La demande d’autonomie régionale, reflet d’une crise de la représentation (Marc Lazar, institut Montaigne)

Contributeur pour l’institut Montaigne sur les questions politiques et institutionnelles, françaises et européennes, Marc Lazar est professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et Président de la School of government de la Luiss à Rome. Diplômé de l’EHESS, il est spécialiste de l’histoire de la gauche et de la vie politique italienne. Il a fondé et anime le GREPIC (Groupe de recherches pluridisciplinaires sur l’Italie contemporaine) au CERI (Centre d’études et de recherches internationales), Sciences Po-CNRS. Il est l’auteur de nombreux livres consacrés à l’Italie.

Marc Lazar compare dans l’article ci-dessous les différences et points communs entre les différents régionalismes qui touchent les pays d’Europe de l’Ouest (rapport à l’UE, rapport à l’Etat central, histoire et ancienneté du régionalisme, recontextualisation dans une tendance européenne plus large), en prenant l’exemple du mouvement autonomiste catalan en Espagne d’un côté, et du mouvement pour la Padanie (Italie du Nord indépendante, concept promu par la Ligue du Nord, parti populiste italien) de l’autre. Les dernières élections en Corse, avec la percée des « nationalistes », remettent aussi sous les projecteurs de l’actualité française, cet enjeu de la demande d’autonomie régionale. 

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Marc Lazar, spécialiste de la politique italienne.

« Trois semaines après le vote catalan, les Lombards et les Vénètes ont été appelés à se prononcer par référendum sur l’autonomie de leurs régions. Certains commentateurs pressés amalgament ces événements et y voient la preuve qu’un processus lourd de désagrégation des Etats-nations est à l’œuvre et menace la cohésion d’ensemble de l’Union européenne. La réalité s’avère, comme toujours, plus complexe. Si des différences considérables existent entre ce qui se passe dans les deux péninsules, la tenue de ces scrutins atteste également de réelles évolutions politiques qui affectent certains pays européens.

« La Catalogne a une histoire spécifique, une forte identité linguistique et culturelle […] À l’inverse, la Padanie a été inventée par Umberto Bossi et ses amis de la Ligue Nord. »

Que les référendums catalan, d’un côté, lombard et vénète de l’autre, ne soient guère comparables, est une évidence. Le premier est inconstitutionnel et les Catalans qui l’ont promu veulent obtenir leur indépendance. Les seconds sont organisés par les responsables de la Ligue Nord afin d’obtenir une plus grande autonomie prévue par l’article 116, troisième paragraphe de la Constitution italienne : d’ailleurs, en Lombardie, la question soumise aux électeurs faisait explicitement référence au respect de l’unité nationale. L’Emilie-Romagne a déjà activé les dispositions de cet article sans procéder à un vote. Les Lombards et les Vénètes, avec des nuances entre les deux, ont pour leur part décidé de recourir à un scrutin populaire consultatif en espérant ainsi bénéficier d’une légitimité populaire dans leurs négociations avec l’Etat central. Et ils l’ont obtenue. En Vénétie, la participation a été de 57,2 % et le oui l’a emporté avec 98 % des suffrages, la participation en Lombardie a été plus faible mais significative (39 %) et 95,3 % des votants ont choisi le oui. L’idée des dirigeants « léghistes » est d’obtenir plus de pouvoir, par exemple en matière d’éducation, de recherche, de santé ou d’environnement. Ils espèrent surtout récupérer la moitié du solde fiscal, soit la différence entre le versement des taxes et impôts à l’Etat central et l’argent public versé par celui-ci aux régions concernées.

