La Fondation Robert Schuman a édité son « rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’union 2016 », la dixième édition d’un rendez-vous incontournable avec l’actualité européenne, abordée avec un regard posé et académique. Cet ouvrage de référence est cette année particulièrement utile pour comprendre la complexité des défis et la nécessité d’agir en Europe de façon plus immédiate et efficace, comme le demande avec insistance Jean-Dominique Giuliani, le Président de la Fondation Robert Schuman, dont nous publions ci-dessous la préface de l’ouvrage. Ce « rapport Schuman sur l’Europe » est publié en français et en anglais et de nombreuses personnalités, telles que Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, y ont contribué.
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« Jamais la construction européenne n’a dû relever autant de défis majeurs à la fois. Le plus évident d’entre eux est le phénomène migratoire, l’afflux de réfugiés et de migrants économiques qui déferle sur le continent ; mais l’impératif de sécurité est aussi devenu une revendication pressante alors que la menace d’attentats sur le sol européen est particulièrement élevée.
On peut toujours estimer que ces évènements n’étaient pas prévisibles, ne sont pas liés, et que les réponses européennes, lentes et juridiques, ont été à la hauteur. En réalité, il n’en est rien.
C’est l’incapacité occidentale, et donc européenne, à traiter de l’instabilité dans son voisinage et spécialement de la crise syrienne qui est à l’origine de la mise en route de millions de migrants, mais aussi d’actes terroristes qui frappent désormais notre sol.
A cet égard, le retrait américain du Proche-Orient et des confins du continent a un coût très important pour des Européens non préparés à assumer un rôle d’acteur global. Que dire en effet de la Crimée ? Aurait-elle été annexée si l’Europe avait été une vraie puissance ? Les relations avec la Russie n’auraient-elles pas été plus équilibrées ? La politique d’Obama a mis l’Europe en plus grande difficulté encore, mais celle-là était-elle capable, seule, d’offrir des solutions ?
De ces défaillances découlent des conséquences graves et difficiles à surmonter. L’absence de vision stratégique européenne partagée a créé un appel d’air d’une violence inconnue jusqu’alors.
Les efforts pathétiques pour les compenser ne remplaceront pas une initiative politique européenne du plus haut niveau qui exigera la forte implication d’au moins quelques États membres.
Nul n’ignore les efforts de la Commission européenne pour aider les pays de la frontière extérieure à traiter du mouvement migratoire. Grâce à elle et à Frontex, des milliers de vie ont été épargnées, des naufragés sauvés, des drames évités. Personne ne saurait nier l’expression de solidarité qui s’est exprimée envers la France, victime en 2015, après d’autres, d’horribles attentats. Elle a même, pour la première fois, pris la forme d’engagements de troupes à ses côtés, alors qu’elle combattait seule, sur le terrain, des mouvements terroristes d’un nouveau type.
Mais rien ne saurait remplacer une action stratégique d’envergure qui emprunte à la fois et simultanément à la diplomatie, à l’engagement militaire, à l’aide humanitaire et à l’élaboration de règles permettant la maîtrise de l’immigration.
Une Union conduite par ses règles plutôt que par ses chefs
Cette leçon de 2015 laisse un goût amer.
L’Union européenne est aujourd’hui conduite par ses règles plutôt que par ses chefs, pourtant démocratiquement élus et légitimes. Les États membres l’ont abandonnée aux mains des techniciens, juristes et diplomates qui ne sauraient être en cause, mais qui ne peuvent remplacer des responsables élus ayant préalablement fait ratifier par leurs peuples une vraie vision qui fonde l’action future.
Dans ce contexte, la personnalité de Jean-Claude Juncker émerge comme celle d’un vrai responsable politique qu’il est et entend rester. Mais sa voix ne trouve que peu d’écho dans les capitales, plus préoccupées de l’échéance électorale à venir que de l’avenir du continent. Au sein même de son administration, la Commission européenne, on ne peut pas dire que l’emporte une vision politique sur les réflexes administratifs, les soi-disant contraintes juridiques, bref toute la lourdeur d’une organisation internationale que Robert Schuman lui-même redoutait.
