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La Rencontre est accueillie par Olivier Mousson, Président de la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale, association créée en 1801 par Bonaparte et première association reconnue d’utilité publique (en 1824). Il évoque les valeurs communes de la Société d’Encouragement et de France Audacieuse, à savoir notamment mettre en lumière, en Europe, le développement de l’économie durable. Il précise qu’il souhaite, avec France Audacieuse notamment, faire de l’Hôtel de l’Industrie, « un hub pour tous les Think Tanks qui partagent ces idées communes ». Le thème de la conférence de ce soir correspond bien à l’esprit de la Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale : l’industrie, en 1801, désignait l’ensemble des activités économiques donc non seulement l’industrie manufacturière.
Alexia Germont introduit le débat en présentant Corinne Lepage, première invitée de France Audacieuse, pour ces « Rencontres » : Corinne Lepage est audacieuse, libre et compétente, à l’avant-garde des combats d’idées, relève-t-elle. Il était tout naturel qu’elle fût la première invitée de France Audacieuse. Think Tank indépendant créé fin 2016, France Audacieuse est un laboratoire d’idées, libre dans le ton, regroupant des personnalités issues de la société civile, légitimes par leurs parcours et leurs compétences et sans attaches dogmatiques. Association à but non lucratif effectuant un travail de pédagogie auprès du plus grand nombre, France Audacieuse vise à faire entendre les propositions de la société civile dans le débat démocratique autour de deux axes phares :
- un pilier « Economie » traitant essentiellement de la richesse produite au travers des sujets économiques, bancaires, financiers et juridiques. L’innovation et l’entrepreneuriat sont au cœur de ses préoccupations.
- un pilier « Organisation Sociétale » couvrant les politiques de santé, les nouvelles technologies, l’environnement, la Défense (y compris la lutte contre le terrorisme), la culture, le sport et la cohésion sociale.
France Audacieuse regroupe aujourd’hui 20 contributeurs, a déjà produit plus de 100 publications et a rassemblé plus de 100 000 visiteurs uniques et 420 000 visites de son site internet.
Le débat
Alexia Germont pose deux questions introductives : 1/ À quel moment en France situez-vous le passage de l’écologie politique et militante à l’écologie inclusive et transversale ? 2/ Et pourriez-vous brosser les grands enjeux du développement durable ?
« Comment faire vivre une humanité de 9 milliards de personnes «
Corinne Lepage: Pour le premier point : C’est lié au changement de nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il y a quatre décennies, parler d’Environnement, c’était parler de pollution locale, de Nature, de problèmes de pollution réversibles et qui concernaient assez peu de personnes. Aujourd’hui, les questions auxquelles nous sommes confrontées sont d’une nature totalement différente car il s’agit de l’insertion de l’espèce humaine dans le monde qui l’entoure. Le passage à une nouvelle ère fait que nous avons bouleversé les mécanismes et les équilibres de la planète : or, la planète peut se sauver toute seule, sans nous, le sujet c’est la survie de l’Homme. C’est de savoir comment nous faisons face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Pour le second point : La question des grands enjeux du développement durable est la suivante : est-on capable de définir un modèle de développement économique pour faire vivre une humanité de 9 milliards de personnes ? Il y a quelques décennies nous étions 3 milliards d’êtres humains, nous sommes à présent 7 milliards et demi et nous sommes partis pour 9 milliards. Comment faire vivre 9 milliards d’être humains avec les impacts croissants sur ce qui les entoure ? Et ce n’est pas seulement la question du climat. Ce problème du changement climatique est lié aux autres problèmes, aux autres bouleversements : les problèmes liés à la perte de biodiversité, qui rompt les équilibres, les problèmes liés aux questions de santé environnementale, tout est lié. Nous sommes en face d’un enjeu colossal : dans un temps court, il faut transformer le modèle économique pour continuer d’avoir un développement économique et, ceci, sans que l’espèce humaine disparaisse. L’enjeu est là. Et ce n’est pas un problème de pays riches non plus. Car l’inégalité s’ajoute à l’inégalité, et les pays pauvres sont les premières victimes alors qu’ils sont les moins responsables. Par exemple, les habitants des îles Vanuatu qui vont disparaître, ou les Lapons qui vivent dans les zones les plus polluées du monde, sont les premières victimes. Les plus demandeurs sont les pays du Sud, pas les pays du Nord.
