
Virginie Martin et Pierre-Antoine Chardel ont co-dirigé le livre collectif « Vertigineux réseaux » (éditions EMS). Observant que les réseaux sociaux sont dominés par des groupes privés et sont régentés par des systèmes (algorithmes notamment) totalement opaques, qui opèrent une « modulation des comportements et des affects », ces auteurs et experts estiment qu’il est devenu « impératif » pour les démocraties de concevoir « une régulation structurante » des réseaux sociaux. Ils répondent à la Revue Civique.
-La Revue Civique : la question de la régulation des réseaux sociaux a une place relativement secondaire dans le débat public français alors que l’enjeu est devenu majeur pour nos démocraties en Europe. Peut-on laisser notamment les complotistes d’extrême-droite brandir la « liberté d’expression » pour propager des thèses et postures clairement xénophobes, racistes et antisémites, comme de grossières et graves contre-vérités factuelles et scientifiques ?
-Virginie MARTIN et Pierre-Antoine CHARDEL: La question de la régulation des réseaux sociaux demeure, en effet, encore reléguée au second plan dans le débat public français – ce qui n’est pas sans danger. Mais tout un contexte explique en partie cet état de fait : on constate que le débat médiatique et politique tend à privilégier des enjeux plus visibles ou plus immédiats – tels que les contenus haineux ou la désinformation – sans pour autant s’engager dans une réflexion de fond sur les structures mêmes des réseaux numériques, ni sur les logiques économiques, algorithmiques et sociales qui les sous-tendent. Cette superficialité du débat reflète une certaine incapacité à penser le numérique autrement que comme un simple outil, plutôt qu’un espace normatif et politique à part entière.
Comme nous l’avons mis en évidence dans Vertigineux réseaux, les risques d’un tel aveuglement sont multiples. D’une part, l’absence de régulation approfondie laisse les plateformes privées – principalement nord-américaines et chinoises – définir de facto les normes du débat public, les modalités de la visibilité, et les dynamiques d’attention. D’autre part, cette situation renforce l’atomisation des subjectivités et l’érosion des formes traditionnelles de médiation, qu’elles soient politiques, journalistiques ou éducatives. Or, en négligeant de problématiser les implications systémiques des réseaux sociaux, on contribue à naturaliser des formes de pouvoir algorithmique qui opèrent de manière opaque, mais efficace, dans la modulation des comportements et des affects. Il nous semble donc impératif d’engager une reconfiguration du débat public autour des réseaux sociaux numériques, en intégrant des considérations éthiques et philosophiques. Il ne s’agit pas seulement de « modérer » des contenus mais de penser les conditions mêmes de possibilité d’un espace numérique véritablement démocratique. Cela implique une régulation qui ne soit pas purement répressive mais structurante, c’est-à-dire fondée sur une compréhension des enjeux symboliques et sociaux portés par ces technologies.
« Une urgence s’impose (…) il y a un risque majeur pour nos démocraties. Il convient d’élaborer une véritable culture numérique critique »
Une urgence s’impose : car ignorer la nécessité d’une régulation réfléchie des réseaux sociaux revient à laisser s’installer un ordre numérique dépolitisé mais profondément normatif, où la logique de l’optimisation et du rendement supplante celle du débat et du commun. Il y a là un risque majeur pour nos démocraties, qui ne peuvent se contenter de réactions ponctuelles ou de lois conjoncturelles : c’est une véritable culture numérique critique qu’il convient d’élaborer. Ceci à l’heure où toute une économie des affects et de l’attention s’organise : les réseaux sociaux numériques favorisent une mise en scène permanente du soi, où la parole tend à se détacher de toute responsabilité.
Cette désinhibition généralisée, que nous qualifions de « vertigineuse », résulte non seulement d’une architecture technique propice à l’instantanéité, au détriment d’une éthique discursive. Dans ce contexte, la confusion entre impunité et liberté d’expression devient un symptôme d’un mal plus profond : la désinstitutionnalisation du débat public. Le fait de pouvoir dire sans filtre, sans médiation, sans conséquence, est érigé en preuve de liberté, alors qu’il y a là un enjeu d’éthique de responsabilité. Cela permet à certaines forces politiques populistes – de droite comme de gauche – de banaliser des propos discriminatoires ou de distiller des sous-entendus, en se réclamant d’un droit à tout exprimer.

Ces dynamiques bénéficient largement aux discours radicaux et extrémistes, qui exploitent la rhétorique de la victimisation, et retournent l’exigence démocratique de pluralité contre elle-même. En disqualifiant toute tentative de régulation comme une atteinte à la liberté d’expression, ces discours installent une conception dévoyée de cette liberté. De tels enjeux nous incitent au fond à repenser les conditions d’un espace public numérique souhaitable et « habitable » : que le harcèlement soit sévèrement contrôlé et que la liberté d’expression ne soit pas réduite à un slogan. Mais la réponse à ces dérives ne peut donc être uniquement juridique ou technique (modération, censure, blocage) mais doit être culturelle et éducative. Il s’agit de réhabiliter une culture du discernement, de la nuance, et de la médiation.
Dans cet esprit, la philosophie, l’éthique et les sciences humaines ont un rôle central à jouer pour contrebalancer l’appauvrissement symbolique des échanges numériques et réaffirmer les conditions d’une parole libre et démocratique – c’est-à-dire consciente de ses effets, de ses limites, et de son inscription dans un monde commun.
