C’était l’un de ces sujets dont raffole le «microcosme», pour reprendre le mot de Raymond Barre. Un institut, Harris Interactive, mesure les intentions de vote en toutes périodes, y compris totalement hors contexte. Et voilà qu’une photographie sondagière place, en cas de deuxième tour Macron-Le Pen, la Présidente du RN à 48%. Soit, compte tenu des marges d’erreur (aux alentours de 2%), à deux doigts d’une victoire et d’une entrée à l’Elysée !
Bien sûr, il ne s’agit en rien de sous-estimer la solidité du socle dont bénéficie aujourd’hui Marine Le Pen dans l’opinion, ni sa capacité à agréger un grand «bloc protestataire», au pays des 66 millions de procureurs. Pour rejoindre l’une des analyses du politologue Pascal Perrineau, il est clair que la Présidente du RN a su capitaliser sur une «fonction tribunicienne», qui correspond historiquement à une attente populaire, et qu’elle a réussi depuis des années à capter, en plus du sien traditionnel, un électorat initialement situé à gauche. D’où le succès actuel, dans les sondages en tout cas, d’un alliage électoral où se retrouvent droite extrême, national-souverainisme et «gaucho-lepénisme». Dans certains territoires, comme en Hauts-de-France par exemple, l’effacement de la gauche est d’ailleurs proche de l’effondrement: la France qui souffre socialement préfère parfois le courant Le Pen au mouvement Mélenchon, le Parti communiste y ayant quasiment disparu.
« Toute présidentielle est d’abord une singulière aventure, faite d’incertitudes, les sables politiques étant devenus, depuis des années, des sables mouvants. »
Mais l’histoire, les histoires d’élections présidentielles ne montrent pas moins que cette échéance est bien autre chose qu’un calcul d’apothicaires électoralistes et qu’elle ressemble à une singulière aventure. Dont le caractère incertain est partie essentielle du mystère que cette élection porte et des passions qu’elle provoque.
C’est pourquoi tout scénario assuré comme toute projection actuelle, à 16 mois du tour décisif de la présidentielle de mai 2022, semble non seulement fictif mais pour partie absurde. Car on le sait, tous les sables politiques sont, depuis des années, devenus très mouvants. Ce que les politologues nomment «la volatilité électorale» n’a sans doute jamais été aussi forte, y compris et peut-être surtout pour la mère des batailles qu’est la présidentielle, où la donne personnelle joue autant que les orientations idéologiques. Et pour ma part, je ne parierai pas (puisqu’il s’agit bien, quand même, d’une course de chevaux politiques pour beaucoup de Français) un seul kopek sur la fixité assurée du duo/duel Macron-Le Pen.
Même si toutes les études d’opinion depuis deux ans continuent de les «donner» tous les deux gagnants de la sélection du premier tour, j’ai tendance à privilégier en ce domaine l’incertitude et l’aléa qui peuvent mettre à mal le scénario annoncé d’un match retour de la présidentielle de 2017.
Souvenons-nous: à 5 mois de la présidentielle de 2017, début janvier, peu de monde doutait de la victoire de François Fillon.
Un décrochage, de l’un ou l’autre des deux candidats, sans être évidemment certain (aucune certitude ne peut s’imposer non plus en ce sens) est à prendre en sérieuse considération de probabilité. Car toute une série de surprises peuvent surgir à moins de six mois de l’échéance. Souvenons-nous de début janvier 2017: personne ne doutait vraiment que François Fillon puisse prétendre à une victoire présidentielle, tout le monde était sûr qu’il figurerait au second tour. Et patatras, tout s’est effondré. Même si son score – de 20% – n’a pas été négligeable (il était même équivalent de celui de Jacques Chirac le 21 avril 2002), il fut éliminé du second tour, comme on le sait, à la fois par Marine Le Pen et un Emmanuel Macron que personne n’avait prédit, six mois plus tôt, pouvoir monter si haut dans les votes.
Un ancien compagnon de route de François Mitterrand, Paul Quilès, du haut d’une sagesse que procure la longue expérience, me rappelait récemment qu’à quatre mois de l’élection de 1981 tout le monde ( et les plus brillants observateurs de la vie politique en tête) «donnaient» Valéry Giscard d’Estaing vainqueur de Francois Mitterrand.
La plus grande prudence s’impose donc quant aux prévisions du printemps 2022. Beaucoup d’eau, peut-être furieuse d’ailleurs, va couler sous le Pont Mirabeau des ambitions électorales. Surtout dans un pays comme la France, dont on connaît l’ampleur du penchant protestataire et l’acuité des défiances généralisées (que ne devrait pas démentir le prochain baromètre annuel du Cevipof-Sciences Po).