I/ Les constats
Alexia Germont : Une fois le débat posé en matière d’enjeux de développement durable, arrêtons-nous rapidement sur les constats. Dans un premier temps, il convient de faire une mise en perspective du poids de l’industrie dans l’économie française. Quelques repères : une étude du Cercle de l’Industrie présidé par Philippe Varin a été présentée juste avant les élections présidentielles. Il en ressort les quelques chiffres suivants : décrochage de l’industrie en France qui est aujourd’hui à 12,5 % du PIB contre 16,5 % en 2000, alors qu’en Allemagne l’industrie représente encore environ 23 % du PIB ; destruction du quart des emplois sur les 10 dernières années : elle emploie encore 2,7 millions de salariés directs hors intérim, et cela concerne 235.000 entreprises industrielles. Une fois ces balises posées comment, dans votre expérience, l’industrie manufacturière appréhende-t-elle les enjeux de développement durable ?
Corinne Lepage : Nous sommes assez fascinés par ce que Jeremy Rifkin appelle l’âge de l’accès. Le passage à ce qu’on appelle une économie de fonctionnalité. Vous n’achetez plus un produit, mais un service qui est l’utilisation de ce produit. La création de valeur se fait sur l’usage mais on a oublié que pour faire l’usage, il faut le produit, et il faut le fabriquer. Les Français et les Anglais ont fait l’erreur de l’oublier. Ensuite, on avait des industries assez traditionnelles dans certains secteurs comme l’aciérie et qui n’ont pas toujours su prendre le tournant comme le montre l’exemple d’Arcelor. Progressivement, on a perdu notre base de départ qui était l’acier. Et on a eu du mal à se mettre dans le train de la transformation du 21e siècle. Avec une deuxième difficulté : en France, nous avons de très grands groupes, on a des startups et des PME mais on ne fait pas assez d’ETI (entreprises de tailles intermédiaires).
« Les pieds en interaction dans le développement durable »
On a aussi beaucoup de mal à renouveler le tissu industriel: la quasi totalité du CAC 40 n’a pas changé depuis 30 ans, à la différence de la situation aux Etats-Unis. Par ailleurs, une entreprise, au sens réel, a pour but de durer. Et pour cela il faut qu’elle soit durable : il lui faut avoir une conception de son mode de fabrication, de son produit, de son marché qui lui permette de durer, or nous sommes dans un monde nouveau avec de nouveaux critères. Un juge australien vient de condamner une entreprise pour n’avoir pas suffisamment intégré l’action climatique dans ses modalités d’action: cela revient à considérer cette attitude comme une faute de gestion. Il faut donc prendre en compte les matières premières, l’action sociale dans le développement durable. Il y a trois pieds en interaction dans le développement durable : l’économique, le social, l’environnemental. Donc l’entreprise qui se veut durable va forcément s’intégrer dans le développement durable, ce qui veut dire par exemple des rapports aux salariés différents, l’économie circulaire, l’innovation salariale avec des microstructures dans l’entreprise. La pression se fait dans ce sens là et quand ce n’est pas fait dans ce sens alors l’écologie est punitive.
Alexia Germont : Mais il serait réducteur de n’évoquer que l’industrie traditionnelle sans s’arrêter avec vous sur l’industrie énergétique. Quelques repères : 5 entreprises du secteur de l’énergie sont dans le CAC 40 ; cela représente 136.000 emplois soit 0.6% de l’emploi industriel total en 2012 et 2% de la valeur ajoutée en France. Une fois ces balises posées comment, dans votre expérience, l’industrie énergétique appréhende-t-elle les enjeux de développement durable ?
