Jeremy Ghez est Professeur franco-américain associé à HEC-Paris, en économie et affaires internationales, directeur de Centre de géopolitique d’HEC. Expert, il vient de publier « Etats-Unis: déclin improbable, rebond impossible » (V.A.Editions). Il intervenait récemment lors d’un petit déjeuner organisé par l’institut Viavoice avec HEC. Il y répondait aussi aux questions de La Revue Civique.
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-La Revue Civique: votre livre avance la thèse, en son titre, que le déclin présumé des Etats-Unis est « improbable ». Pour quelles raisons principales ?
-Jérémy GHEZ: L’économie a connu une croissance de 3,5 % au dernier trimestre et a créé 250 000 emplois le mois dernier. Les géants américains de la Silicon Valley font certes face à une concurrence accrue de la part de leurs homologues chinois. Mais ils sont toujours en position de force sur les marchés internationaux et conservent un potentiel d’innovation fort. L’Amérique continue non seulement de produire (de loin) le plus grand nombre de Prix Nobel, toutes catégories confondues, mais aussi d’attirer les scientifiques étrangers les plus brillants. Un tel pays ne peut, par définition, être un pays en déclin.
Ce qui se passe aux Etats-Unis est différent: eux, qui ont si souvent été moqués par les Français comme une nation sans histoire et sans culture, commencent justement à découvrir leur passé et à se chercher une identité. Fait marquant de notre période : le best-seller de Fukuyama ne parle plus de « fin de l’histoire » mais d’identité. Que la définition de l’histoire américaine prête au débat et à des interprétations divergentes, entre progressistes et conservateurs, ne devraient pas nous surprendre. Ce qui devrait nous étonner, c’est que ce débat ait enfin lieu aux Etats-Unis, poussant beaucoup d’Américains dans leurs retranchements. Et nous ne devons pas confondre déclin, découlant de désaccords sur ce qu’est l’Amérique, avec la quête de sens dans laquelle l’Amérique s’est lancée, depuis 2016 au moins.
« La marge de manoeuvre accrue des Démocrates est un fait réel.
Mais peut-être pas aussi redoutable qu’on peut le croire »
-Dans les élections « Midterms » aux Etats-Unis, il y a eu un paradoxe : une réussite économique certaine a été reconnue mais une certaine détestation politique a été observée aussi à l’encontre de Donald Trump. Quels types de contre-pouvoirs vous semblent les plus opérants actuellement dans le pays pour tenter de « cantonner » les dérives du trumpisme ?
-Le premier contre-pouvoir est mécanique, il se situe au niveau de l’opinion publique même. On sait que la coalition Trump représente peu ou prou 40 à 45% de l’électorat américain. Un tiers de cet électorat, le « noyau dur » de la base républicaine, soutient Donald Trump quasiment sans réserve. 10% supplémentaires de Républicains et d’indépendants n’aiment pas la figure de Donald Trump, mais sont ravis des résultats économiques. On en arrive ainsi à 43% — le niveau de la cote de popularité du président américain dont la stabilité, depuis son élection, est remarquable. On sait que, compte tenu du fonctionnement du système politique américain, on peut être élu avec une coalition de 43%. Mais probablement pas avec une coalition de 33%. S’il y a un retournement conjoncturel et une détérioration de l’économie américaine (qui connait à l’heure actuelle une expansion absolument remarquable que Donald Trump n’a pas tuée), il est tout sauf évident que cette partie de l’électorat maintienne son soutien au Président. Il y a là quelque chose de quasi mécanique.
Les Démocrates disposent désormais d’une marge de manoeuvre accrue également, compte tenu de leur majorité dans la Chambre des Représentants. Ils sont en mesure de lancer des enquêtes, portant notamment sur les revenus et les déclarations d’impôts du Président Trump et de sa famille, et de ses relations avec les gouvernements étrangers — dont notamment la Russie. Les Démocrates ont le pouvoir d’assignation et pourront forcer un certain nombre de choses. Gare au retour de bâton cependant: les résultats de ces enquêtes risquent de ne convaincre que les gens déjà convaincus. Leur efficacité n’est donc pas aussi redoutable que l’on peut le croire.
« Prêtons attention au Président
de la Cour Suprême, John Roberts »
Il y a enfin la Cour Suprême, dont une majorité de juges sont certes conservateurs, mais dont le Président, John Roberts, est particulièrement attaché à l’indépendance de l’institution. On l’a vu par le passé: il a lui-même infléchi ses positions, notamment dans le dossier Obama Care, pour éviter de renforcer les prises de décisions partisanes à la Cour Suprême. Prêtons attention à ce juge, qui peut jouer un rôle clé dans la préservation des contre-pouvoirs aux Etats-Unis.
-La majorité de la Chambre des Représentants passant des Républicains aux Démocrates, une série d’enquête devraient être accélérées contre Trump, sur l’ingérence russe en particulier, sujet sur lequel, comme vous l’indiquez dans votre livre, il y a consensus de la communauté du renseignement américain pour dire qu’il y a bien eu ingérence en 2016, ce que Donald Trump n’a jamais voulu reconnaître. Sans prédire le résultat des enquêtes, est-ce un sujet sur lequel l’actuel hôte de la Maison Blanche, y compris dans son « camp » républicain, peut être mis réellement en difficulté ?
-Donald Trump peut être mis en difficulté par l’affaire russe. Maintenant que les Démocrates tiennent une majorité à la Chambre des Représentants, ils peuvent voter l’impeachment — l’acte d’accusation qui mène au procès du Président américain et qui se déroule au Sénat. Mais la destitution du Président n’a lieu que si deux tiers des Sénateurs américains votent en sa faveur. Tant qu’il y aura 34 sénateurs qui se sentiront suffisamment vulnérables vis-à-vis de la base républicaine – qui soutient inconditionnellement le Président américain et qui ne croira jamais les accusations du procureur spécial – le Président ne sera pas destitué.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(novembre 2018)