Tribune.
Le temps passe, l’inquiétude persiste et, pourtant, l’époque de l’aveuglement devrait être révolue depuis longtemps. Mais comme beaucoup d’œillères ont perduré, comme beaucoup d’hésitations, de passivités surtout, ont prévalu, l’un des principes phares de notre République, la Laïcité, est frontalement mis à mal : ce n’est pas une vague impression des Français, c’est le point de vue, Ô combien d’expérience, des enseignants, de celles et ceux qui, tous les jours, sont en première ligne du lien sensible avec les plus jeunes, subissant un lot de contestations aussi diverses que persistantes et lancinantes. Résultat : dans le cadre d’une étude d’opinion, réalisée par l’IFOP pour le Comité national d’action laïque (CNAL), ils sont 59 % à considérer que la Laïcité est aujourd’hui en danger. Un chiffre lourd de sens.
Les contestations concernent même une loi qu’on croyait bien établie, celle de 2004 sur le port ostensible de signes religieux à l’école publique. Les auditions de la Commission Stasi avaient déjà fait remonter le cri d’alarme des enseignants. Le législateur, dans un consensus gauche-droite, avait jugé nécessaire d’établir une nouvelle règle, stricte, qui permettait d’épargner à l’école les assauts répétés d’un prosélytisme avéré, qui avait pris la « liberté vestimentaire » comme vecteur de diffusion. Et bien voilà que 14 ans plus tard, cette loi est contestée dans son application, surtout en zone d’éducation prioritaire, relève l’étude : les contestations atteignent un « score préoccupant » de 34% des élèves en ces zones, où l’Etat est censé produire des efforts supplémentaires.
Le livre-alerte date de 2002 !
Mais, au-delà de ces zones prioritaires, c’est la multiplicité des contestations qui suscite l’inquiétude : critique des cours d’histoire-géo (constatées par 35 % des enseignants), des règles de mixité pour le sport (32 %), mise en cause de l’enseignement du fait religieux (27 %) ou des cours de sciences (22 %). Le livre-alerte Les territoires perdus de la République, que certains avaient voulu mettre sous le boisseau, date de 2002 ! L’officiel rapport Obin de l’Éducation Nationale, lui aussi victime du même syndrome et qui énumérait précisément les dérives, date de 2004. Et toujours le même désarroi des enseignants, souvent laissés à eux-mêmes. Comme dans le cas des « incivilités » qui les frappent, surtout quand il s’agit de femmes enseignantes, contestées dans leur rôle de simple autorité à respecter.
Le dialogue, bien mené, permet certes de réduire les vives tensions. Les enseignants le disent très largement aussi dans cette étude. Mais ils sont plus d’un tiers à reconnaître s’être autocensurés en classe pour éviter des incidents. Et ils sont plus de la moitié à reconnaître cette forme d’abdication, en zone d’éducation prioritaire. Inquiétant constat. Car, dans une société si ouverte et libre que la société française, pour éviter l’irruption des obscurantismes et des menaces qu’ils portent, c’est bien le respect de l’institution scolaire, et non sa contestation, qui devrait prévaloir, en toutes circonstances. Le relativisme sur les valeurs essentielles ne peut servir d’introduction à la vie en société. Or, ce relativisme progresse : 27 % des enseignants se disent aujourd’hui inquiets quant au principe même de l’adhésion des élèves aux valeurs de la République.
Accompagner les enseignants, une priorité
Il est donc devenu évident et urgent qu’une promotion active et positive des valeurs de la République, et en premier lieu du principe de Laïcité, puisse se développer rapidement et concrètement à l’école, à tous les étages, du primaire au lycée en passant par le collège. Un nouveau guide de la Laïcité, destiné aux enseignants, vient d’être élaboré par le ministère de Jean-Michel Blanquer. Un outil qui ne sera vraiment pas de trop, vu l’ampleur de la tâche. Aujourd’hui, toujours selon cette étude de l’IFOP, 94 % des enseignants disent en effet ne bénéficier d’aucune formation continue sur cette question, pourtant centrale, de la Laïcité ! Face aux défis et aux contestations, l’institution socle de la République ne peut plus rester durablement inerte. Car le silence et le laisser-faire, en ce domaine comme dans d’autres, c’est laisser la voie ouverte aux plus forts, aux plus bruyants, aux plus prosélytes ou provocateurs. Les principes de base du pacte républicain ne peuvent plus passer après tout le reste, n’être qu’une option. Le risque est trop grand pour l’institution toute entière, et demain pour le pays, pour que ne soit pas réactivé, avec volontarisme et pédagogie, son rôle premier : sur l’essentiel, assurer la cohésion sociale.
Jean-Philippe MOINET
auteur, chroniqueur, fondateur de la Revue Civique. (juin 2018)