L’hypothèse d’un autre duel présidentiel est donc à considérer avec sérieux. Que ce soit à la défaveur du Président sortant, pour quelques raisons que nous préciserons ici, ou au détriment de la Présidente du RN, tout peut arriver dans un an et, notamment, le surgissement d’une troisième candidature pouvant être considérée comme crédible et acceptable par une partie de l’électorat soit d’Emmanuel Macron, soit de Marine Le Pen, soit des deux. Au point de bouleverser la donne, par exemple fin 2021 ou début 2022.
Côté Emmanuel Macron quelques hypothèses sérieuses peuvent «challenger» la certitude qu’il soit présent et même peut-être victorieux au second tour. D’abord, son propre choix. D’être ou de ne pas être candidat. Le propos est passé relativement inaperçu mais un passage de l’entretien accordé par le chef de l’Etat au média «Brut» en décembre dernier semble clair. Emmanuel Macron s’est dit, et il l’a répété à certains de ses proches depuis, totalement libre d’aller ou non à la bataille de 2022.
Emmanuel Macron n’a pas décidé d’y aller en 2022. Car tout n’est pas évaluable avant fin 2021.
L’état de l’opinion d’ici un an, la position des divers prétendants au trône élyséen, mais aussi sa propre liberté à choisir de briguer un second mandat – sachant aussi que sous la Vème République, tous les Présidents-candidats qui se sont présentés à une deuxième élection présidentielle, hors cas de figure de cohabitation (dont ont pu bénéficier Mitterrand et Chirac), ont tous été battus ou éliminés avant l’heure (Giscard, Sarkozy, Hollande). Même le général de Gaulle, élu au suffrage universel pour la première fois en 1965, n’a pas été en situation de se maintenir au pouvoir, après le désaveu référendaire de 1969 (il est vrai après 11 ans de présidence).
Tout cela ne peut que faire réfléchir, naturellement, son lointain successeur. D’autant que la convergence des «anti» Macron, même marqués de contradictions, pourrait apparaître avec vigueur dans la campagne du 1er tour, chacun(e) assénant ses coups, en cherchant à surfer sur la fameuse vague «dégagiste». Cette vague est loin d’être visible aujourd’hui (l’exécutif bénéficie même d’une relativement bonne cote d’opinion malgré – ou grâce à – la crise) mais elle peut d’un seul coup se lever, précisément dans le contexte d’une campagne, à quelques mois du scrutin.
Tout reposera donc, et c’est heureusement l’essentiel, sur ce que souhaiteront finalement les Français, pour les cinq ans qui suivront.
Attention aux illusions d’optique, qui peuvent tromper si loin du contexte réel d’une campagne présidentielle, des événements et des révélations aussi qui peuvent déstabiliser (la candidature Le Pen aussi).
Dans cette perspective, Marine Le Pen semble moins exposée par un risque de décrochage. Le dernier sondage Harris Interactive la «place» en tête d’un premier tour à 26 ou 27% des intentions de vote. A plus de dix points au-dessus du troisième homme, qui apparaît aujourd’hui: Xavier Bertrand. Mais là encore, attention aux illusions d’optique, qui peuvent tromper si loin du contexte réel d’une campagne, des événements et des révélations aussi qui peuvent déstabiliser, y compris la favorite actuelle du premier tour. Et, surtout, à quelques encablures de l’élection cruciale, les critères de la compétence, de la crédibilité et des capacités d’alliances aussi, pourront prendre beaucoup plus de poids qu’aujourd’hui dans la décision finale des citoyens.
Ce qui pourrait favoriser soit le Président sortant, soit un ou une autre candidat(e), qui pourra tenter de faire valoir l’argument d’un changement (une alternative à Emmanuel Macron) «sans risque» de type «populiste» (que représenterait Marine Le Pen). Même si, surtout dans une campagne de premier tour, l’argument peut buter sur quelques limites dans une bonne partie de l’électorat populaire.
En tout cas, il apparaît bien imprudent d’assurer aujourd’hui, si loin du grand rendez-vous et de ses mobilisations, que nous nous retrouverons, au sortir d’un premier tour, avec le duel annoncé Macron-Le Pen. Tout démontre, dans les élections passées, que la France et les Français aiment les surprises, et qu’ils aiment parfois les provoquer. L’état de crise durable pose une interrogation supplémentaire, et peut renforcer le scénario des incertitudes.
Naturellement, au final, la surprise peut toujours être… qu’il n’y en ait pas. Et que nous assisterons donc, en avril-mai 2022, à la réplique de la bataille de 2017. Mais je conseillerai simplement, à certains acteurs et observateurs de notre vie politique, qui semblent aujourd’hui trop figés dans leur certitude, de ne pas parier un kopek, ni même un euro, sur un tel scénario.
Jean-Philippe MOINET, auteur, chroniqueur, fondateur et directeur de La Revue Civique (a aussi été grand reporter au service Politique du Figaro et chargé d’émissions à La Chaîne Parlementaire-LCP, également, deux ans durant, directeur-conseil à l’institut d’études d’opinion Viavoice).
(29/01/21)