« Ce qui nous rassemble » (encore) en France ? Réponse d’Arnaud Zegierman…

Thierry Keller et Arnaud Zegierman, les auteurs de "Ce qui nous rassemble - Comment peut on encore être français ?"

Avec l’élection présidentielle de 2017, la France a vécu un énième psychodrame dont elle a le secret. France des riches contre France des pauvres, France des villes contre France des champs, France de l’Ouest contre France de l’Est… Alors que tout semble indiquer que notre pays est multi-fracturé, que signifie aujourd’hui « être Français » ? A bien des égards, les réponses de nos compatriotes vont à l’encontre des idées reçues. La Revue Civique a interrogé Arnaud Zegierman, sociologue et co-fondateur de l’institut Viavoice, qui a mené l’enquête avec Thierry Keller, journaliste et directeur éditorial du magazine de prospective Usbek & Rica, sur les contours et l’avenir de notre identité dans le récent livre: « Ce qui nous rassemble – Comment peut on encore être français ? » (Manitoba / Les Belles Lettres). Entretien. 

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La Revue Civique : Qu’est-ce qui, selon vous, définit en premier lieu le socle de l’unité nationale française, « ce qui nous rassemble » ? Et quel peut être, aujourd’hui, l’idée moderne du « rassemblement » ?

Arnaud Zegierman : Tout d’abord, il est important de noter que ce socle existe. Nous pouvions en douter mais il s’avère que, dans le cadre de ce livre, nous avons réalisé une étude auprès de la population française et 81% des Français déclarent qu’être Français est important pour eux. Et ils se déclarent très majoritairement chanceux de vivre en France. Nous avons donc cherché à savoir sur quoi repose ce socle.

Et alors que la vision dominante cantonne la France à des racines, une histoire, une langue, les Français évoquent, eux, en priorité le modèle social. Ce modèle soulève certes de nombreuses incompréhensions et questions mais il est au cœur de notre singularité.

Ensuite, un mode de vie bien spécifique. Hédoniste, sans être insouciant.

Ces deux éléments sont au cœur des préoccupations des Français.

Arnaud Zegierman, sociologue, co-auteur de « Ce qui nous rassemble » (Manitoba-Les Belles Lettres).

« Comment faire vivre le modèle social

avec les données d’aujourd’hui »

La question qui se pose consiste donc à savoir comment les faire perdurer. Ainsi, par exemple, notre modèle social est souvent critiqué pour son coût. Mais il a été conçu à une époque où l’espérance de vie était moindre, où certaines pathologies étaient mortelles, où la démographie était différente. Dit autrement, on vit mieux, plus longtemps, mais il y a moins de rentrées d’argent dans les caisses de l’Etat et bien plus de nos concitoyens sont à la retraite. Donc comment faire vivre ce modèle social avec ces nouvelles données…

Selon vous, quelle place ont ou doivent avoir (ou non) à l’avenir les valeurs ou principes de la République ? Et comment favoriser ou organiser leur promotion, d’une manière moderne et efficace ?

Arnaud Zegierman : Ces valeurs sont jugées fondamentales par nos concitoyens. Mais ils ont des inquiétudes sur leur avenir. Les Français sont heureux mais anxieux. Et nos principes républicains peuvent être mis en danger lorsque les inquiétudes sont fortes.

 » Nous avons tendance à légiférer trop tardivement « 

Les craintes reposent notamment sur le fait de se sentir exclu d’un certain type de mondialisation, qui ne profiterait pas aux salariés. Autre illustration, les entreprises échangent sans discontinuer sur les enjeux du numérique. Mais pour une majorité de Français, l’économie numérique va détruire plus d’emplois qu’elle ne va en créer. Ce n’est pas un refus des évolutions, c’est une crainte de la morphologie de ces évolutions. Nous avons tendance à voir les évolutions technologiques comme des fatalités. N’oublions pas qu’une technologie peut être accompagnée parallèlement à son développement par des évolutions législatives. Et c’est notamment là qu’une société forge sa singularité. Nous avons tendance à légiférer trop tardivement.

Comment voyez-vous l’articulation entre citoyenneté française et identité européenne ? Dans la mondialisation des échanges, être européen a-t-il un sens, selon vous ? Quelles sont les valeurs, qui peuvent réunir les européens ?

Arnaud Zegierman : Les Français ne sont pas aussi anti-européens que l’on veut bien le croire. Mais ils sont très réticents vis-à-vis de l’Europe telle qu’elle se construit aujourd’hui. Qui ne semble pas les protéger. Il conviendra désormais de construire une nouvelle pédagogie sur l’Europe, qui sera évocatrice pour les plus jeunes notamment, qui sont nés avec elle. Montrer son sens passera à la fois par des actions concrètes (par exemple, montrer que dans la lutte contre le terrorisme, l’Europe est une force et non une faiblesse). Mais il conviendra aussi de mieux montrer que l’Europe des échanges n’est pas que l’Europe des élites ou de la finance.

« Réapprendre à voir loin »

A l’heure des fragmentations ou de segmentations, qu’elles soient individuelles (avec l’émancipation de fortes et louables libertés) et communautaires (avec ses attraits mais aussi ses dérives et les risques de séparatisme, voire d’enfermement), quelles sont vos propositions pour renforcer le sentiment d’appartenance à un destin commun, à une société commune, où « le vivre ensemble » ne serait pas une creuse injonction mais une réalité vivante ?

Arnaud Zegierman : Notre première proposition consiste à réapprendre à voir loin. A ne plus cantonner la réflexion politique à l’analyse des tactiques. Il convient désormais de réfléchir ensemble à des projets offensifs : vers quel objectif tend la France ? Que voulons-nous pour les 30 années à venir ? Comme cela a déjà été fait dans d’autres pays, mettre en place un ministère du futur nous semble indispensable. La politique ne peut se cantonner à la réparation de ce qui ne fonctionne pas dans la société et à la gestion du quotidien.

« Développer l’indispensable apprentissage citoyen »

Ensuite, il nous semble important de développer le « test and learn » : plutôt que de débattre des années sur des nouvelles mesures, il pourrait être pertinent de les tester d’abord à une petite échelle pour ensuite choisir de les développer ou non. Ce serait se montrer plus pragmatique. Puis, un autre aspect fondamental nous semble être l’apprentissage citoyen. On ne naît pas forcément citoyen dans l’âme. Il nous semble important de développer une formation continue à la citoyenneté, pour que toutes les expressions démocratiques ne relèvent pas que de l’humeur (souvent mauvaise), mais de véritable choix.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(août 2017)

► Lire aussi la tribune des deux auteurs Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans « Les Echos » : « Etre français en 2017 »