L’écrivain Daniella Pinkstein a recueilli une série de paroles sensibles, venues du monde entier et réunies dans le livre « Murmuration : paroles insomniaques pour des temps incertains ». Elle a destiné à La Revue Civique le texte ci-dessous, où elle évoque le profond et durable trouble provoqué par le 7 octobre, « gouffre de feu (qui), une fois encore, a jailli, feu destructeur dont la course frénétique pourlèche même les plus convaincus, ou tout au moins ceux que l’on croyait avisés, voire endurcis par la fatalité répétitive du crime ». Ces paroles ne viennent pas ajouter des interjections au tintamarre, elles viennent au contraire « nous chuchoter d’autres moyens de penser l’avenir ». Des chuchotements qu’il faut entendre, que se soit pour l’avenir du peuple juif ou, bien sûr, cela va sans dire mais La Revue Civique le précise -en prévention d’accusations aveugles et déplacées qui imagineraient une indignation sélective- ces paroles d’humanité valent pour l’avenir de toutes les populations du Proche-Orient, les populations palestiniennes en particulier, victimes du mouvement fanatique qui a déclenché le feu le 7 octobre, amorçant à dessein l’engrenage d’une guerre. Mais, même en ces temps incertains, l’espoir peut être arraché à la nuit. JPM.
Leïb Rochman écrivit un chef d’œuvre après Auschwitz, – roman invraisemblable de justesse, de finesse, il l’écrira sans ciller, les yeux en furie, mais l’âme assurée. Isaïe Spielberg, Avrom Sutzkever, ou encore Yitskhok Katznelson, qui avait rédigé en guise de testament ce poème qui nous est toujours adressé « Le Chant du Peuple assassiné » quelques mois avant son meurtre, avaient tous préféré la lucidité à l’indignité ou la rage mortifère. Tant d’écrivains, penseurs, peintres, artistes juifs furent étonnement nombreux à ne jamais s’incliner, à persévérer leur quête du monde et de sa beauté dans la pierre de la justice, et de la loi juive. En dépit de tout.
« A l’aube des temps modernes » écrivait Josué Jéhouda, en 1948, dans l’un de ses ouvrages d’une fraternité humaine éprouvante : « Le peuple juif commence à peine à reprendre goût à une vie nationale sur le sol de ses ancêtres. Il n’en est encore qu’à ses balbutiements. Mais ! terrible la destinée d’Israël ! De nos jours, ajoute-t-il, « lors même que le peuple juif possède déjà sur le sol ancestral une communauté libre, lors même qu’il a déjà des écoles à lui et une université à Jérusalem, l’authentique visage d’Israël reste à découvrir non seulement par l’Occident mais par les juifs eux-mêmes ».

Depuis des décennies, « il fallut convaincre le monde, presque dans son ensemble – sombre ironie – de l’existence, de la vitalité sans obsession, du peuple juif. Il fallut parler aux sourds… »
Poignante déclaration à quelques coudées, à quelques années à peine des millions d’âmes sans sépultures. Mais dès 1967, à la défaite de la coalition arabe, il n’était déjà plus temps de se laisser « découvrir » sous une authentique destinée. Il fallut d’abord convaincre le monde, presque dans son ensemble, – sombre ironie – , de l’existence, de la vitalité sans obsession, du peuple juif, il fallut à nouveau parler aux sourds ou prétendument pacifistes, deviser avec les hypocrites, négocier au pire avec des assassins, au mieux avec des avertis indifférents, croire finalement à un Messie, qui les enhardirait à reconnaître, enfin, ce peuple qui survit à l’infini.
Le 7 octobre, un gouffre de feu, une fois encore, a jailli, un feu destructeur, dont la course frénétique pourlèche même les plus convaincus, ou tout au moins ceux que l’on croyait avisés, voire endurcis par la fatalité répétitive du crime, qu’il fut dialectique ou de chair.
A regarder, à écouter les médias, les réactions politiques qui submergent la toile, il est hélas désolant de constater à quel point, pour paraphraser Shakespeare, « le crime manque décidément d’imagination ».
« Les Juifs n’ont pas eu dans la dispersion la possibilité de proclamer leur vérité à l’humanité. Mais je suis sûr que lorsque les Juifs posséderont une fois de plus une communauté libre avec des écoles et une université à eux, où il leur sera permis de parler en toute sécurité, alors nous serons en mesure d’apprendre ce que le peuple a, en vérité, à nous dire ».
Jean-Jacques Rousseau en était persuadé, d’autres en son temps aussi. Mais même sans nation, et dispersés, ces hébreux eurent beau hurler « n’être fidèlement restés que ce qu’ils sont » avec la simplicité d’une vérité qu’une vocation immense façonnait, la terre, quant à elle, continuait à brailler du côté des tréfonds. Et ce sol, ce si maigre sol, « tant d’histoire pour si peu de géographie », ce territoire grand comme un poing, gêne toujours autant l’humanité et avec une violence singulièrement exacerbée depuis que les juifs y existent.
« Depuis ce funeste 7 octobre, une profusion effarante de délires, de dénis, de pulsions morbides ont fait irruption avec fracas »
Depuis ce funeste 7 octobre, une profusion effarante de délires, d’assertions débridées, de dénis, d’effacements, de joies mauvaises, de pulsions morbides ont fait irruption avec fracas, et si peu de bravoures se sont fait entendre.
Insomniaques, nous le sommes tous désormais devenus, juifs ou pas. A observer, hébétés, le chaos qui avance. Les voix ne manquent pas, nous incitant à emprunter avec conviction des prétendus chemins possiblement praticables, des voix bruyantes couvrant toutes celles qui nous laisseraient encore espérer.
De Vilnius à Sao Paulo, de Haïfa à Paris en passant par Kaboul, d’Israël à l’espoir d’Israël, des personnalités inédites, si peu bavardes, malgré le chahut général, se sont prêtées dans cet ouvrage, à d’autres dialogues, à des interviews « kroum ,”קרום“ comme on dit en yiddish, « de travers », à l’image de ce monde en pente.
« Paroles insomniaques pour des temps incertains », nous fait l’écho de ce murmure qui résonne, sans aucun artifice, vers ce lieu qui octroie à la peur son attachement à la bravoure.
Daniella PINKSTEIN, écrivain.
(07/12/2025)
Ce livre recueille les portraits et propos de : Yaël Cohen-Sitbon (Natanya), Lior Inbar (Galilée), Gérard Rabinovitch (Paris), David Markish (Lod), Dovid Katz (Vilnius), Colin Schindler (Londres), Luis Krausz (Sao Paulo), Shmuel Trigano (Jérusalem), Philippe Choucroun (Lyon), Daphna Deouell (Herzelya), Silvano Stagni (Venise), Frère Reginald Ferdinand Poswick (Abbaye de Maredsous), Sheree Trotter (entre Auckland et Jérusalem), Carole Mann (Kaboul), Rav Daniel Epstein (Jérusalem), Jacques Tarnero (Paris), Rachel Wamsley (de Californie à Tel Aviv), Betty Rojtman (Jérusalem).
-Le livre « Mumurations. Paroles insomniaques pour des temps incertains ». Recueillies par Daniella Pinkstein