Le syndrome de la base légale
La réforme de la Commission, notamment l’institution de vice-Présidents puissants coordonnant l’action des Commissaires, était nécessaire. Elle a enfin permis des débats politiques au sein de l’exécutif européen. Mais elle a aussi eu pour effet d’accroître la rigidité de ses positions : une fois un compromis trouvé entre Commissaires, personne n’a envie de le remettre en cause à l’occasion de débats avec les États membres ou le Parlement. Vraisemblablement, un effet pervers qui pourrait être compensé par beaucoup plus de modestie, un sens pratique plus élevé et surtout l’expérience de la gestion, au jour le jour, sur le terrain et non dans les textes juridiques. C’est le « syndrome de la base légale », comme si les fonctionnaires européens n’étaient là que pour rappeler le droit, tout le droit et rien que le droit. Parfois même au-delà du droit en en faisant la fin en soi alors qu’il n’est qu’un moyen d’atteindre des objectifs communs. Qu’on pense, par exemple, à cette idée de contester le régime des barrages hydro-électriques au nom de la concurrence ! L’administration des hommes relève de l’autorité autant que de la souplesse, de l’imagination autant que du bon sens, du concret autant que de la patience. Il y a encore beaucoup à faire pour que les institutions européennes les pratiquent !
Les Janus nationaux
La politique européenne au sein des États membres est devenue une affaire au mieux honteuse, au pire d’opportunisme. Certains font le service minimum européen, d’autres y font leur marché. Face à la montée des populismes, la plupart des gouvernements renient en permanence ce qu’ils acceptent à Bruxelles, se dédoublent entre leur personnalité nationale, soumise à élection et leur action européenne, plus raisonnable et collective. Aucun ne réussit à réconcilier ses deux faces. C’est le « syndrome européen de Janus ». Il en résulte des politiques européennes plates et sans ambition, des communiqués de 10 pages, préparés à l’avance par des diplomates experts, mais aucune volonté susceptible de susciter l’intérêt des citoyens ou d’envisager une réponse rapide à des questions urgentes.
Etre trop lent, c’est être absent
Vraisemblablement le facteur temps joue contre la dimension européenne. Etre trop lent au XXIème siècle, c’est être absent ! Et les mesures prises au niveau communautaire pour lutter contre l’immigration clandestine, traiter de la question des réfugiés, du terrorisme, de la sécurité n’ont en réalité de valeur que si elles entrent en vigueur rapidement. Le Parlement européen s’est ainsi particulièrement illustré en s’opposant au contrôle des passagers des transports (PNR) avant de céder en rase campagne sous la pression de la nécessité.
En fait aucune institution européenne, ni la Commission, ni le Parlement, ni le Conseil, ni même les États membres, n’échappe à la critique quant à ses actions face aux grands défis du continent. Absence de vision stratégique, manque de souplesse et de rapidité dans l’exécution, désintérêt relatif pour l’échelon européen. On comprend mieux ainsi le désamour des citoyens. Ils ont le sentiment que tout cela ne sert pas à grand-chose, que c’est bien trop complexe et lointain. Ils ne rêvent pas et ne rêveront jamais avec un communiqué du Conseil européen !
Si l’Europe veut retrouver son efficacité et le soutien populaire, chacun, à son niveau, doit s’y mettre avec énergie. Les buts de l’unification doivent être rappelés et d’abord à nos dirigeants : la mise en commun de nos forces pour assurer la survie et la promotion de notre mode de vie européen. Cela exige évidemment un changement de logiciel, c’est-à-dire, comme en informatique non pas une quelconque réforme institutionnelle de plus – le hardware- mais la manière de traiter les questions au quotidien – le software.
Foin des arguties juridiques, des contraintes règlementaires, des habitudes et des pratiques anciennes ! Elles ont fonctionné bien trop longtemps pour être adaptées au monde moderne. Les citoyens veulent des résultats. Les Européens doivent faire de la politique au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire raisonner à la hauteur des enjeux, exprimer une volonté forte, l’appliquer rapidement et avec efficacité sur le terrain.
Faute de quoi l’ensemble de l’édifice européen se lézardera sous les coups de l’actualité. On peut même se demander si cela n’a pas commencé… »
Jean-Dominique GIULIANI,
Président de la Fondation Schuman
(mai 2016)