Les choix contestés des dirigeants polonais : entretien avec l’historien G. Mink

À l’occasion d’une conférence à la Maison de l’Europe de Paris et revenant sur le thème de son dernier livre « La Pologne au cœur de l’Europe, de 1914 à nos jours » (Buchet Chastel, 2015), la Revue Civique a interrogé Georges Mink, Président de l’International Council for Central and East Eruopean Studies (ICCEES), professeur au Collège d’Europe (campus Natolin-Varsovie), directeur de recherche émérite à l’Institut des Sciences Sociales du Politique (CNRS-Université Paris Ouest) et ancien expert de la CFDT sur la Pologne. C’est à travers l’histoire que l’on comprend un peuple et la Pologne, affirme-t-il, se retrouve naturellement au centre de l’Europe. Maintenant que le pays a rejoint la première ligue des pays décisifs pour la bonne marche de l’UE, il se confronte cependant  aux inquiétudes de la Commission européenne, qui craint un recul de l’État de Droit en Pologne. Entretien.

« La Pologne au cœur de l’Europe, de 1914 à nos jours » de Georges Mink (Buchet Chastel, 2015)

« La Pologne au cœur de l’Europe, de 1914 à nos jours » de Georges Mink (Buchet Chastel, 2015)

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La Revue Civique : Dans votre livre, vous précisez que la Pologne est toujours en proie à ses démons historiques : de quels démons historiques s’agît-t-il ? Quels sont les éléments d’explication permettant de comprendre la Pologne actuelle, ses choix politiques, certains diront ses dérives ?

Georges Mink : D’abord, il faut faire une mise au point. Il n’était pas dans mon intention de faire de la Pologne un cas d’exception. L’histoire ou plus exactement ses représentations mémorielles  se retrouvent « mises en scène » pour des besoins du temps présent dans de nombreux pays. Mais la disparition du monde idéologique bipolaire, l’ouverture des frontières, la mode à la diplomatie du pardon et des excuses, des processus de réconciliation  post guerre ou post conflit ethnique, des travaux d’ajustement des narrations historiques interétatiques sous forme de manuels scolaires, enfin des causes mémorielles exportés vers les arènes d’arbitrage internationales comme les différents tribunaux ou institutions internationales, tout cela crée des accélérations dans les usages et/ou des mésusages de l’histoire, et de ses représentations mémorielles, dans la vie de nombreux pays.

La mémoire des passés douloureux ou conflictuels devient, entre autres usages, une munition politique dans les échanges de coups entre les partis politiques, ou les Etats. On peut rendre intelligible la vie politique d’un pays en analysant ces jeux d’histoire et de ses représentations mémorielles. Mon ouvrage qui se base sur la longue durée historique, un siècle, est construit autour d’une double piste. D’un côté, je raconte l’histoire de la Pologne telle qu’elle est relatée par des historiens actuels, qui font autorité et, de l’autre, j’entrecoupe cette histoire par des épisodes controversés qui font objet de réactivation pour les besoins de la lutte politique, hier comme aujourd’hui.  Ainsi, certains thèmes sont récurrents comme le conflit entre la vision d’une Pologne multi ethnique et la Pologne homogène et hostile aux apports extérieurs, la haine des voisins, sources d’éternels malheurs (russophobie ou germanophobie) ou le voisinage amical, la Pologne héroïque et martyre contre la Pologne entachée d’un antisémitisme populaire et viscéral, habitée autant par des héros que par des gens ordinaires, indifférents au malheur des autres, ou encore des criminels, auxiliaires  des génocidaires nazis.

Métaphores des démons et ampleur des résistances

Un autre thème est sous-jacent à ces oppositions, celui qui présente les solutions de sortie des situations de soumission de la Nation polonaise à une domination étrangère sous forme du conflit entre les modérés et les radicaux, les  partisans de la recherche de compromis et les adeptes de la logique du « tout ou rien ».  En politique, cela se traduit actuellement dans la lutte pour la légitimité autour d’une véritable rupture avec le communisme. Les artisans de la « Table ronde », qui a amené la démocratie en 1989, sont ainsi traités par le « Parti Droit et Justice » (PiS) et leur chef Jaroslav Kaczynski comme des « traîtres à la Nation ». Ils auraient en fait bradé l’indépendance contre l’oubli des crimes communistes, contre l’abandon de la justice transitionnelle. Tout cela pour se partager le pouvoir et ses bénéfices au détriment de « vrais patriotes Polonais ou du peuple polonais ». La métaphore des démons sert ici à montrer la longévité des conflits mémoriels et leurs usages dans les rivalités politiques.

R.C. : Il semble que la Commission européenne soit extrêmement inquiète par certaines mises en cause de l’État de Droit en Pologne, notamment suite aux lois approuvées par le Parlement polonais relatives au Tribunal constitutionnel. Quelle est votre appréciation de la réforme institutionnelle en cours et quelle suite prévoyez-vous pour le conflit diplomatique entre Bruxelles et Varsovie ?