« Le cas de la Roumanie a reflété le phénomène beaucoup plus large de la capture des jeunesses connectées. TikTok n’est pas un média parmi d’autres »
-La Revue Civique: La Roumanie a offert un exemple de vulnérabilité aux désinformations qui déferlent sur les réseaux sociaux, où les ingérences étrangères sont avérées. Sur 20 millions de Roumains, 9 millions sont abonnés à TikTok, où les propagandes (pro-russes) ont été démultipliées à l’approche des élections. Comment est-il possible de faire barrage ? Les médias, qui garantissent à la fois le pluralisme et la certification des faits, ne sont-ils pas dépassés ?
-Virginie MARTIN et Pierre-Antoine CHARDEL: La Roumanie révèle une vulnérabilité aiguë, mais en réalité exemplaire d’un phénomène beaucoup plus large : celui de la capture des jeunesses connectées. TikTok n’est pas un média parmi d’autres, c’est le principal vecteur d’information pour des millions de jeunes — en Roumanie, mais aussi en France, en Allemagne, ailleurs. Or, ces plateformes ne sont pas seulement des lieux d’expression : elles sont organisées autour d’algorithmes qui privilégient l’émotion, le choc, l’engagement rapide. L’enjeu est d’autant plus préoccupant que les médias traditionnels, précarisés, parfois captés, ne parlent plus qu’à une population vieillissante. Le fossé générationnel devient un fossé cognitif et politique.
« Ce que l’on appelle encore “espace public” est en train de se transformer en une foire algorithmique, où ce qui fédère, ce n’est plus le débat, mais le clash »
Les jeunes générations ne reviendront pas vers la télévision publique ni vers les journaux imprimés. Et c’est précisément ce basculement qui rend les démocraties extrêmement vulnérables : comment construire du commun dans un espace où la hiérarchie de la parole est fondée non sur l’expertise ou la vérification, mais sur la voix la plus forte ? Ce que l’on appelle encore “espace public” est en train de se transformer en une foire algorithmique, où ce qui fédère, ce n’est plus le débat, mais le clash. Faire barrage à la désinformation suppose donc beaucoup plus qu’une lutte contre les fake news. Cela implique de repenser intégralement nos politiques éducatives, médiatiques, mais aussi culturelles. Revaloriser le débat, recréer des passerelles intergénérationnelles, soutenir des initiatives hybrides (entre journalisme, création, vérification, format mobile) — sinon, c’est tout le lien démocratique qui se disloque

-La Revue Civique : Dans des circonstances où l’univers numérique colportent les pires mensonges et infox – on se souvient que D Trump a prétendu en meeting que les Haïtiens « mangeaient des chiens et des chats » ! – qui alimentent les mouvements nationaux-populistes, êtes-vous inquiets ou confiants en ce qui concerne les réponses démocratiques et républicaines (institutionnelles, politiques, médiatiques, sociétales, culturelles) qui en France peuvent s’opposer au phénomène dans les deux prochaines années ?
-Virginie MARTIN et Pierre-Antoine CHARDEL: Comme nous l’avons dit, les algorithmes participent à la fragmentation du discours public. Les plateformes géantes sont dans des logiques de privatisation et amplifient l’éclatement du commun. De telles architectures pratiques favorisent l’émergence de chambres d’écho où les mensonges prolifèrent sans contradicteur et de manière virale. On a donc de quoi s’inquiéter : la perte de centralité des institutions affaiblit la capacité républicaine de former l’opinion sur des faits partagés. La crise de la confiance dans les médias traditionnels et l’éclatement des débats en logiques de filières (complots versus faits) laissent craindre un essoufflement du débat public raisonné. Pour autant, des pistes constructives sont encore possibles.
« Il est urgent de reprendre la main démocratiquement sur les algorithmes »
Il est même urgent de reprendre la main démocratiquement sur les algorithmes : passer d’une recommandation automatique et privée à une recommandation contributive et citoyenne est non seulement souhaitable mais tout à fait possible. A titre d’exemple, le soutien à des alternatives décentralisées (Mastodon, Wikipedia, etc.) sont autant de réponses institutionnelles visant à rééquilibrer le pouvoir des plateformes. Des cartographies numériques et de la datavisualisation peuvent également aider à dénoncer le fonctionnement opaque des réseaux (flux de données, influence des « fake news », etc.).
Sur le plan éducatif et culturel, nous plaidons pour un renouvellement des savoirs : une production de connaissances collaborative et transdisciplinaire qui renouerait avec le sens du commun. De telles pistes d’action offrent des raisons d’espérer : elles témoignent d’une conscience croissante du problème et d’un effort pour promouvoir transparence et participation citoyenne face aux défis numériques. Cependant, ces solutions démocratiques ont leurs limites. La régulation peut être lente à se mettre en place, et les géants du numérique demeurent puissants et innovants. La reprise du commun dépend aussi de la vigilance du public et de la qualité des institutions éducatives, impliquant un renouvellement pédagogique. Il ne faut cependant pas sous-estimer les obstacles : la dérégulation mondiale et les inerties institutionnelles imposent un combat de longue haleine. La réponse démocratique à de tels enjeux ne doit être pas naïvement confiante, mais déterminée à mettre en œuvre des réponses républicaines et éducatives innovantes.
(12/06/25)
