration : pourquoi certaines victimes sont-elles davantage mises en avant que d’autres ? Pourquoi les causes défendues par certains militants sont-elles si sélectives dans leur indignation ? « Il y a des bonnes et des mauvaises victimes, c’est ça le ressenti victimaire qui est aujourd’hui porté au pinacle. Plus on risque de subir des discriminations, plus on est quelqu’un qui mérite l’attention. »
Ce questionnement fait écho à la réaction- ou plutôt l’absence totale de réaction- des associations féministes après les attaques du Hamas en Israël. Il met en lumière les incohérences des discours militants. Le silence autour des viols massifs de femmes israéliennes, jugées privilégiées car blanches et juives, questionne une hiérarchisation implicite des victimes. Ce silence assourdissant trouverait son origine dans l’idéologie qui gouverne ces mouvements militants, où le prisme du dominant et du dominé s’exerce, où les rôles sont figés indépendamment des événements concrets. Nora soulève d’ailleurs dès le début de son enquête une interrogation centrale : « Le wokisme pousse-t-il à une nouvelle forme d’incohérence, une nouvelle intransigeance maladive ? » Il y avait donc des raisons de démembrer des femmes israéliennes, blanches et juives de surcroît, à la croisée de tous les privilèges.
Un réquisitoire contre le wokisme mais surtout une réflexion fondamentale sur les dérives de toute pensée radicale
Les nouveaux inquisiteurs n’est pas simplement un réquisitoire contre le wokisme mais une réflexion fondamentale sur les dérives de toute pensée radicale, de volonté d’émergence d’une idéologie unique. À travers le regard de Noli, il nous pousse à réfléchir aux conséquences d’un système qui, en cherchant à déconstruire à tout prix finit par « détruire, stigmatiser et séparer » au lieu de rassembler.
Il remet en cause le potentiel de réflexion et de construction d’une génération qui a l’habitude de tout faire disparaître : “Comment les adolescents ou les personnes fragiles qui suivent les militants sur les réseaux sociaux peuvent-ils s’extirper de ces discours nocifs et culpabilisants où le lexique de l’idéologie woke est si toxique? Comment se construire face à cette culture de l’annulation ? Dans un milieu complexe où l’identité se définit uniquement par la différence, où l’appartenance à un groupe exige nécessairement l’exclusion d’un autre, comment espérer un avenir meilleur ? »
L’ouvrage bouscule, dérange, et surtout, il force le lecteur à sortir du confort de la pensée unique. Tout en révélant les contradictions des mouvements militants, il ne tombe jamais dans la caricature. Nora Bussigny, avec ce double jeu percutant, livre une analyse nuancée, parfois troublante, mais essentielle sur la fragilité de nos certitudes face à des idéologies de plus en plus polarisées.
Si ce livre bouscule, il révèle aussi “l’enfer du décor”, il lève le voile sur les incohérences que l’on refuse parfois de voir et que certains événements peuvent nous forcer à questionner.
Aurelia FELLOUS
(23/11/2024)