Editeur et essayiste (Ed « cent mille milliards »), administrateur du groupe « La Montagne » et conseiller éditorial de La Revue Civique, Jean Brousse estime ici (texte T la revue de La Tribune) que la promesse du pouvoir exécutif, de se tourner vers « les territoires » et de leur octroyer une plus grande place dans les décisions publiques, doit se traduire par un nouvel acte de décentralisation.
Le « nouveau chemin » voulu en 2020 par le président de la République passerait donc par la consécration des territoires. Le Premier ministre, par ailleurs élu rural (à Prades, sous-préfecture des Pyrénées orientales, 6000 habitants), en a fait la démonstration lors de sa déclaration de politique générale (le 15 juillet dernier) … (1)
Suffit-il d’afficher un bel accent chantant et rocailleux, voire radical-socialiste, au parfum de terroir pour convaincre de la prééminence concrète du territoire, même s’il octroie spontanément à son porteur une cote de popularité de 56% pour commencer (2). Avec une promesse de 100 milliards à la clé (pour la relance), quand on en cherchait désespérément 10 il y a dix-huit mois après la crise des « gilets jaunes ».
Territoire, décrit à l’origine par la géographie, confondu depuis toujours avec région, province ou comté, synonyme d’espace dont la constance se repère à ses limites ou ses frontières, physiques quasi-virtuelles (3). Le géographe Claude Raffestin donne en 1980 du territoire une vision politique et humaine, l’espace d’existence d’un homme, d’un être ou d’un groupe, et lui confère alors un fort statut symbolique, du parc naturel aux territoires perdus de la République, des «petites cités de caractères» aux communautés d’agglomérations.
Les 13 grandes métropoles ne représentent qu’un tiers de la population.
« La France, ça n’est pas que 13 métropoles ! », s’insurge Erik Orsenna (4). Effectivement, elles ne comptent guère que le tiers de la population. «Reverrons-nous de mon petit village fumer la cheminée… et le clocher de la force tranquille » (6), s’interroge Jean Pierre Rioux, avec Joachim du Bellay.
« Territoires, la campagne ? Un fantasme pour les néo ruraux, une source de malentendus et de conflits » estime le sociologue Jean Viard. « Mais alors, comment réconcilier monde urbain et monde rural ? En cessant de ne considérer que le premier et en menant une «vraie politique» à l’égard du second… il y a urgence. Le monde rural et périurbain commence à «crier» son oubli » (5).
Entre le Petibonum d’Astérix et le Grand-Paris d’on ne sait qui, il y a des campagnes, des marches et des limagnes, il y a des villes moyennes ou grandes et des petites sous-préfectures, des lotissements et des banlieues, des zones industrielles ou commerciales, des tours et des pavillons, autant de territoires qu’on ne saurait réconcilier sans en reconnaître leur spécificité et leur capacité, dans le respect des règles de la République, de s’emparer des leviers de leur propre destin.
Les « gilets jaunes » avaient pu alerter les dirigeants sur l’extrême sentiment d’abandon et la colère enkystée ressentis par une grande partie de la population. Le « Grand Débat » qui en a suivi laissait poindre un espoir, une forme d’écoute. Où sont passés les milliers de doléances exprimées en conscience par nos concitoyens, véritable bien patrimonial collectif, qui, disponibles, pourraient servir de socle à des réponses locales pertinentes, si le « pouvoir » en avait lui-même conscience et s’il acceptait d’en déléguer le traitement ?
L’irruption de la Covid et le désordre qui s’en est suivi ont été instructifs.
La prégnance de « la diagonale du vide », repérée au coeur du XIXe siècle, commentée par Hervé le Bras et Emmanuel Todd au temps du tout-mobilité, reste particulièrement vive à l’époque du tout digital. Ecoles, hôpitaux, transports, services publics et sociaux inaccessibles et désincarnés témoignent, entre autres, des fractures de la société. En 2021, le « désert numérique » handicape le développement local. Mais en voit-on l’urgence depuis la vue arborée d’un grand bureau de la rue de Varenne à Paris ?
Certains exemples s’avèrent révélateurs. Ainsi le groupe Nexton consulting, jeune entreprise de conseil en expertise digitale forte d’une centaine de collaborateurs, repère en 2019 un site propice dans une petite commune corrézienne de quelques 400 âmes, au coeur des Monédières, en Corrèze. Inaccessible ! Pourtant, il y installe une vingtaine de collaborateurs, des services centraux des relations humaines et des consultants, tous jeunes bac + beaucoup, plus heureux les uns que les autres de venir s’installer ici, au milieu de nulle part. Encore fallait-il que le fondateur soit « du pays », qu’un préfet sérieusement impliqué et des communautés territoriales mobilisées s’y intéressent, s’y investissent, et engagent leurs responsabilités.
L’irruption du Covid et le désordre qui s’en est suivi ont été instructifs. L’avènement contraint du télétravail, imaginé depuis les débuts de la « télématique » au siècle dernier, devenu « obligatoire » au regard des circonstances et possible grâce à la disponibilité des outils numériques – téléconférences et travail collaboratif -, change la donne. La qualité de la production, la réalité de la mission, l’efficacité de la concentration sur l’ouvrage, la valeur du temps retrouvé, disponible pour une vie personnelle et familiale préservée du stress, encouragent l’exercice.
Elles n’interdisent heureusement pas la relation directe, la rencontre au bistrot du coin, les échanges physiques nécessaire au sentiment d’appartenance. Puissent-elles ne pas encourager la distanciation «industrieuse» ! La machine à café doit rester un instrument indispensable à la vie sociale. La période aura fait naître, après des vacances obligées à la ferme ou chez les cousins gascons, des envies d’exode et révéler des intentions ou des vocations sérieuses au dépaysement. Certaines s’éroderont, mais reste là une belle occasion de revigorer efficacement ces fameux territoires oubliés de la République.
