L’épisode de l’arrêt de l’émission (de France Inter) de notre amie Isabelle GIORDANO – qui ne serait pas jugée assez drôle et caustique pour les programmateurs et dirigeants de ce service public de la radio – relance le débat sur l’emprise – tyrannie ? – de la dérision dans l’audiovisuel. Auteur du pamphlet « Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade » (Éd. Mille et une nuits), François L’Yvonnet, professeur de philosophie, dénonce dans cet article « la provocation ex abrupto qui tient lieu de courage ». Selon lui, la « nouvelle féodalité » des humoristes impose une norme, « qui mêle le dénigrement systématique, la vulgarité et l’attaque personnelle » : « On nous bassine avec l’impertinence. Comme si ce qui faisait cruellement défaut, en ces temps de crises mondialisées, de déficit du politique, de désenchantement général, n’était pas plutôt la pertinence et le sérieux ».
L’espèce des humoristes connaît depuis une bonne dizaine d’années une prolifération extraordinaire, pas un jour sans que n’apparaissent quelques nouveaux bouffons, aussitôt accueillis et encensés par la profession. Pourtant, ils se ressemblent tous. C’est ce que l’on pourrait appeler un « type ». Ils sont sans traits saillants et parfaitement interchangeables. Il suffit d’en entendre un pour les entendre tous. On cherche désespérément un talent, une singularité qui les signaleraient à notre attention. Rien. Le paradoxe n’est qu’apparent : leur multiplication a un effet neutralisant. Leur pullulement se fait par duplication. Non seulement ils s’incarnent dans un même « type », mais plus rien ne les distingue vraiment du boute-en-train qui agrémente de ses calembours les noces et banquets.
Ce que disait Philippe Muray de certains artistes de théâtre leur va comme un gant : ayant tout renié des exigences du métier, « ils réclament des droits supérieurs au commun des mortels parce que rien ne les en différencie plus. »
La manipulation devient vertu
Le toupet est devenu audace, l’aplomb subversion critique. La provocation ex abrupto tient lieu de courage, quand la manipulation ne passe pas pour une vertu. Ainsi, Stéphane Guillon qualifiant Martine Aubry de « pot à tabac », imaginant Dominique de Villepin sodomisant le Président de la République « par la pensée » ou évoquant Dominique Strauss-Kahn et la « jeune Hongroise responsable de la photocopieuse au FMI » « dont on voyait la culotte dès qu’elle se baissait » (une pique qui pourrait être drôle si elle ne valait aujourd’hui à son auteur d’être considéré comme une sorte d’intelligence prémonitoire, extralucide ou oraculaire). Ainsi, Thierry Ardisson (l’animateur s’est mué en agent désopilant) demandant à Michel Rocard si « sucer c’est tromper », à un député s’il a découvert le gaullisme « en baisant à l’arrière d’une DS 19 » ou à un ecclésiastique s’il aime se masturber. Ainsi encore, l’imitateur Gérald Dahan détournant l’exercice du canular téléphonique (hissé à son sommet par Francis Blanche), pour en faire un dispositif sophistiqué d’extorsion d’aveu. Une sorte de confessionnal en live à la sauce inquisitoriale. La dupe, victime de la manipulation, rejoindra tous ceux que la vindicte humoristique aura traînés dans la boue. Le petit monde parisien fera ses choux gras de toutes ces affaires. Sous peine de ridicule et de disqualification, la tête de turc est tenue de convenir qu’il est de bonne démocratie de faire rire à ses dépens.
D’une manière générale, l’humoriste contemporain ne souffre pas qu’on lui conteste la qualité d’être essentiellement drôle. Il est humoriste, comme d’autres sont priapiques. Il est drôle. Il rit toujours et doit toujours faire rire. On lui demande de rire et de faire rire en toute occasion. Il doit « naturellement » avoir le mot pour rire. Parfois, il lui suffira de prendre la pose en rigolant, laissant entendre qu’il pourrait en dire de bien bonne. Illico, le factotum de la cérémonie piaffe. Le public se poile.
