Les Français n’ont jamais été aussi tolérants (étude de la CNCDH). Qu’en penser ? (Par Marc Knobel)

Historien, chercheur, directeur des Etudes au CRIF, Marc Knobel tient à relativiser dans ce texte l’optimisme qui peut découler d’une étude commandée par la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme), selon laquelle les indices de tolérance (notamment vis-à-vis de la diversité, des origines ethniques et culturelles) progressent dans l’opinion française. « Une analyse hâtive officialiserait en effet l’impression que la société française refuse les amalgames et  » valorise effectivement l’acceptation de l’autre  », selon les conclusions de la CNCDH. On peut craindre que cet excès d’optimisme, légitimé par des analyses techniques sophistiquées, ne provoque une baisse de la nécessaire vigilance face au racisme, à l’antisémitisme et à la xénophobie », écrit Marc Knobel.   

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Surprise : « les Français n’ont jamais été aussi tolérants et prêts à penser leur pays comme multiculturel », rapporte le quotidien Le Monde, du 2 Mai 2016. Curieux. Le Monde commente pourtant les résultats d’un sondage de la CNCDH. De quel sondage s’agit-il ? Ce point est l’enseignement majeur du rapport 2015 sur le racisme de la CNCDH. « Après quatre années d’affilée de baisse, suivie d’une stabilisation, l’indice longitudinal de tolérance en France marque en 2015 une nette progression vers plus de tolérance, après avoir pris ce chemin plus discrètement en 2014 déjà », rappelle sa présidente, Christine Lazerges.

Qu’est-ce qui étayerait une telle conclusion ?

Le fameux indice longitudinal de tolérance… Mais qu’est-ce donc que cela ? Il s’agit d’un baromètre élaboré en 2008 par le sociologue Vincent Tiberj, associé au Centre Emile Durkheim de Sciences Po Bordeaux, à partir d’une batterie de soixante-neuf questions. Cet indice, affirme le sociologue, a « pour objectif de mesurer de manière synthétique et rigoureuse les évolutions de l’opinion publique à l’égard de la diversité avec une mesure comparable dans le temps depuis 1990 »… La CNCDH, suivi par la plupart des journalistes, semble avoir cru le sociologue. Il est vrai que l’indice longitudinal de tolérance, par sa technicité, ne se prête guère à une discussion entre citoyens ordinaires. Sa scientificité suffit à l’imposer aux non spécialistes.

Ledit indice est censé permettre de mesurer l’opinion publique en matière de racisme, d’antisémitisme et de xénophobie, précise-t-il.

Revenons sur la méthodologie adoptée 

La CNCDH a mené une enquête qualitative sur l’état de l’opinion, du 4 au 11 janvier 2016, réalisée par l’institut IPSOS. Les résultats ont été analysés par les chercheurs Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale. Les enquêteurs ont posé 69 questions, en face à face, à un panel de 1.015 personnes. C’est ainsi que nous apprenons que l’indice de tolérance augmente de 5 points. Cette progression était déjà perceptible en novembre 2014 et en mars 2015. Elle s’est donc confirmée lors de la dernière vague du baromètre réalisée en janvier 2016 (+ 5 points).

Précisons les données. Le score de 64 points enregistré en 2015 fait d’elle la deuxième meilleure année au top 5 des plus tolérantes depuis vingt-six ans, selon la CNCDH. Cette échelle de tolérance qui vient de grimper de 10 points depuis 2012 a atteint 66 en 2007-2008 mais était tombée à 49 en 1990, rapporte Le Monde.

Une France plus tolérante ?

Selon Christine Lazerges, la présidente de la CNCDH, citée par France Inter (2 mai 2016), les attentats ont provoqué un « choc émotif », avec un refus des amalgames : « Il y a eu une sorte d’intériorisation que nous étions tous responsables de la montée du radicalisme ». « Cela tient sans doute à la manière dont les pouvoirs publics, les églises, les syndicats, les partis politiques et les médias ont réagi tout de suite après Charlie. Par ailleurs, les psychologues nous disent que quand on a de grosses émotions comme celles des attentats, cela nous oblige à remettre en cause nos idées reçues, on se remet à réfléchir.  La troisième piste, c’est qu’il se passe quelque chose à droite, avec une régression des crispations identitaires », résume Nonna Mayer, politologue citée par la même station.