Entre mars et août, on aura sans doute compris la valeur du bon sens local.
L’épisode endémique aura également permis d’observer le subtil tango gouvernemental dans le grand feuilleton des masques. Un pas en avant, deux en arrière. Inutiles quand on n’en avait pas, encouragés quand on pouvait s’en fabriquer grâce aux patrons publiés dans les quotidiens régionaux, réservés quand on en a retrouvés aux personnes à risques et devenus obligatoires en août, à la discrétion des exécutifs locaux, dès lors qu’ils le jugent nécessaires et lorsque le respect de la distanciation « sociale » devenait impossible.
Ainsi, entre la directive jacobine centralisée de mars, incertaine et mal observée, et la recommandation d’août, on aura peut être compris la valeur du bon sens – et de l’initiative – local, éventuellement estampillé par des préfets en charge représentants d’un Etat enfin volontairement délégataire. Fallait-il enfin décréter aveuglément la pêche à la ligne interdite partout ?
« La République est une, mais la France est plurielle. Les enjeux, les besoins, les contraintes, les atouts sont différents d’un territoire à l’autre (7) », constate Bruno Cavagné, qui propose un « pacte girondin : décentraliser pour relancer l’initiative locale. » Décentraliser. Depuis 40 ans, et Gaston Deferre, de réforme en réforme, d’intercommunalités en régionalisation, chaque exécutif promet la décentralisation, et les cartes de France de se multiplier, parfois plus teintées d’intentions politiques que de réalités sociale, culturelle ou économique. La carte des « régions » d’Intermarché, comme celles de nombreuses autres entreprises déployées sur le territoire, clairement inspirées par le « terrain » pour l’efficacité de leurs réseaux industriels et commerciaux, ne sont pas moins pertinentes.
Le « terrain » : les maires – les conseillers départementaux et régionaux – de chacune de nos 36000 communes le parcourent tous les jours. Ca n’est pas pour rien que le maire reste la personnalité préférée des Français, et que le taux d’abstention aux élections s’effrite à mesure que le candidat s’éloigne de la vie quotidienne des citoyens. « Le maire incarne une fonction de représentation et de pilotage du territoire – un rôle qui n’a pas changé durant un siècle. Mais à présent, le notable respecté tend à devenir un tête de Turc… (8) ». «Comment l’Etat peut-il demander aux élus de faire de plus en plus en donnant de moins en moins ? (4)».
Il convient aussi que les élus locaux acceptent les responsabilités, sans incriminer « la haut » aux premières difficultés ».
Les mots ont leur importance. Les dirigeants promettent de s’«appuyer sur les maires », quand il vaudrait mieux, en confiance, leur déléguer réellement la décision. Les lois de décentralisation confèrent aux communautés territoriales des « compétences », alors qu’il vaudrait mieux leur reconnaître des responsabilités, en leur accordant le pouvoir et les
moyens, en particulier la dépense publique, nécessaires à leur accomplissement. Pour ce faire, il convient aussi que ceux-là acceptent ces responsabilités, sans incriminer « là-haut » à la première difficulté. Il faut aussi que « là-haut » accepte de lâcher prise, de partager sans réserve une partie de son pouvoir, en réhabilitant le principe de subsidiarité qui suggère de ne recourir à un niveau plus large que lorsque la tâche est impossible à tel échelon donné.
Ainsi pourrait-on soutenir le développement d’entreprises locales, et mettre l’emploi à l’abri des conclusions d’un comptable de Milwaukee. Ainsi favoriserait-on les échanges d’expériences. Ainsi le déploiement des transitions – environnementale, écologique et énergétique – se ferait au bon niveau, chacun s’emparant de ce qui lui incombe clairement. Le verdissement constaté lors du dernier scrutin municipal permettrait même d’en rêver, pour autant qu’il ne brouille pas le paysage par quelques chamailleries trop idéologiques.
On pourrait même espérer « en finir vraiment avec le millefeuille indigeste des territoires (9) », enchevêtrement touffu quasi-kafkaïen incompréhensible au commun des citoyens – également électeurs – avec lesquels il faut restaurer le lien direct. Un poil de rééducation sera sans
doute bienvenu !
Territoires, décentralisation, on en a trop parlé. Il est temps de s’y mettre, messieurs les dirigeants ! On ne plante pas de clous sans disposer d’un marteau adapté (10) !
Jean BROUSSE
(18/11/20)
• 1. Le Figaro, 16 juillet, Jean Castex, la relance par les territoires
• 2. Enquête Harris Interactive-Epoka , 30 juillet 2020
• 3. Claude Raffestin , Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies techniques, 1980.
• 4. Erik Orsenna, L’initiative des territoires, colloque, Le Lonzac, 22 septembre 2018
• 5. entretien, Le Figaro, 9 avril 2020
• 6. Jean Pierre Roux, Nos villages au coeur de l’histoire Français, Taillandier, 2019
• 7. Bruno Cavagné, Nos territoires brulent, Cherche midi, 2019
• 8. Jean Viard, Ces Maires qui changent la France, Zadig n° 5, Mars 2020
• 9. Eric Giuily et Olivier Regis, Poue en finir vraiment avec le millefeuille territorial, L’Archipel,
2015
• 10. Maxime héritée du CPE, Centre de perfectionnement des entreprises, en son temps proche de François Michelin.