Dans cette tribune, le fondateur de La Revue Civique, Jean-Philippe Moinet, analyse la crise des « gilets jaunes », le symptôme d’un mal profond qui a surgi en France avec, écrit-il, de multiples et virulentes radicalités en tous genres, entrées dangereusement en compétition et en connivence. Il estime aussi qu’au-delà d’un syndrome dépressif français -qui vient de loin-, un espace est, malgré tout ouvert, à une logique positive de « transition » démocratique. Si le système politique et institutionnel se réforme. Réellement et rapidement. Le scénario d’élections européennes couplées avec un référendum multi-questions sur la démocratie et les institutions est d’ailleurs réfléchi au sommet de l’exécutif. « Peut-être la bonne idée de l’année ». Arguments.
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Le feuilleton des gilets jaunes, après plus de huit semaines de protestations (radicales) et de violences (non contenues) est le symptôme d’un mal profond. Tout le monde a vite compris que le prix du carburant n’était qu’un déclencheur, qui a allumé la mèche de protestations françaises, « sociales » et « nationales », ces deux composantes constituant un cocktail pouvant devenir explosif.
En ce début d’année, où les vœux et les projections d’avenir (et d’optimisme) sont normalement la règle, on a vu un indice du moral français: « Sérotonine » est le livre (de Michel Houellebecq) qui est donné comme le carton de l’année! Il fait aujourd’hui la « Une » de Valeurs Actuelles, qui titre sur « L’écrivain national ». Stupeur. Le best-seller annoncé porte le nom d’un anti-dépresseur! Ce n’est plus « Bonjour tristesse » mais bienvenue à la dépression française!
La banalisation des agressivités, verbales comme physiques, fait par ailleurs partie du joyeux décor hexagonal. Chaque samedi, huit fois de suite, on casse du mobilier urbain et parfois du flic. On profère en masse des insultes sur les réseaux très peu sociaux. On menace des élus, parfois de mort, sans que l’indignation se manifeste de toutes parts. On s’en prend aux bâtiments publics, une préfecture ici, un ministère là. Le tout dans une atmosphère de complaisance -avec les violences- qui peuvent peut-être s’expliquer par des souffrances sociales non traitées mais aussi –dans le pays du « modèle social » champion de la dépense publique– par des forces « protestataires », national-populistes rouges et brunes, entrées clairement en compétition, et en connivence, pour tenter de ramasser la mise.
Le Pen et Mélenchon en compétition, et en connivence
Marine Le Pen, plutôt habile dans son positionnement, a choisi le silence et la discrétion pour mieux engranger les fruits protestataires des Gilets jaunes. Cela lui a plutôt réussi, si l’on en juge les études d’opinion qui convergent pour donner à son « Rassemblement National », en intentions de vote aux prochaines élections européennes, la place de premier parti de France, que le mouvement lepéniste avait d’ailleurs décroché aux mêmes élections européennes de mai 2014 (1).
Jean-Luc Mélenchon, lui, a joué la tonitruance, qui lui est naturelle, et la proximité « fascinée » avec certains leaders gilets jaunes (comme le sulfureux Drouet). Il a appelé à « la mobilisation », affiché un soutien non masquée à « l’insurrection », qu’il qualifie de « citoyenne » pour mieux faire passer la pilule amère d’une logique révolutionnaire, qu’il veut incarner. Symptomatiquement, dans ce contexte de déchaînement des radicalités multiformes, son texte-blog du 4 janvier est passé assez inaperçu. Évoquant la logique « révolutionnaire » dans laquelle il ne craint pas de s’inscrire, et qui est à ses yeux en cours, il écrit pourtant ceci: « Ce qui compte à nos yeux, c’est l’existence et la force du processus populaire. Dans un processus révolutionnaire, ce qui fait le résultat c’est sa cohérence d’action. Elle produit son énergie propulsive. Ceux qui analysent notre action, en France et à l’étranger ne doivent jamais oublier que notre objectif est la révolution citoyenne ».
Voilà qui est dit. Et pas lors d’une pulsion incontrôlée en tweet, ni en dérapage incontrôlé sur un plateau télé. Non, le Président de cette formation représentée à l’Assemblée nationale a doctement traduit sa pensée profonde. Voilà une stratégie révolutionnaire affichée en 2019 en France, et qui participe naturellement des troubles de ces samedis français, regardés à l’étranger avec un mélange d’effarement, d’incompréhension et (pour les moins bien intentionnés envers la France) de délectation. La chaîne Russia Today, très mobilisée depuis des semaines par les manifestations des gilets jaunes, colporte ainsi de multiples paroles, lepénistes, mélenchonistes, de tout ce qui fait l’ultra droite et l’ultra gauche, avec bien sûr la caution de paroles « citoyennes », directes et violentes, des gilets jaunes coléreux. Ça buzze aussi, sur les réseaux sociaux, grâce aux ondes poutiniennes!