Les nouveaux humoristes règnent à la radio, à la télévision, dans la presse écrite, publient des livres, font des films, achètent des théâtres… C’est une nouvelle féodalité, avec ses prébendes et ses privilèges. Ils exigent d’être traités avec les égards réservés d’ordinaire aux héros. Lorsque l’un d’entre eux est mis à pied, d’une radio publique, par exemple, l’ensemble de la corporation, élargie aux amis, hurle au charron, rivalisant d’indignation. L’attitude d’un Stéphane Guillon (et de sa paroisse) est à cet égard significative, lorsqu’il en appelle à la démocratie pour défendre l’usage du vitriol. D’une certaine manière, ils devraient être intouchables. « On n’enferme pas Voltaire », disait De Gaulle à propos de Sartre. Le Voltaire d’aujourd’hui est chroniqueur salarié d’une grande radio publique ou privée.
Qui ne rit pas est moralement coupable
Il faut rire de tout, mais avec eux. Leur rire est la norme. On nous somme de prendre le parti du rire, de nous ranger sous sa bannière, au nom d’une sorte d’impératif catégorique : tu dois rire. Peu importe de quoi, le rire est devenu à lui-même sa propre fin. Qui ne rit pas est moralement coupable et se voit aussitôt soupçonné de complaisance à l’endroit du pouvoir, car les humoristes du jour élèvent une incroyable prétention à la subversion. Ils seraient même, à les entendre, les héritiers de Voltaire et de Zola, les derniers surgeons d’une lignée d’impertinence.
Leurs cibles sont toujours les mêmes : les gens « objectivement » risibles (pape, femmes, vieux). On ne chatouille pas la susceptibilité sacralisée (guère de vannes sur les juifs, les noirs, les arabes, ou sur les handicapés). On se moque aussi en toute impunité des faibles… On épargne les vrais puissants : jamais ils ne mettent en cause les banquiers, les financiers et autres affairistes, tous ceux qui les payent. C’est leur côté bien-pensant. L’un d’entre eux a qualifié Zidane de « pute », de « panneau publicitaire à trois neurones ». L’attaque est ad hominem (ou plutôt ad personam, il s’agit de discréditer des arguments sans les discuter en raison de la personne qui les présente), le footballeur est à la fois écervelé et vendu.
Certes, le sport de haut niveau est devenu un milieu de fric et de fricotage, mais le système, en tant que tel, est épargné, ce système dont profite très largement le comique troupier moralisateur. Les pouvoirs se nourrissent de ces dénonciations « intégrées » (à la manière de la « critique intégrée » ou de la « subversion intégrée » dont parlaient les Situationnistes). Zidane n’aura jamais été que le bouc émissaire d’une opération de dédouanement. Ils se contentent de caresser dans le sens du poil les valeurs consensuelles, ils sont anti- racistes, anti-fascistes, anti-antisémites, anti-méchants. Ils célèbrent le Bien et luttent contre le Mal. Ils égratignent en surface pour mieux acquiescer à la doxa. Ainsi Coluche est-il devenu une sorte de demi-Dieu, au même titre que l’abbé Pierre. Dans les deux cas, une même onction charitable, une semblable bonté envahissante et disons-le assez peu ragoûtante.
