Ces élections législatives et l’exceptionnelle participation civique au vote du premier tour ont déjà montré au moins une chose: l’importance historique de ces élections n’a pas échappé aux citoyen(ne)s. La montée du vote RN est une réalité, le parti lepéniste, comme tous les mouvements nationaux-populistes à tendance xénophobe, a réussi à la fois à canaliser des protestations colériques et des mécontentements divers – visant un pouvoir exécutif, naturellement touché par l’usure du pouvoir après sept ans d’exercice -, et à porter une volonté, depuis toujours nommée par le parti d’extrême droite (de père en fille) « alternative nationale », destinée à balayer le reste de l’échiquier politique. L’objectif RN de majorité absolue à l’Assemblée nationale a ce sens et ce but: rejeter « tout le reste », ne prévoir aucune conciliation, conquérir et détenir toutes les manettes du pouvoir gouvernemental.
Le redoutable carburateur de la xénophobie, en période de crises et d’anxiété, peut se répandre comme la peste
Sur le fond, la double captation du « social » et du « national » par le parti lepéniste a toujours constitué le cocktail, à succès explosif, de toutes les extrêmes droites qui sont des machines politiques à exploiter les peurs: tout ce qui peut être présenté comme « une menace » est la cynique matière première électorale du RN, qu’il s’agisse bien sûr pour commencer des étrangers comme des Français aux origines et loyautés présentées comme « douteuses » – c’est le carburateur redoutable de la xénophobie, qui peut se répandre comme la peste -, ou encore de la soi-disant menace de l’Europe – c’est le moteur démagogique de l’europhobie – ou de la mondialisation; c’est toujours le moteur du nationalisme, qui fait surgir « la frontière », la plupart du temps fantasmée, instrumentalisée comme un concept attractif, aussi facilement trouvé comme slogan qu’il est évidemment très difficile à instaurer et dangereux à manier.
La grande illusion de l’enfermement national serait en effet dangereuse dans son application concrète, notamment (mais pas seulement) en matière économique et sociale pour tous les emplois français et toutes les entreprises qui savent, naturellement et depuis longtemps, bénéficier du grand marché européen et mondial qui appelle des régulations maîtrisées mais qui n’est pas, en soi, une menace. La réalité d’échanges, commerciaux, culturels comme humains ont bien sûr largement contribué, pendant les 50 ans dernières années et aujourd’hui encore, à favoriser une croissance et une prospérité, qui a beau être perçue comme relative mais qui a été et reste toujours la première source et première condition du financement du fameux « modèle social français », auquel tout le monde est naturellement attaché.
Le mouvement lepéniste injecte toujours, dans la société, ce « poison » du grand soupçon national sur les origines, dont avait sur parler avec éloquence un Jacques Chirac
Les démagogies en tous sens ont donc prospéré sur les peurs et l’exploitation populistes des crises diverses que traversent nos sociétés européennes et la France en particulier. Et voilà que notre pays en arrive à ce point de bascule possible, où tout son socle de principes républicains – au premier desquels se trouvent le principe d’Egalité, constitutionnellement protégé, sans parler du principe de Fraternité, énoncé dans notre devise – se trouve frontalement, directement et précisément menacé par le coeur idéologique et programmatique du parti lepéniste qui a fait de la préférence nationale – la discrimination nationale à tous les étages, emplois, logements, droits sociaux… – son marqueur de différenciation et le centre de son projet. Sa priorité est ainsi la suppression de notre historique droit du sol (règle de tous les grands pays démocratiques), la réduction « drastique » (sans dire comment, et pour cause) de l’immigration régulière et cette sale suspicion jetée sur les Français eux-mêmes, sous prétexte qu’ils disposeraient d’une autre nationalité d’origine. « Origines », le mot-clé des faux patriotes et leurs hordes de haineux est là !
On comprend l’inquiétude, montée si haut et si fort dans une large partie de l’opinion publique (comme dans le regard de nos voisins européens effarés) car la France tournerait alors le dos à toute son histoire républicaine et aux fondamentaux des principes, idéaux mais aussi règles actuelles de la République française. Car le programme du parti d’extrême droite atteint directement la vie des gens, à la fois leur dignité mais aussi tous leurs accès aux droits, c’est la raison pour laquelle l’opposition large à ce parti de la suspicion nationale ne se fonde pas seulement sur des valeurs morales – qui sont pour autant essentielle pour la cohésion sociale du pays – mais sur des réalités très objectives, parfois masquées: celles d’un mouvement qui injecte, avec constance dans le débat public et dans la société, ce « poison » dont avait parlé avec éloquence notamment un Jacques Chirac, qui s’était toujours farouchement opposé, avec le mouvement gaulliste et bien d’autres de toutes sensibilités politiques, à un parti qui divise, qui fracture, qui en vient toujours, on l’a vu à l’approche du 1er tour de ces législatives, non seulement à systématiquement opposer les Français aux étrangers – fonds de commerce qui prospère ! – mais en vient aussi à instaurer le plus sale doute entre les Français eux-mêmes, mettant l’odieuse question des origines en pleine place publique.
Des postures xénophobes, à grande échelle et à grands relents racistes et antisémites
Ce parti diffuse ainsi, sciemment car c’est son « ADN » politique, l’accusation de non « loyauté » à la France, il cible la nationalité d’origine, il vise la culture d’origine et d’un seul coup cet éventuel autre nationalité, les différences, toutes les différences. En cela, même si certains ne veulent pas le voir, ce parti n’est évidemment pas du tout comme les autres: il en vient toujours à faire des postures xénophobes, à grande échelle et à relents racistes et antisémites, l’insupportable matière première d’un grand soupçon national !