Les caisses de résonance des radicalités
aggravent la « fracture civique »
Mais le syndrome protestataire a beau trouver des caisses de résonance nombreuses, il ne date pas non plus d’hier. Les gilets jaunes n’ont fait que refléter une puissante contestation anti-élites, mesurées chaque année par exemple par le « Baromètre de la confiance » du Cevipof-Sciences Po, qui est de fait devenu le baromètre des défiances à multiples cibles. Sa dernière livraison (2) est édifiante, à donner « le vertige » à un pourtant grand habitué des analyses d’opinion, Gérard Courtois, du journal Le Monde, qui parle de « fracture démocratique » et s’inquiète de tous ses risques. Toutes les institutions nationales sont frappées par les défiances: les Français ne sont plus que 23% à faire confiance à l’Assemblée nationale, 22% au Gouvernement, et 9% aux partis politiques! Quand on leur parle de « politique », qu’éprouvent donc les Français? 37% répondent de « la méfiance », 32% du « dégoût », 9% de « l’intérêt » et 5% seulement de « l’espoir »…
C’est dire l’ampleur, et la gravité, de ce que pour ma part j’ai appelé depuis plusieurs années « la fracture civique », qui a pris une tournure inédite avec cette crise des Gilets jaunes qui reflète une situation antérieure et l’aggrave. Car c’est aussi, au-delà des institutions visées -avec la présidence de la République au sommet– la civilité ordinaire qui est mise à mal. La parole agressive et l’acte violent se banalisent, se propagent, et sont même montrés en exemple pour obtenir « gain de cause ». Là est le danger: celui d’un engrenage sociétal où la radicalité et la colère non maîtrisée prendraient le dessus sur la modération et la rationalité des arguments.
Nous n’en sommes heureusement pas là, en France, qui reste encore, bien sûr, le pays de Descartes, une grande démocratie et la patrie d’un idéal républicain qui, depuis la fameuse Déclaration des Droits de 1789, a placé également la « sûreté » (ou la sécurité) parmi les grands principes, protégés par un arsenal juridique et institutionnel qui, même s’il a besoin de quelques renforcements, n’est pas près de s’effondrer. C’est ce constat qui a fait dire, à Edouard Philippe notamment, que les violences « n’auront pas le dernier mot ».
Par ailleurs, et comme dans toutes les crises, la France assiste sans doute aussi à une évolution accélérée de ses pratiques démocratiques et politiques. Notre vieux modèle, si centralisé, vertical, monarcho-jupitérien, issu de l’histoire des Rois, des Empereurs (napoléoniens) et des Présidents de la gaullienne Ve République, va-t-il ou non profiter de la crise pour enfin se réformer, non par en surface mais en profondeur? Emmanuel Macron, qui s’est vu très amplement reprocher son attitude « jupitérienne » verticale, après avoir fait une campagne « dégagiste » sur l’horizontalité de citoyens en marche, a-t-il pris la pleine mesure non seulement de la crise mais aussi de l’opportunité qui est offerte, non pas de renverser la table des institutions mais de la moderniser, de l’ouvrir aussi à des formes nouvelles de démocratie (la consultation, la participation)?
La défiance est telle qu’Emmanuel Macron réfléchit à faire un grand mouvement
La défiance est telle aujourd’hui que le Président de la République n’a pas vraiment d’autre choix que de faire un grand mouvement. Je l’écrivais en ces pages (3), la grande audace réformatrice (des institutions comme des pratiques politiques) est l’une des voies royales pour une sortie de crise (en complément des actions sociales menées et annoncées). L’hypothèse actuelle, suggérée hier, réfléchie aujourd’hui au sommet du pouvoir exécutif et parlementaire, peut paraître paradoxale: qu’un référendum (que notre Constitution offre en arme au Président de la République), actuellement outil pouvant venir verticalement du plus haut (sommet institutionnel) vers les citoyens, permette de faire bouger tout l’édifice et d’intégrer de l’horizontalité démocratique, dans un système politique perçu comme pyramidal, corseté, fermé.