Ils égratignent en surface
Pour accréditer leur mission historique, pour conforter urbi et orbi leur nécessité objective, l’un de leur mentor (Jean-Michel Ribes) oppose, très sérieusement, le « rire de résistance » (« touchant à la racine des idées ») au « rire collabo » (celui des ricaneurs qui entretient la somnolence du bon peuple). Adossé aux affrontements idéologiques majeurs du passé, qui continuent à hanter la mémoire collective, l’humoriste contemporain devient le combattant d’une grande cause : « L’omniprésence des humoristes dans les médias correspond en partie à la période de crise profonde que nous traversons. En les faisant rire, les humoristes donnent l’impression aux gens d’être vengés. »L’auteur de cette tribune parue dans Le Monde poursuit en qualifiant l’esprit de sérieux d’étouffoir d’idées, de « cholestérol des utopies qui nous font avancer »…
De qui se moque-t-on ? Agonir d’injures le chef de l’État ou quelque autre ministre est parfaitement inoffensif. Nous ne sommes plus à l’époque où un pamphlet contre « Napoléon le Petit » forçait Hugo à l’exil. Le pouvoir est ailleurs. Jean Baudrillard voit juste lorsqu’il dit que l’acceptation des choses prend aujourd’hui la forme critique : « On avalise tout, sous un air critique ! » C’est vrai de la critique « politique » de gauche et de droite, de la critique « sociale », de la critique idéologique, littéraire ou cinématographique, c’est toujours vrai de l’engeance qui nous occupe, la critique néo-humoriste. Tout fonctionne en spirale. La dérision systématique et professionnalisée entre en résonance avec son objet. La politique et l’humour ont versé dans le virtuel où tous les chats sont gris.
L’impertinence est le maître mot de la profession. Ils se qualifient eux-mêmes d’« humoristes impertinents ». Être impertinent, cela veut dire pouvoir éreinter, mais sans risque, pouvoir lancer des accusations, ridiculiser, frapper de dérision mais sans ménager la moindre possibilité de défense. L’impertinence est l’arme fatale de ces procureurs hargneux. Ils réclament des têtes. Dans le même temps, l’animalcule gondolant, « humoriste de résistance » autoproclamé, fait son trou dans le conformisme et l’assurance tous risques, cherche à réussir, à se faire une place au soleil médiatique. Il veut un emploi et des prestations sociales garanties. Il discute le contrat.
On nous bassine avec l’impertinence, cette nouvelle tarte à la crème. Comme si ce qui faisait cruellement défaut, en ces temps de crises mondialisées, de déficit du politique, de désenchantement général, n’était pas plutôt la pertinence et le sérieux. Le sérieux et l’esprit de sérieux font deux, n’en déplaise aux maîtres-penseurs de l’heure. La rigolade obligée relève très précisément de ce que Nietzsche appelait l’esprit de sérieux, marqué par la lourdeur, la pesanteur et la cérémonie… Être sérieux, c’est tout simplement prendre en considération ce qui mérite de l’être. Ce qui n’exclut pas le rire irrévérencieux, mais le met à sa juste place.
Il y a un véritable intégrisme de la rigolade. Leur rire est la norme, avons-nous dit, un certain rire du moins, qui mêle le dénigrement systématique, la vulgarité et l’attaque personnelle (qui n’a rien à envier aux calomnies abjectes d’avant-guerre). La rigolade est devenue une sorte de « paradigme », un style imposé dans le traitement des questions générales, un prisme privilégié pour aborder la société et les hommes.
Il sermonne dans l’esclaffement général
L’humoriste contemporain occupe la place hier dévolue à l’intellectuel. Il dit le vrai et le bien. Il sermonne, il juge et condamne, dans l’esclaffement général. À force d’intimidation et de provocation, il a fi ni par incarner, aux yeux du public, l’esprit frondeur et la sacrosainte liberté d’expression. Les mettre en accusation s’apparente à un crime de lèse-majesté. Quiconque osera s’élever contre ce qui s’apparente à une escroquerie intellectuelle et morale sera traité de rabat-joie, de bonnet de nuit et se verra rouler dans la farine. L’essentiel étant de mettre les rieurs de son côté.
Le néo-humorisme a toute sa place dans la société du spectacle, la nôtre, son « esprit » n’est pas « décalé » mais enchâssé dans ce qu’il prétend dénoncer. Le « comique » contemporain est le poil à gratter de l’épileptique. Il ne va jamais contre quoi que ce soit, il se laisse porter par la vague, pour en récolter l’écume.
François L’YVONNET, professeur de philosophie, auteur de Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade (Ed. Mille et une nuits).
(in La Revue Civique 8, Printemps-Été 2012)