C’est le grand danger national qui, avec tous les habillages marketing, toutes les stratégies de banalisation, tous ses importants soutiens médiatiques aussi, a su porter le parti lepéniste à ses récentes réussites électorales. On ne peut que le constater: bien sûr, les dérapages monstrueux sont soigneusement évités au sommet du parti (ils persistes dans l’arrière-boutique de l’appareil), bien sûr des positions officielles ont été revues ou corrigées, par exemple sur l’abandon de l’euro ou la sortie de l’Union européenne, qui n’est plus ouvertement affichée. Mais la filiation idéologique et programmatique est bien visible, depuis Jean-Marie Le Pen jusqu’à Jordan Bardella en passant bien sûr par Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen: favorisé par les temps durs que la France et l’Europe traversent, favorisé également par les menaces et les assauts de l’islamisme meurtrier et des dictatures (russe notamment) qui ont été ses puissants alliés, favorisé par les peurs que tout cela a pu propager en France, le processus de banalisation du parti lepéniste et de son programme est, depuis des années, en marche et il a pris une ampleur sans précédent dans notre pays.
Ce qui aboutit à cette situation inédite où le parti d’extrême droite est réellement en capacité d’accéder au pouvoir, de prendre d’un seul coup les commandes de tous les manettes gouvernementales au lendemain du deuxième tour de ces législatives. Ce qui serait une première dans l’histoire de la République française depuis 1945… année de la Libération, où la France commençait à se remettre de la tragédie inégalée de la deuxième guerre mondiale, à se remettre de l’effondrement national et républicain de juin 1940, période qui a vu notre pays sombrer, avec tout l’édifice moral et républicain français, au profit précisément de ce nationalisme abject qui fait de la haine de l’étranger – ou prétendu tel ! – son moteur politique pour prendre le pouvoir et le garder. Cela a duré cinq terribles années, où tous les repères de l’humanisme ont disparu et où beaucoup d’élites – industrielles, intellectuelles, médiatiques… – ont terriblement failli et ont activement collaboré avec le pire qu’on puisse imaginer, avec ce national-socialisme qui a aveuglé et assassiné, idéologie et régime que l’Histoire, ensuite, mais bien tard, bien après la commission à échelle industrielle du crime contre l’Humanité, a su réprouver et condamner. Mais 80 ans plus tard, nos bonnes démocraties européennes savent-elles conjurer les dérives du nationalisme, qui apparaissent sur fond de guerre sur le sol européen ? On est en droit, et en devoir, de se poser cette question.
Il est édifiant, et très inquiétant dans la France de 2024, de devoir rappeler ces fondamentaux de la République française
Alors, bien sûr, l’époque a changé, c’est une évidence, mais on ne voit pas moins à l’oeuvre les mêmes ressorts obscurs, les mêmes « recettes » d’un nationalisme débridé qui cherche à entraîner les esprits dans une logique inquiétante pour toujours mieux diffuser le doute sur « les autres », ces étrangers, ces différents, tous ces différents qui composent pourtant, comme l’édicte l’article 1er de notre Constitution, la République « Une et indivisible » et ceci, précise cet article, « sans distinction de race et de religion ». Il est édifiant et très inquiétant, dans la France de 2024, de devoir rappeler ces fondamentaux qui non seulement ne sont plus évidents pour tout le monde (y compris dans l’élite bourgeoise et éduquée du pays; cf parmi bien d’autres, les dérives criantes qui s’expriment la tête du Figaro, trahissant une partie de son histoire et la mémoire de Raymond Aron), mais qui sont pris pour cible, ces principes fondamentaux, par un « mouvement national » qui peut arriver à ses fins, un peu plus de 50 ans après sa fondation en 1972.
Beaucoup ne voient pas, ou ne veulent pas voir – y compris dans la champ médiatique, représentatif des bascules en cours dans la société française – le fil conducteur et toute la filiation idéologique, pourtant claire, entre le FN d’hier et le RN d’aujourd’hui. Car ce n’est pas qu’un nom de famille – Le Pen – qui fait la filiation « naturelle » de ce nationalisme à tendance xénophobe, c’est bien un corpus d’idées et de projets, comme l’exploitation des réflexes, des peurs et des faits divers sanglants qui peuvent le servir ! Avec cette différence: la fille et ses troupes rajeunies ont su, bien plus habilement et cyniquement que le vieux père-fondateur, surfer sur toutes les vagues protestataires, toutes les peurs contemporaines, toutes les méthodes de communication et les réseaux (a)sociaux adaptés, pour faire croire aujourd’hui qu’ils sont non pas le problème français mais « LA » solution nationale !
Reste bien sûr l’essentiel, le peuple français et le choix démocratique. « Elections, piège à cons ! » lançaient des soixante-huitards, en conflit majeur – et immature – avec la démocratie. Aux citoyen(ne)s français(e)s de montrer clairement, civiquement et majoritairement dans les urnes de ce second tour historique que les élections ne sont et ne seront pas un piège à démocrates et républicains !
Jean-Philippe MOINET, auteur, chroniqueur, fondateur-directeur de La Revue Civique, ancien président de l’Observatoire de l’extrémisme
(2/07/2024)