Corinne Lepage : Elle est bien obligée de les appréhender. C’est un sujet colossal car l’énergie est au cœur de toute l’économie. Nous vivons une révolution énergétique en rythme accéléré. Ce qui était hyper subventionné est devenu hyper rentable. Le photovoltaïque connaît une deuxième baisse des prix de 70 % en cinq ans. Pour les centrales électriques les plus développées, l’électricité sort à 3 centimes du kWh, l’éolien sort à 7 centimes, le vieux nucléaire à 5/6centimes, le nouveau à 12 centimes, l’éolien terrestre à 6/7centimes, l’éolien maritime est maintenant à 7 centimes. En Europe, on a des pays avec plus de 50 % du renouvelable dans le bouquet énergétique. C’est une transformation complète. Là les sortants sont ceux qui promeuvent les vieilles énergies. Et ils ne veulent pas sortir du marché. Le charbon, l’énergie la plus contributrice en gaz à effets de serre, baisse en consommation. La Chine est championne à présent du renouvelable. Et il y a une pression des O.N.G. pour ne plus financer des centrales à charbon en Chine ou ailleurs. Car ce n’est pas une pollution qui reste locale.
Pour le pétrole : on s’est bien trompé. On pensait qu’il n’y en aurait plus, or il y en a toujours. Et si on veut en rester à 2 degrés, il faudrait laisser 60 % des hydrocarbures dans le sous-sol. On n’est pas parti pour, d’autant qu’on cherche maintenant des pétroles non conventionnels, très émetteurs de gaz à effets de serre. Les Accords de Paris c’est bien, mais il n’y a rien d’obligatoire et les problèmes d’argent ne sont pas réglés. Le fond vert n’est pas alimenté et qu’en est-il des pays pétroliers qui veulent être indemnisés alors que les victimes pensent que ces pays devraient être les payeurs, car étant les principaux responsables. Et l’effet prix (il avait considérablement monté) n’a pas joué car les États-Unis ont développé des gaz et pétrole de schiste et l’Arabie Saoudite a cassé le marché en augmentant sa production : tous les Etats producteurs ont vu leur rente pétrolière divisée par trois. En face, il y a le bouleversement du nucléaire : il a représenté 2 % de la consommation électrique mondiale en 2016. Nous sommes le seul pays au monde à croire que c’est l’énergie d’avenir. Les autres n’en font plus car ce n’est pas rentable et c’est plus cher que le renouvelable. La Caroline du Sud a ainsi arrêté cet été le chantier de deux réacteurs.
Il y a la question du stockage de l’électricité : le jour où on trouve la solution technique et pas trop chère, il n’y aura plus de problème d’intermittence de l’énergie renouvelable et tout le reste sera mort. Et il y a une chose très intéressante qui se passe en Afrique : on voit sur l’énergie la même chose que ce qui se passe pour le téléphone. 4 milliards d’Africains ont un portable. Les pays du Sud ont ainsi économisé tous les investissements en infrastructures lourdes pour le téléphone fixe, et pour l’électricité c’est la même chose: ils pourront avoir directement une électricité décentralisée solaire pour permettre au particulier d’alimenter le portable.
La question des assurances et des banques
Alexia Germont : Le panorama ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas l’industrie financière ; le terme exact devrait plutôt être les services bancaires et financiers, y compris assurance. Quelques repères à avoir en tête : le poids de l’économie du secteur bancaire et financier se monte à 4,6% du PIB contre 4,9% pour la moyenne européenne ; le secteur bancaire emploie environ 400.000 personnes, c’est l’un des premiers employeurs privés en France ; l’activité du secteur pèse 3% du PIB en 2011 contre 2,4% en 2008 au plus gros de la crise. De votre expérience, l’industrie bancaire et financière intègre-t-elle les enjeux de développement durable ? Et si oui de quelle façon ?