D’autres explications sont évoquées, parce que les attentats qui ont frappé la France n’expliquent pas à eux seuls ces résultats. C’est ainsi que la CNCDH évoque justement le « recentrage » d’une partie de l’électorat de droite, en progression de 9 points. Chez ces électeurs, le niveau de tolérance dépasse le niveau record atteint en 2009, mais reste plus faible que celui des électeurs de gauche.

Du côté de l’extrême droite, l’analyse montre que près de 9 sympathisants et électeurs sur 10 estiment les réactions racistes justifiables. Et ce, alors que la mobilisation contre le Front national en 2015 fait partie des pistes envisagées par les chercheurs pour expliquer la hausse de la tolérance en France.

Cependant, cette échelle de tolérance est-elle si importante que cela qu’il faille en tirer des conclusions hâtives ?

Rappelons que cette étude a été réalisée un an après les attentats du mois de janvier 2015 (du 4 au 11 janvier). Cependant, nous émettrons un certain nombre de réserves. Pourquoi ?

1)      Parce qu’il nous semble que la CNCDH et la presse ont prêté par trop d’attention aux informations transmises par cette échelle de tolérance.

2)      C’est comme si il fallait s’attarder sur les pourcentages obtenus, par là-même. Ceux-ci devenant l’information principale.

3)      Comme si, par ailleurs, il fallait absolument que les lecteurs se satisfassent d’une note optimiste en ce qui concerne des sujets aussi préoccupants et prenants dans notre société que la montée du racisme, de l’antisémitisme et des discriminations.

4)      Comme s’il fallait forcément se réjouir d’une baisse, au demeurant relativement limitée, de l’échelle de tolérance.

5)      Nous ajouterons ce corollaire, à savoir qu’un « droit » de regard critique devrait pouvoir être formulé à l’égard justement de cette notion de « tolérance », qui reste discutée par les philosophes. Même si cette notion revêt de l’intérêt et que les sondages apportent des éléments de réflexion, doit-on forcément en avoir une lecture unique ?

6)      Il en va de même pour certains sondages, d’ailleurs. Ne donne-t-on pas trop d’importance à certaines enquêtes portant sur le racisme et dont le libellé des questions prête par ailleurs gravement à confusion, aux dépens de réalités intrinsèques ?

7)      C’est oublier aussi que d’autres sondages et/ou d’autres données[i] permettent de mesurer ce qu’il en est de l’inquiétude de nos compatriotes concernant le racisme et l’antisémitisme, avec une grande constante. Ces données ne contredisent-elles pas les enseignements de cette échelle de tolérance ?

8)      Parce que nous sommes dans des temps différents de collectes des données et de réponses des sondés, les sondages témoignent bel et bien de cette aggravation de la situation.

9)      Pourtant, dans un document de la CNCDH [lien vers le rapport de la CNCDH, en bas d’article], la commission note que « la forte remontée de l’indice de tolérance, les nombreuses mobilisations et initiatives citoyennes appelant au rejet de la haine, à la solidarité et au rassemblement au-delà des particularités propres à chacun, qui se sont multipliées tout au long de l’année 2015, permettent l’optimisme ».

10)  Est-ce à dire que les initiatives citoyennes auront forcément un impact ?

11)  Que les nombreuses mobilisations réussiront à calmer les tensions ?

12)  Et quid de l’expression mystérieuse utilisée ici de « particularités propres à chacun ». Et alors ?

13)  N’est-il pas surprenant qu’une analyse laisse penser en effet que les choses vont mieux et s’améliorent ? Qu’il y aurait donc effectivement plus de tolérance dans ce pays, moins de suspicion, de rejet, d’amalgames, de discriminations et de violences, notamment de violences antisémites ?

14)  Pourtant, la société française est traversée par d’innombrables clivages, des difficultés énormes, des tensions indéniables et des stigmatisations. Une montée inquiétante du populisme, une multiplication des extrémismes et des mouvements radicaux.

15)  Une analyse hâtive officialiserait en effet l’impression que la société française refuse les amalgames et « valorise effectivement l’acceptation de l’autre », selon les conclusions de la CNCDH. On peut craindre que cet excès d’optimisme, légitimé par des analyses techniques sophistiquées, ne provoque une baisse de la nécessaire vigilance face au racisme, à l’antisémitisme et à la xénophobie.