Georges Mink

Georges Mink

La victoire électorale de Jaroslav Kaczynski, qui permet à son parti PiS de gouverner sans les encombrants partenaires qui lui ont fait perdre les élections huit ans plus tôt, ne lui donne pas la majorité constitutionnelle. Sa volonté de changement radical est donc mise à rude épreuve. Cela explique sans doute la précipitation à faire voter, lors de sessions nocturnes, de la Diète – qui accentue, peut-être délibérément, la dramaturgie du procédé de « révolution en chambre »,  ignorant les protestations de l’opposition – à faire voter donc des lois qui doivent mettre à sa merci, si elles étaient appliquées, le Tribunal constitutionnel, l’institution garante de la conformité des lois au texte suprême de la Constitution. Il est probable que, malgré sa réputation de socio-technicien hors pair, Jaroslaw Kaczynski n’ait pas prévu l’ampleur de la résistance des juges du Tribunal Constitutionnel, de son Président, des différentes instances judiciaires du pays, corporatistes ou officielles, d’une partie de la société qui s’organise aussitôt en un important mouvement social intitulé nomen omen, le KOD : Comité de Défense de la Démocratie*

Enfin, il a sous-estimé ou, ce qui est pire pour lui, ignoré dans ses desseins, la puissance de feu des instances du réseau international d’appartenance de la Pologne. C’est ainsi que ses premiers actes de gouvernance ont été soumis à une vive critique de la Commission Européenne (déclenchement d’une procédure de surveillance de l’Etat de droit), du Parlement Européen et, enfin, de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Les recommandations de cette dernière désignent clairement les entorses au fonctionnement démocratique des institutions de l’Etat de droit, et demandent leur respect. L’effet a été désastreux pour l’image de marque des nouveaux gouvernants et pour les notations des agences d’évaluation de l’état du pays.

La logique du chacun pour soi pour les Etats

R.C. : Vous avez mentionné que la Pologne fait « le cœur de l’Europe ». Quel est le sens de cette dénomination ? Quel rôle jouera ce pays dans les années à venir en Europe ?

J’ai terminé ce livre avant les dernières élections. La Pologne a non seulement été le pays à succès multi facettes mais a rejoint la première ligue des pays décisifs pour la bonne marche de l’UE. Elle s’est ainsi retrouvée « au cœur de l’Europe ». Place qui lui revenait naturellement par la taille de sa population, par sa position géostratégique, par sa culture et ses traditions européennes, enfin par sa douloureuse histoire. Et son cœur, à elle, battait aussi pour l’Europe, il suffisait de regarder les sondages d’opinion qui donnaient les Polonais les plus europhiles parmi les 28 pays membres de l’UE.  Mais la doctrine pro-européenne des équipes qui ont précédé l’équipe actuelle, est remise aujourd’hui radicalement en cause. De l’Union Européenne, le Parti PiS ne veut garder que les privilèges découlant du marché unique et de l’aide structurelle à son pays. Il s’agit surtout de ne pas perdre les 80 milliards d’euros planifiés dans le budget à horizon 2020 ! Entre 1989 et 2015 les différents gouvernements ont bâti la 3e République. Elle doit être entièrement remplacée par le projet global de Jaroslaw Kaczynski. Projet qui, par son caractère de rupture révolutionnaire s’intitule déjà, projet de la 4e République.

Le ciment de cette 4e République doit être le statut de la Pologne dans le monde, ce qui se traduit par de nouvelles orientations de la politique étrangère : les Etats joueraient chacun pour soi, suivant les lignes de puissance dans un monde anarchique, où l’on doit distinguer entre les pays ennemis et les pays amis. Dans ce contexte, le seul pays ami serait les Etats-Unis d’Amérique. L’Union Européenne doit se limiter à proposer une sorte d’écrin instrumental à des Etats guidés par leurs intérêts nationaux, purement égoïstes. Par-dessus ces ensembles quelques coopérations doivent être accentuées en raison du ré-équilibrage des puissances régionales. La Pologne serait ainsi un aiguillon de l’alliance du V4 avec les pays baltes et les pays postcommunistes de l’Europe du Sud, avec le slogan d’un nouvel espace géopolitique dit de « Miedzymorze », de la Baltique à la Mer Noire et à l’Adriatique.

La conséquence prévisible en devrait être de minorer les effets du néo-impérialisme russe, pour ne pas incommoder les alliés différemment orientés (Hongrie, République tchèque ou Slovaquie) mais communément d’accord pour le renforcement militaire du flanc oriental de l’Europe par l’OTAN. Il n’est pas à exclure que le soutien, jusqu’ici infaillible, à l’Ukraine, aurait à en pâtir sous le prétexte que cette dernière n’est pas en mesure de remplir les critères de convergence. Deux pays auraient les faveurs de cette politique en raison de leur intransigeance face à la cession d’une partie des attributs de pouvoir souverain à Bruxelles : la Grande Bretagne et la Hongrie. La Hongrie, en plus, constitue le pays frère et pionnier du « modèle » à implanter en Pologne.

Propos recueillis par Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(juin 2016)


*La référence à un autre Comité, le Comité de Défense des Ouvriers (KOR), actif de 1976 à 1980,pour défendre les ouvriers face à la répression communiste, a été souligné à plusieurs reprises par ses fondateurs.