Des civils engagés par esprit civique de défense
Homme d’affaires à Tel-Aviv et co-responsable de la Fondation France-Israël, Edouard Cukierman est aussi porte parole de l’armée israélienne et du board de « Sar-el » – volontariat civil – une organisation originale, sans doute unique au monde : au-delà de l’important renfort des « réservistes » de l’armée, 4000 volontaires étrangers viennent chaque année d’une quarantaine de pays (un millier viennent de France) en signe de solidarité pour Israël et apportent un soutien logistique à Tsahal. Entretien sur cette expérience singulière, qui concerne les enjeux « citoyens » de Défense. [Extraits]
La REVUE CIVIQUE : En Israël, la relation citoyens-Défense est très étroite et toute particulière. Comment est-elle vécue et organisée concrètement ?
Edouard CUKIERMAN : En effet, il y a en Israël quelque chose de particulier en ce qui concerne l’implication générale de la société civile dans le devenir du pays. Et appliqué au domaine de la Défense, cela passe en particulier par les « meloïms», c’est-à-dire la « Réserve ».
Chaque Israélien fait d’abord, vers l’âge de 18 ans, trois années d’Armée, de service militaire. Cette période de formation au combat est de deux ans pour les jeunes femmes. Cette période est cruciale, elle marque le passage à l’âge adulte et met le citoyen en situation de défendre son pays. Après cette période, chaque Israélien doit faire, chaque année, environ 30 jours en moyenne de « Réserve ». C’est une autre période obligatoire, où les citoyens maintiennent et actualisent leur formation au service de la défense du pays. Pour ma part, j’arrive à faire 45 jours par an. Théoriquement, on arrête à l’âge de 40 ans mais j’ai souhaité prolonger jusqu’à l’âge de 50 ans. Jusqu’à 40 ans, c’est une obligation mais la plupart des citoyens le font par choix. Et personne, dans la vie professionnelle, n’en tient rigueur, bien au contraire. C’est perçu comme un « plus ». Chaque année, on donne de son temps parce qu’on sait que sans la « Réserve » nous n’aurions pas une Armée aussi efficace pour faire face aux menaces qui pèsent en permanence sur Israël. Et quand on fait le compte, les Israéliens passent à titre individuel plus de temps au total à l’armée après leur service militaire que pendant leur service.
Tout cela se fait naturellement ? L’effort demandé à chacun est pourtant exceptionnel aux yeux d’un Européen, où les armées reposent sur des professionnels, dont l’engagement est loin de ce que peut consentir, ou même imaginer faire, un civil…
Oui, en Israël, c’est naturel car l’histoire et le contexte sont très différents. On peut dire qu’il y a même un certain engouement, chez les jeunes Israéliens, qui aspirent à entrer, pendant leur service, dans les unités d’élite les plus réputées et les plus dangereuses. Cela reflète une volonté assez générale d’engagement, qui se prolonge ensuite avec la « Réserve ». Cet engagement de la population fait la force de notre armée. Il s’agit en fait d’une imbrication totale entre la population d’une part, sa volonté de défendre à tout moment le pays, et l’armée d’autre part, qui n’est pas seulement une armée de professionnels très en pointe mais une armée de civils capables de se défendre. Il est à noter que les officiers, qui représentent 14% de la population israélienne, font au moins une année supplémentaire au moment de leur service militaire, soit 4 ans. Dans certains domaines, c’est encore plus. Par exemple, si un jeune veut être officier-pilote, il doit rester 8 ans à l’armée.
Des liens forts sont tissés
Pour la « Réserve », on appelle généralement davantage les hommes que les femmes – sauf si elles veulent être volontaires. Dans mon unité par exemple, qui est une unité de négociation de crise et de prise d’otages, la plupart des réservistes ont plus de 40 ans. Il s’agit de volontaires, qui poursuivent leur engagement au-delà de la période obligatoire. Ces personnes d’expérience sont utiles, dans certaines circonstances. Par exemple, face à la première « flotille » l’intervention a été faite, assez classiquement, par des jeunes d’unités commandos. Depuis, et compte tenu de la complexité de la situation, il a été décidé de faire appel à des soldats plus expérimentés, des personnes qui ont à la fois une expérience de combattants mais aussi une expérience de négociateurs, du fait de leur métier. Par exemple, il y a dans notre unité des avocats, des médecins, des psychologues aussi, car dans les situations complexes et délicates des prises d’otages, la psychologie joue naturellement un rôle important. J’ai personnellement la chance d’intervenir comme porte-parole de l’armée et comme responsable de l’unité de négociation de crise, c’est une chance car je peux ainsi avoir une contribution utile dans des moments clés pour mon pays.
D’année en année, parce qu’on passe des moments difficiles dans des situations complexes, des liens forts sont tissés, liens qui se nouent bien sûr au-delà des différents milieux sociaux des uns et des autres. Et finalement, la « Réserve » participe à une soudure civique, à une cohésion sociale, très importante, au-delà de la fonction combattante des réservistes. J’ai par exemple été témoin au mariage de mon commandant druze – qui a été l’un des plus hauts gradés parmi les officiers druzes de l’armée israélienne – j’ai découvert les fêtes et les rites de cette communauté, ce qui a été pour moi une expérience humaine et fraternelle assez extraordinaire. Cela, je le dois à la « Réserve », qui est aussi une expérience humaine. Un autre membre de l’unité est le patron de l’hôtel Hilton, alors que le commandant de la même unité a été, pendant une période de sa vie, cuistot dans le même hôtel !
Au-delà de la « Réserve », il y a aussi une autre forme d’engagement possible, c’est « Sar-el », le volontariat civil, ouvert non plus seulement aux Israéliens mais à ceux qui, de l’étranger, veulent soutenir en quelque sorte la logistique arrière de Tsahal.
Oui, c’est ce que j’appelle la « Réserve des étrangers », qui a un rôle différent et complémentaire. Le rôle des volontaires civils étrangers, « Sar-el », n’est pas un rôle de combattant. Parce qu’ils n’ont pas la formation, parce qu’ils ne sont pas citoyens israéliens, ils ne sont pas soldats, même réserviste, il ne faut pas les exposer au danger. Il s’agit d’un volontariat néanmoins très utile, d’ordre logistique en effet, ils dépendent d’ailleurs de la Division Logistique de l’Armée. En trois semaines, les volontaires font un boulot que font les soldats en trois mois, car ces derniers sont prioritairement occupés par des tâches de formation au combat ou d’entraînement.
L’idée d’un tel soutien est venue, pendant la guerre du Liban en 1982, du général Davidi, qui a lancé un appel à des volontaires étrangers. Dans quelles circonstances ?
Oui, le général Davidi a été la personnalité qui a été à l’origine du lancement et du développement de « Sar-el ». Il a été l’un des grands héros de l’armée israélienne, il a été l’un des chefs de « l’Unité 101 » avec Ariel Sharon, l’une des meilleures unités d’élite parachutiste de l’armée israélienne. Avec quelques uns des meilleurs, il a par exemple lancé des opérations de lutte anti-terroriste, très efficaces, il a mené des missions qui étaient considérées comme des missions impossibles. Le général Davidi a même été nommé pour le Prix d’Israël, en vertu de sa contribution comme commandant de « l’Unité 101 » : il l’a refusé, par modestie et parce qu’il voulait souligner que son action, depuis plus de 25 ans maintenant, était une action collective tournée vers « Sar-el », le volontariat civil.
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Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique N°7, Hiver 2011-2012)
Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans la Revue Civique n°7