Corinne Lepage : Je ferais une différence dans l’approche entre l’assurance et la banque. L’assurance prend «plein pot » les questions dont nous avons parlé. Le coût des catastrophes naturelles a augmenté d’un facteur dix en l’espace de 10 à 12 ans ce qui a amené un assureur à déclarer « je ne sais pas assurer un monde où l’augmentation de la température dépasse deux degrés« . Tout le système en matière d’assurances, qui est basé sur l’aléa, est remis en cause par l’augmentation croissante des catastrophes naturelles qui ne pourront plus être couvertes. Par exemple le littoral : la couverture assurancielle ne couvre plus les maisons au-delà de trois inondations. On est alors obligé de vendre la maison qui ne vaut plus rien car elle n’est plus assurable. A partir de l’assurance, on repose la question du modèle et de son changement. Les assureurs sont plutôt des alliés du changement de mentalité et de modèle de développement, car leur propre modèle ne marche plus.
La banque, ce n’est pas tout à fait pareil mais elle se transforme. Longtemps la banque a plutôt financé des activités conventionnelles, considérées comme plus rentables. J’ouvre une parenthèse : nous avons un système économique, comptes publics et comptes privés, qui est borgne, car le système ne prend en compte que les flux et pas les stocks. Quand vous imaginez faire de la création de valeur en augmentant les flux et détruisant les stocks, cela pose un problème ; il est évident que nous allons devoir aller vers l’internalisation des coûts externes, c’est à dire prendre en compte les coûts portés aux stocks. Le système de PNB, par exemple, qui est uniquement un système de flux est absurde car une tempête augmente le PNB alors même que le patrimoine baisse. Or, tant qu’il n’y a pas de système d’internalisation des coûts, il y aura un problème car les secteurs de la banque et la finance ne peuvent pas eux-mêmes intégrer ces coûts quand le système ne les intègre pas. Par ailleurs, en ce qui concerne la question climatique, les choses ont commencé à changer très sérieusement quand les banques ont compris que financièrement cela devenait dangereux : une entreprise qui ne prend pas en compte son risque climat, s’expose et son équilibre financier peut être menacé. Le risque doit donc être pris en compte dans sa stratégie tant économique que financière. Le monde de la finance commence à s’intéresser à ces questions. Et des instruments spécifiques sont en train d’être inventés. Par exemple les Green Bonds, nouvel outil financier qui existe depuis trois ans. (…)
II/ Les pistes de réflexion pour faire avancer les objectifs de développement durable
Alexia Germont rappelle qu’en 2015, le Rapport sur le Nouveau Monde commandé par les pouvoirs publics, a été remis par Corinne Lepage à Madame Ségolène Royal, Ministre de l’Environnement, du développement durable et de l’Energie et lui demande d’en partager la synthèse.
Corinne Lepage : On a fait le constat que les réussites citoyennes, entrepreneuriales, territoriales se multiplient; en les regroupant à grande échelle, un nouveau modèle économique est possible mais la bascule n’a pas encore eu lieu. On a réfléchi à ce qui bloquait : on est incapable de faire la massification de ce qui marche. Comment faire pour massifier, développer les bonnes pratiques ? Ce type de réflexion est transverse. 100 propositions ont été faites dans ce rapport : 80 concernent l’Etat et 20 concernent les autres acteurs, et parmi ces dernières propositions, il y a en une qui était de constituer une organisation d’entreprises d’une dizaine de secteurs très divers, avec beaucoup de grosses fédérations pour s’adresser à 8 à 10 000 entreprises, il s’agit du MENE, Mouvement des Entreprises de la Nouvelle Economie.
Nous mettons nous-mêmes en œuvre ces propositions. Nous proposons ainsi à nos membres, un indice, l’Indice MENE, pour voir l’impact sociétal d’une entreprise, ce qu’elle apporte à la société. Il est calculé à partir de critères comme l’emploi, la fiscalité. Et on voit que la petite entreprise est extrêmement profitable sur le plan sociétal, on arrive à des indices de 60 quand on a de grandes entreprises qui ont des indices de 10 ou 15 parce que la fiscalité part ailleurs ou parce qu’il y a moins d’emploi. La petite entreprise apporte donc plus que la grande sur le plan sociétal. C’est une autre philosophie. On fédère aujourd’hui 8 à 9000 entreprises avec les fédérations. Cela marche dans tous les secteurs.
