Le politologue et sociologue Erwan Lecoeur, également co-auteur de « Face au FN. Comprendre et agir » (avec E. Poultreniez, éditions Le passager clandestin), était l’un des invités d’Arnaud Ardoin autour du plateau de « Ça vous regarde » (le 20 mars) sur La Chaîne Parlementaire. Après sa participation à cette émission consacrée aux municipales, la Revue Civique lui a posé plusieurs questions. Ses réponses font « rebond » sur le comportement des électeurs aux municipales, en particulier le nouveau sens de l’abstentionnisme, mais également la montée en puissance du Front national.
La REVUE CIVIQUE : La nature de l’abstentionnisme a-t-elle changé ?
Erwan LECOEUR : L’abstention n’a pas fondamentalement changé. On parle toujours de la même chose, c’est-à-dire du fait que des gens, à un moment donné, soit ne se retrouvent pas dans l’offre politique et ne se déplacent pas, soit se sentent exclus du jeu politique, et donc ne votent pas en général. D’autre part, et c’est cette abstention là qui a peut-être un petit peu changé aujourd’hui, et qui évolue, ce sont des gens qui s’intéressent généralement à la politique. Ils vont voter aux différentes élections, pour la plupart, et notamment aux municipales qui sont les élections parmi celles où on vote le plus et qui intéressent le plus les gens.
Mais comment analysez-vous l’abstention manifestée largement au premier tour des municipales ? Peut-on parler d’une abstention de sanction, de dépit, de dégoût ?
Depuis quelques années, on voit régulièrement lors des municipales, comme on l’avait vu lors de la présidentielle en 2002 qui avait connu un record en ce domaine, une nouvelle forme d’abstention. Ce n’est pas tellement une abstention de sanction, mais une abstention de retrait. Ce type d’abstention retrait se positionne par rapport à l’impuissance des politiques. Les gens se disent qu’il ne sert à rien de voter puisque les candidats élus ne changeront rien. Ce n’est donc pas une abstention traditionnelle de gens qui se disent que les politiques sont tous pourris. C’est beaucoup plus conscient. Ce nouveau type d’abstention porte un message très politique, puisqu’on considère que les politiques ne conviennent plus à ce qu’on aimerait que soit la politique, qu’ils ne portent plus ni d’espoir ni d’alternative réelle entre la gauche et la droite. Ils ont une sensation d’impuissance politique et la sensation que ces gens sont uniquement là pour se faire élire, avoir un poste, du pouvoir, sans jamais rien changer.
C’est donc une abstention qui est de plus en plus orientée. Elle a changé et elle est porteuse de problèmes à moyen et à long terme, puisqu’elle pourrait se muer en un vote sanction. On pense immédiatement à la question du vote blanc. S’il y avait aujourd’hui la possibilité d’un vote blanc, ce serait peut-être, pour certaines élections en tout cas, le parti majoritaire en France. Je pense par exemple aux élections européennes.
La séquence des 15 jours d’ « affaires » en cascade a-t-elle eu selon vous un impact réel sur le comportement électoral ?
On ne sait plus combien il y a d’affaires tellement il y en a depuis quelques mois et quelques semaines particulièrement, mais la justice les a rattrapées aujourd’hui. Tout cela est tombé juste avant les élections municipales, d’où l’appel au complot de Nicolas Sarkozy qui est, soyons clairs, une véritable « berlusconisation ». C’est exactement la même stratégie que celle de Silvio Berlusconi dans les années 90 et 2000 en Italie, lorsqu’un certain nombre d’affaires l’avait rattrapé et qu’il avait quitté la présidence du Conseil. Il y a donc ce premier élément, un parfum de « berlusconisation » de la vie politique, sensible aux municipales mais qui va l’être surtout aux européennes.
Une abstention de retrait
Le syndrome qu’on observe aujourd’hui, c’est qu’on a deux types d’abstentions qui s’additionnent. Une abstention du peuple de gauche, qui s’était mobilisé à la présidentielle, qui ne se mobilise plus depuis, et dont on attend qu’il se retire du jeu parce qu’il ne va pas soutenir Hollande et son gouvernement. Mais aussi une abstention du peuple de droite qui, pour la partie « droite morale », centriste, la droite la moins dure, ne se voit pas voter pour les candidats de l’UMP, étant donné l’opprobre qui est en train de peser sur ce camp politique. Ils vont donc « s’auto empêcher », la droite et la gauche.
Les « affaires » ont aussi comme effet de faire en sorte que de plus en plus de gens vont être convaincus que la politique ne sert à rien, sauf à quelques élus pour se maintenir au pouvoir. C’est relativement absurde dans notre démocratie, quand on voit le nombre d’élus qui n’ont jamais eu d’affaires de ce genre. La vraie question qui se pose, c’est à quand le non cumul des mandats : 80% des Français sont contre le cumul des mandats (sondage LH2 pour France Bleu et la presse régionale, 20 mars 2014). Il y a vraiment quelque chose à changer. Malheureusement, nous avons une classe politique qui n’entend pas, qui ne veut pas changer et qui se maintient mordicus au pouvoir. Jusqu’à quand et pour quelles conséquences ?
Un opportunisme phénoménal
du Front national
Le Front national n’a jamais présenté autant de listes aux municipales, 597 au total. Comment interprétez-vous cette montée en puissance?
Ce n’est pas tellement plus qu’en 1995, au moment où Bruno Mégret avait pris la direction opérationnelle des affaires du FN. C’était sa stratégie à l’époque, dans les années 90. Le FN était en progression, à peu près à toutes les élections, et aux municipales de 1995, il avait réussi, alors même que Jacques Chirac venait d’être élu Président, à présenter près de 500 listes. Ce n’est donc pas complètement inédit.
Il faut prendre en compte le fait qu’à l’époque, il y avait un certain nombre de candidats et parmi eux, des gens qui étaient relativement expérimentés et qui venaient de la droite traditionnelle. Il s’agissait donc des candidats connus localement mais également reconnus comme capables de gérer une ville.
Quelles différences avec les candidats d’aujourd’hui ?
Il y a aujourd’hui une forme d’opportunisme phénoménal de la part du Front national et de ce qui s’appelle la vague « bleue marine ». Une espèce de purgatoire pour des gens qui ne sont pas vraiment très présentables, ou qui ne veulent pas adhérer au FN, mais qui en gros, peuvent passer par cette petite officine marinesque pour se présenter aux élections. Le FN a formé des gens qui n’avaient quasiment pas fait de politique, car Marine Le Pen et les dirigeants du FN veulent recomposer une implantation locale au travers de beaucoup d’élus locaux. C’est leur objectif à ces municipales. Avoir des candidats qui ne sont pas forcément capables de gérer quoi que ce soit, qui ne comprennent pas forcément très bien ce qu’est la politique, qu’on a formé en quelques week-ends ici et là, à essayer de comprendre ce qu’est un budget municipal, qui sont parfois très jeunes, qui présentent plutôt bien, et qui ne se présentent pas en leur nom véritable mais celui de Marine Le Pen.
Le but du jeu étant de faire élire des conseillers municipaux, à long terme, pour que Marine Le Pen et le FN puissent bénéficier de cette infrastructure locale dont ils ne bénéficient pas aujourd’hui, car le FN veut des élus locaux pour avoir une base sociale, politique forte dans toute une série de petites villes.
Propos recueillis par Emilie Gougache
En partenariat avec LCP