D’où notre surprise…

Les élections de 2017 confirmeront ou infirmeront cette hypothèse. Nous saurons alors s’il nous faudra continuer à être benoîtement optimistes.

Marc KNOBEL, chercheur, directeur des Etudes au CRIF

(dernier ouvrage: « L’indifférence à la haine », Berg international éditeur)


[i] Les attentats de janvier 2015 réinstallent dans le débat public la question des religions en France. Et les Français s’en inquiètent. Ainsi que le montre le sondage Odoxa pour i > télé et « le Parisien » – « Aujourd’hui en France », 68 % estiment que l’antisémitisme a progressé ces dernières années dans notre pays et 77 % qu’il en est de même de « l’islamophobie » (Le Parisien, 28 février 2015). Selon un sondage exclusif Elabe pour Atlantico (1er octobre 2015), un quart des Français estime avoir été victime de racisme en fonction de ses origines, de sa couleur de peau ou de sa religion supposée ou réelle.

La Fondation du judaïsme français a commandé à l’Ipsos une grande enquête sur le « vivre ensemble », réalisée sur 18 mois à partir de juillet 2014 (jusqu’en juin 2015). Le JDD du 30 janvier 2016 publie les principaux résultats de ce sondage sur la façon dont se perçoivent et sont perçues les communautés juives et musulmanes en France. Les résultats révèlent une France de la méfiance. Un tiers des Français « considère qu’une situation raciste peut se justifier ». Un juif sur dix dit avoir été personnellement victime d’une agression physique. Quant aux musulmans, 41% d’entre eux disent avoir essuyé personnellement des remarques ou des insultes…

Les actes racistes, antisémites et antimusulmans ont bondi de 22 % en 2015 par rapport à 2014, avec, notamment pour les actes contre les musulmans, un pic après les attentats de janvier et de novembre, selon un rapport officiel publié en janvier 2016. Au total, 2.032 actes et menaces racistes, antisémites et antimusulmans ont été enregistrées l’an dernier, selon les chiffres communiqués par la Dilcra (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme). « C’est la première fois que l’on franchit la barre des 2.000 » actes recensés, souligne le délégué interministériel Gilles Clavreul, en parlant de « défi pour toute la société française » (20 minutes avec AFP, 20 janvier 2016 et site Internet de la Dilcra) :

Les actes et menaces racistes, antisémites et antimusulmans ont enregistré une hausse globale de22% en 2015 par rapport à 2014, avec 2032 actes et menaces contre 1662 en 2014. Toutes catégories confondues, ce sont surtout les menaces qui ont augmenté (+26%), signe des tensions nées des attentats de janvier et de novembre 2015. Les actes, eux, ont augmenté de 9,3 %, passant de 397 à 434.

Les actes antisémites se sont maintenus à un niveau élevé (806 actes et menaces). C’est le cinquième total le plus élevé depuis l’an 2000. Ils s’inscrivent toutefois en légère baisse sur l’année (-5%), avec une décrue sensible au second semestre 2015 (-53% par rapport à 2014). Cependant, au-delà des statistiques, 2015 aura été marquée, une fois encore, par des assassinats perpétrés au nom du terrorisme islamiste.

Les actes antimusulmans ont triplé en 2015, avec 429 actes et menaces contre 133 en 2014. C’est le chiffre le plus élevé depuis que ces statistiques sont relevées (2012). Une forte augmentation des actes et des menaces est notamment observée aux mois de janvier et de novembre 2015, consécutivement aux attentats terroristes. Les actes et menaces commis lors de ces deux mois représentent ainsi 58% du total des actes et menaces comptabilisés en 2015.

Les actes racistes ont progressé de 17,5% en 2015, avec un total de 797 actes et menaces.

En mars 2016, la commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) publie un rapport sur le racisme en France de 2010 à 2015. Elle y pointe la croissance des actes xénophobes, antisémites et islamophobes ;  des attentats meurtriers motivés par l’antisémitisme ; un traitement inhumain des Roms et une conception restrictive de la laïcité source potentielle de discriminations, selon l’ECRI.

Le rapport de la CNCDH (commission nationale consultative des Droits de l’Homme