Alexia Germont : Vous avez vous-même mis en œuvre des propositions issues de la société civile, comme quoi cela fonctionne la société civile ! Lors de la préparation de ce débat, nous avons isolé ensemble trois grandes thématiques comme susceptibles de faire progresser les objectifs de développement durable : les passerelles entre transition numérique et développement durable, une Europe leader de la transition énergétique, un secteur financier utile au développement durable. Déclinons donc ensemble chacun de ces trois thèmes.
L’Europe peut-elle retrouver le « lead » ?
Premier thème : Comment concevez-vous l’utilisation de la transition numérique en matière de progression du développement durable ? D’abord quelques repères à considérer ; Vincent Champain souligne les impacts positifs de la transition numérique : l’impression 3D pour la production et le prototypage, l’optimisation de la production, la maintenance prédictive pour réduire les arrêts de la production, les jumeaux numériques pour suivre l’état précis d’une machine sans devoir arrêter l’unité de production.
Corinne Lepage : Il y a en effet aussi un aspect très positif dans le numérique. De fait, on ne peut pas avoir de transition énergétique sans numérique. Il ne peut pas y avoir de ville durable sans numérique. Par exemple la voiture en ville : on sait que 30% des voitures tournent pour trouver une place. Le jour où on pourra avoir une application qui indiquera à l’automobiliste le trajet et l’endroit où il trouvera de la place, comme pour l’Autolib, on désengorgera le trafic de l’ordre de 30%. Il y a donc des progrès qu’on peut faire avec Internet.
Deuxième thème : Pensez-vous qu’il existe une brèche pour l’Union Européenne pour devenir leader mondial de la transition énergétique?
Corinne Lepage : Le problème c’est que l’Europe a été leader. Quand j’étais Ministre en 1997, j’ai négocié pour la France le « partage du fardeau » qui a préparé Kyoto. À l’époque, on était arrivé à obtenir un niveau de 25% de réduction des gaz à effet de serre au niveau de l’Europe. À Kyoto on s’est arrêté à 11% parce que les autres ne voulaient rien faire globalement. À l’époque, c’était l’Europe qui était championne. Il y avait des entreprises allemandes et espagnoles dans le solaire et l’éolien. Cela commençait. Puis on a abandonné le lead … Peut-on retrouver le lead ? Sur certains secteurs c’est extrêmement difficile, par exemple, les panneaux chinois restent très bon marché. Certaines entreprises en Europe (allemandes et même françaises) font des panneaux solaires plus sophistiqués de deuxième génération qui peuvent entrer en concurrence mais cela va être très difficile. Il y a un domaine où on peut être leader, c’est le stockage. On en est au tout début. Si on met vraiment tous nos efforts pour faire un vrai « Airbus » du stockage, c’est à dire à égalité entre les uns et les autres, on peut vraiment devenir des leaders mondiaux et là il y a beaucoup d’activités et d’emplois.
Troisième thème : Est-il réaliste de mobiliser davantage le secteur financier pour financer les investissements nécessaires à la transition énergétique? Pour mettre en perspective ce thème, il faut rappeler les conclusions d’un rapport rendu en juillet 2017 par France Stratégie, qui partait d’un constat, le marché intérieur des Etats-Unis va être éclaté entre les Etats fédérés qui vont suivre les accords de Paris et ceux qui ne vont pas les suivre et choisir une utilisation intensive des énergies fossiles. En conséquence, ce rapport proposait 4 chantiers : 1/ une stratégie unifiée du prix du carbone ; 2/ développer le potentiel du marché unique ; 3/ le soutien en matière de recherche et de développement dans la transition énergétique à l’échelle européenne ; 4/ une mise en perspective d’un financement innovant et politique par la BCE et par la Banque européenne d’investissement, parce que là il y a de l’argent à flécher.
