Auteur de « Réflexions sur la question antisémite » (Grasset), Delphine Horvilleur, l’une des rares femmes rabbin en France, souligne dans cet entretien accordé à Alexandra Schwartzbrod de Libération, que la lutte contre l’antisémitisme ne peut reposer uniquement sur une action des pouvoirs publics: il s’agit d’une « responsabilité individuelle et collective » que les citoyens doivent porter. Publié le jour de la manifestation prévue place de la République, à Paris, pour dire (au-delà de toutes sensibilités, croyances, origines) « Non à l’antisémitisme », cet entretien met en lumière ce qui se joue: « à travers la place des juifs dans la nation se raconte un morceau de l’histoire de France, l’engagement de la République à faire de la place à l’autre et à n’être confisquée par personne ». Nous republions ici ce remarquable interview.
-Question d’Alexandra Schwartzbrod: Libération vous avait interviewée début janvier à l’occasion de la publication de votre dernier livre. Depuis, il y a eu ces tags et ces agressions antisémites, dont celle contre Alain Finkielkraut…
-Delphine HORVILLEUR: Les vidéos haineuses tournent en boucle. L’une d’entre elles, aussi choquante que l’agression d’Alain Finkielkraut, a donné lieu à moins de commentaires, c’est l’éviction d’Ingrid Levavasseur d’un cortège aux cris de «enlève ton gilet, sale juive !» On l’entend bien: le mot «juif» est devenu quelque chose comme un «mot de passe», un mot qui n’a plus grand-chose à voir avec l’identité de l’insulté. Vous pouvez très bien ne pas l’être mais «justifier» son emploi quand vous êtes haï. L’antisémitisme dit toujours quelque chose de celui qui l’énonce, le tolère ou le relativise, bien plus que de celui à qui il s’adresse.
-Est-ce que vous irez manifester ce mardi ?
-Oui, bien sûr. En espérant que les mots d’ordre soient clairs. Ce rassemblement n’est pas une «manifestation pour les juifs», mais la conscience collective de ce que l’antisémitisme dit de nous, du piétinement des promesses républicaines. Il est très compliqué d’arriver à dégager cette parole sans nourrir un effet paradoxal. La République doit lutter contre l’antisémitisme et le dénoncer mais, simultanément, le discours antisémite se nourrit de la rhétorique du «deux poids, deux mesures» et de cette idée obscène que les juifs auraient un «traitement de faveur». Bref, la haine antijuive se nourrit paradoxalement de la défense des juifs.
-Quelle est la solution ?
-Il n’y a pas de «solution» mais une urgence d’un relais de parole et de conscience très fort. Ce n’est pas aux juifs de lutter, mais à tous ceux qui savent combien cette menace est en fait dirigée à travers eux contre tous. Vous connaissez cette célèbre blague juive : quelqu’un raconte qu’un parc a été interdit aux juifs et aux coiffeurs et là, un autre demande : «Ah bon, mais pourquoi aux coiffeurs ?» Beaucoup pensent que la question de l’antisémitisme ne les concerne pas vraiment.
Or, à travers la place des juifs dans la nation se raconte un morceau de l’histoire de France : l’engagement de la République à faire de la place à l’autre et à n’être confisquée par personne. L’antisémite remet toujours cela en question en criant : «La France (d’hier ou de demain), c’est nous.»
Quand on évoque une «culpabilité des riches», un «complot» des puissants ou des «élites», la vigilance s’impose d’autant plus que ces mots ont une résonance particulière dans l’histoire. »
-Vous pensez que les gilets jaunes renforcent le discours antisémite ?
-Dans ce moment de contestation, un espace politique est créé et il «oblige» ceux qui s’y trouvent d’une manière particulière à une vigilance à laquelle on n’a malheureusement pas assez assisté. Quand on évoque une «culpabilité des riches», un «complot» des puissants ou des «élites», la vigilance s’impose d’autant plus que ces mots ont une résonance particulière dans l’histoire. Voilà pourquoi attendre des pouvoirs publics l’extinction de cette haine est absurde. C’est un travail de longue haleine. Il relève d’une responsabilité individuelle et collective qui ne tombera pas d’en haut.
-Un texte de loi envisage de pénaliser l’antisionisme, n’est-ce pas dangereux ?
-Quand quelqu’un se définit comme antisioniste, il faut aussitôt stopper la conversation et lui demander de clarifier ses propos. Est-ce que cela signifie qu’il condamne la politique d’un gouvernement israélien ? Dans ce cas, pourquoi utiliser ce mot ? Nie-t-il la légitimité d’Israël à exister ? Interroge-t-il ses frontières ? L’antisionisme est devenu un nom de code que précisément on n’interroge plus, comme si un vernis d’antiracisme lui offrait une moralité inaccusable. Mais quand certains y abritent incontestablement leur antisémitisme, ceux qui le revendiquent ont maintenant la responsabilité de l’expliquer… ou de se taire.
-Vous vous attendez à voir beaucoup de monde place de la République ?
-Je l’espère. J’avais invité des gilets jaunes ces dernières semaines à dénoncer sans ambiguïté l’antisémitisme et à dire : «Pas en mon nom.» Je sais que certains seront là demain pour le faire, avec ou sans gilet. Peut-être qu’un tel rendez-vous républicain appellerait à le retirer ce soir-là, comme on efface les sigles de partis, pour nous souvenir ensemble de ces promesses démocratiques qui fondent la possibilité d’un avenir commun.
(Propos recueillis par Alexandra Schwartzbrod, dans Libération du 19/02/19)