Avant toute grande décision, l’heure est au « grand débat national », explique-t-on dans les coulisses du pouvoir, et le chef de l’Etat, après les premières précisions faites par le Premier ministre Edouard Philippe et le porte-parole Benjamin Griveaux, doit rédiger une « Lettre aux Français », qui donnera des clés et fixera une feuille de route, pour cette séquence de débat. L’un des thèmes mis à la consultation populaire est « la démocratie et la citoyenneté ». C’est dire que toutes les idées pourront émerger, être brassées et débattues par les citoyens qui le souhaiteront, et qu’elles devront ensuite avoir une traduction, en terme de décision. Le pouvoir actuel jouera-t-il petit bras, avec une réforme constitutionnelle a minima, reportée cet été pour cause d' »affaire Benalla »?
Les circonstances actuelles ont bouleversé l’agenda politique et appellent, à l’évidence, des mesures audacieuses, sans doute à la hauteur de cette fracture civique aggravée. Réconcilier les Français avec la politique et leurs institutions est un énorme chantier. Les vents nationaux-populistes, en France comme ailleurs, vont souffler durement sur les voiles démocratiques et il ne s’agirait pas, pour le bateau France, de démâter. Les professionnels de la protestation « social-national », du RN à LFI, ont de puissantes voix (démagogiques et électorales). Ces voix participent de la virulence du mouvement des Gilets jaunes qui, tout en étant un mouvement apolitique en affichage, arrange bien les affaires des mouvements politiques qui apprécieraient de déstabiliser, à leur profit, la démocratie française.
Coupler les élections européennes et un référendum sur la démocratie
La France est donc à un tournant. Entre dépression protestataire et transition démocratique, où va s’arrêter le déséquilibre actuel et le curseur de la décision ? Après le grand (ou petit) débat national (les citoyens définiront l’ampleur de leur participation), l’échéance des urnes de mai 2019 est déjà dans toutes les têtes, de la majorité comme des oppositions. L’idée, qui germe, est de coupler les élections européennes avec un référendum (à questions multiples) sur les institutions et un nouvel équilibre démocratique. C’est peut-être la bonne idée de l’année! Vu les demandes des gilets jaunes et des oppositions en ce domaine, il ne pourra pas être dit qu’elles ne sont pas entendues, au moins pour partie. Cette démarche référendaire aurait aussi pour avantage, aux yeux des pro-européens, de permettre sans doute une hausse de la participation au scrutin, ces élections dites intermédiaires étant traditionnellement l’objet d’une forte abstention (en 2014, elle était de 58%!)
Bien sûr, pour l’Elysée, le risque est que la démarche soit perçue comme plébiscitaire et que le référendum, en cas de réponse majoritairement négative aux questions sur les institutions, se retourne contre la personne d’Emmanuel Macron. Mais d’une part, on peut (encore) estimer que les citoyens répondent d’abord avec raison aux questions qui leur sont posées, et qu’ils peuvent apprécier que la parole leur soit largement donnée . Par voie de référendum ce jour-là et par les formules démocratiques qui seraient ensuite instituées et régulières: comme une consultation démocratique, à organiser chaque année, sur des thèmes, définis et précisés notamment par un collège de représentants issus de tous les groupes du Parlement et constitués d’experts, notamment de l’opinion publique (4).
La transition démocratique française aurait ainsi un débouché, à la fois concret, et positif pour tout le monde.
Encore faut-il que le passage de dépression soit, comme en météo, passager, et non annonciateur d’une maladie grave et durable.
Jean-Philippe MOINET,
auteur, chroniqueur, fondateur et directeur
de La Revue Civique,
ancien Président de l’Observatoire de l’extrémisme.
Twitter : @JP_Moinet
Compte revue : @RevueCivique
(1) Aux européennes de mai 2014, le FN avait obtenu 24,8% des voix; l’UMP: 20,8%; le PS: 13,9%; « L’Alternative (UDI-Modem): 9,9%; EELV (écologistes): 8,9%; Front de gauche: 6,6%; DLR, Debout la République: 3,8%; Nouvelle Donne (div g): 2,9%.
(2) Le baromètre du Cevipof-Sciences Po, réalisé par OpinionWay, a été rendu public dans son intégralité le 11 janvier.
(3) Cf ma tribune « Macron doit amorcer une révolution démocratique », publiée le 9 décembre 2018 par Le HuffPost (puis la Revue Civique).
(4) La Revue Civique a réfléchi à un collège, à la fois d’élus et d’expert universitaires ou professionnels des sondages, permettant de formaliser le questionnaire soumis à la consultation des Français. L’idée d’une grande consultation des Français, à prévoir chaque année, a été une idée fondatrice de cette revue, idée mise en discussion lors d’un colloque qui a eu lieu à l’automne 2010 et éclairée par une étude d’opinion de l’institut IPSOS, réalisée alors pour la naissante Revue Civique, le Médiateur de la République et Le Parisien. Cette étude montrait déjà la très forte attente des Français en ce domaine (être consultés sur des sujets).