Corinne Lepage : C’est clair qu’il y a de l’argent à flécher. Il y a beaucoup d’argent et pas forcément là où il faut, sans compter un sujet dont on ne parle jamais mais qui est sous-jacent, c’est la manière dont l’économie noire a envahi l’économie grise et l’économie blanche. C’est un sujet tabou, dont on ne parle jamais mais qui est majeur, parce que les choix d’investissement sont souvent liés à ce qui est « derrière ». Cela, on n’en parle pas alors que c’est un vrai sujet.
Alexia Germont : La réserve des paradis fiscaux est évaluée à 6.000 milliards de dollars.
Les lourds enjeux de la finance responsable
Corinne Lepage: Il y a 20 ans on savait bien identifier l’argent noir et puis le reste. Aujourd’hui, on ne sait plus. Car l’argent noir devient gris et quand il est gris, il est blanc. Concernant les préconisations de France Stratégie, c’est très intéressant mais il y un problème avec des stratégies de mix énergétique en Europe qui sont trop divergentes. Cela ne peut pas continuer comme cela pour un marché européen unifié. On a des pays du nord de l’Europe qui sont à 70% de renouvelable, d’autres comme le Luxembourg qui sont à 3% de renouvelable, la France qui est dépendante du nucléaire, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique qui ont arrêté le nucléaire. On ne peut pas faire un marché de l’énergie avec un mix énergétique qui part dans tous les sens, ce qui a des conséquences y compris sur le sujet abordé, le prix du carbone. Car il faut un prix du carbone. Mais ceux qui ne veulent pas du nucléaire disent que cela favorise trop la France, parce qu’avec le nucléaire, il n’y a pas de carbone. Il y a des problèmes liés à des mix énergétiques trop divergents. C’est donc un sujet à mettre sur la table.
Alexia Germont : Continuons sur le secteur financier utile au développement durable. Il y a beaucoup à dire, c’est un sujet passionnant et extrêmement valorisant pour tous les membres de l’industrie financière. Juste quelques repères avant de vous poser une question. On parlait de l’offre de financement qui est considérable, avec une épargne massive. Quelques chiffres : Norges Bank, le fonds souverain norvégien qui gère les revenus du pétrole, gère quelques 700 milliards de dollars. La réserve de change en Chine, c’est 3.200 milliards de dollars. La richesse des paradis fiscaux est évaluée à 6.000 milliards de dollars. Les subventions des énergies fossiles s’élèvent à environ 550 milliards de dollars, chiffre OCDE. Donc on voit bien que la problématique de la finance utile c’est l’organisation du fléchage et il y a aujourd’hui un outil qui est disponible, qu’on appelle « impact investing », c’est une stratégie d’investissement qui génère des synergies entre impact social, sociétal ou environnemental tout en générant un retour financier neutre ou positif. D’ailleurs, vous avez écrit une tribune dans un prochain numéro du magazine du Centre des Professions Financières. La question est donc la suivante. Vous paraît-il réaliste de mobiliser davantage le secteur financier pour financer les investissements nécessaires à la transition énergétique ?
Corinne Lepage : J’y crois beaucoup. Il y a tout à fait la possibilité de joindre l’utile et l’agréable. C’est à dire d’avoir des fonds qui sont rentables et qui sont investis d’une manière juste et dans le sens de la durabilité. La démarche norvégienne est tout à fait remarquable. C’est l’exemple d’un pays qui a une richesse, qui l’utilise mais l’argent de cette richesse est également utilisé de façon équitable et durable. Il ne finance pas les armes, le charbon, les cigarettes. Or c’est un fonds très puissant, l’un des plus puissants du monde. On peut donc avoir une vision éthique dans la gestion de l’argent. Cela fonctionne bien. Il y a beaucoup de fonds éthiques et on se rend compte qu’ils rapportent autant que les autres. (…)
Synthèse réalisée par Nathalie Kaleski
(octobre 2017)
- Le site de France Audacieuse : http://www.franceaudacieuse.com/