Ces référendums ont été voulus par les dirigeants des deux régions, Roberto Maroni en Lombardie et Luca Zaia pour la Vénétie, qui représentent ce que l’on pourrait appeler la Ligue Nord, « canal historique ». Ils restent désireux d’atteindre un jour ce qui est écrit dans l’article 1 des statuts de leur parti, « l’indépendance de la Padanie ». Un objectif à dire vrai minoritaire parmi les Italiens du Nord, puisque selon les sondages, seuls 15 à 18 % d’entre eux le souhaitent, et un objectif auquel a renoncé le secrétaire de la Ligue Nord, Matteo Salvini, qui, lui, veut construire une sorte de Ligue Nationale sur le modèle du Front national en s’efforçant de s’implanter dans le Sud. Par ailleurs, les modes d’action sont différents. Les partisans du référendum en Lombardie et Vénétie n’organisent pas des manifestations de rue, ce que faisait dans le passé la Ligue Nord, alors que les indépendantistes catalans utilisent tous les répertoires d’action possible, au risque que cela dégénère d’autant que Madrid riposte durement. Enfin, des facteurs historiques interviennent. La Catalogne a une histoire spécifique, une forte identité linguistique et culturelle, une personnalité réelle qui ont été à la fois soulignées à l’envie par les indépendantistes et transformées en ressources politiques contre Madrid. À l’inverse, la Padanie a été inventée par Umberto Bossi et ses amis de la Ligue Nord tout en s’appuyant sur le contraste historique qui existe entre le Nord et le Sud de l’Italie et en jouant de certains particularismes au demeurant bien plus prononcés en Vénétie qu’en Lombardie.

« Ces régionalismes expriment un autre malaise démocratique. Ils jouent sur la défiance généralisée. »

Rien de commun a priori donc entre la Catalogne, et les deux régions septentrionales de l’Italie. Pourtant, ces référendums expriment une aspiration irrépressible à l’autonomie, voire à l’indépendance, qui existe aussi dans d’autres régions en Europe, par exemple en Flandre et en Écosse. Le plus souvent, à l’exception de l’Écosse qui pâtit de la chute des prix du pétrole et a un déficit public élevé, mais demeure une économie prospère, il s’agit de régions riches avec des populations qui se portent plutôt bien. Des régions qui aspirent à réduire la solidarité nationale, en Italie, voire à s’en émanciper comme en Catalogne. Ces régionalismes qui s’érigent en nationalismes n’ont plus rien à voir avec ce qui avait émergé dans les années 1970-1980 en France par exemple. En Bretagne, au Pays basque, en Corse, en Occitanie, il s’agissait alors de mouvements périphériques, qui contestaient le centralisme parisien, fustigeaient le jacobinisme et entendaient retrouver leurs « racines » culturelles et linguistiques écrasées selon eux par ce qu’ils qualifiaient de « génocide culturel » pratiqué par la République. Certains sociologues les érigeaient en exemples de nouveaux mouvements sociaux démocratiques et inventifs.

Or, aujourd’hui, ces régionalismes expriment un autre malaise démocratique. Ils jouent sur la défiance généralisée envers les responsables politiques, le sentiment d’impuissance que donne la politique au niveau national, l’impression que l’Europe est lointaine, et du coup la volonté de trouver une instance de décision qui soit plus proche des citoyens. Ces mouvements font preuve à l’égard de l’Europe d’une ambivalence saisissante. En effet, d’un côté, ils se déclarent européens, car leur économie est largement ouverte et profitent des échanges avec les autres pays comme avec le monde. D’un point de vue politique, la Ligue Nord se divise entre les souverainistes, dont Salvini, qui cependant hésitent désormais à parler d’une sortie de l’euro, et les pragmatiques, qui critiquent la bureaucratie et le déficit démocratique de l’Union européenne mais entendent y rester. Quant aux séparatistes catalans, ils s’illusionnent en pensant que leur indépendance pourrait être soutenue par Bruxelles. Par ailleurs, les uns et les autres sont tentés par un repli inquiétant sur leurs réalités locales et régionales et leurs particularismes.

La forte participation aux référendums en Lombardie et Vénétie, avec la large victoire du oui, et les événements extrêmement préoccupants en cours en Catalogne illustrent donc la profonde et double crise de la représentation au niveau national comme au niveau européen. Résoudre celle-ci devient donc un impératif. Sous peine en effet d’assister à la montée en puissance de ces demandes de dissociation. »

(novembre 2017)

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