Anne Sinclair à La Revue Civique: « c’est le rôle de tous de faire vivre la mémoire de la Shoah » (entretien)

« La rafle des notables »: la journaliste Anne Sinclair est l’auteure d’un livre, à la fois personnel et historique, que les éditions Grasset viennent de publier. A partir de l’histoire de son grand-père, Anne Sinclair livre le récit poignant, précis et éclairant du sort des Juifs de France sous l’Occupation allemande, et leur internement dans un lieu méconnu: le camp de concentration nazi de Compiègne (Oise). Elle répond aux questions de La Revue Civique.

-La Revue Civique: Pourquoi être revenu, si précisément et passionnément, sur l’histoire de votre grand-père, Léonce Schwartz, victime d’une rafle en plein Paris, organisée à la vue de tous, en décembre 1941 ? 

-Anne SINCLAIR: Pour deux raisons. La première, c’est par une sorte de culpabilité familiale : je m’étais contentée d’un récit sommaire, mon grand-père avait été arrêté pendant l’Occupation et ma grand-mère l’avait fait libérer juste avant sa déportation au camp d’Auschwitz. C’était juste, mais un peu court.

Je n’en sais pas beaucoup plus au terme de mon enquête, car je manque cruellement de documents, mais j’ai découvert à cette occasion une tragédie collective que j’ai voulu raconter pour que cette rafle et ce camp, connus des seuls spécialistes, soient donnés à comprendre au grand public. Ce n’est pas un livre sur mon grand-père. Il n’est qu’une ombre dans le récit pour illustrer ces trois mois tragiques dans ce camp nazi de Compiègne avant la déportation de la plupart des détenus vers Auschwitz. C’est la rafle qui a conduit au premier convoi de juifs de France vers Auschwitz. Et j’ai voulu qu’on le sache.

Le livre d’Anne Sinclair: « La rafle des notables » (Grasset).

-Au-delà des historiens, le camp de concentration nazi de Compiègne est en effet méconnu des Français. Ce camp symbolise pourtant, avec les complicités françaises de l’époque, une effroyable étape vers les camps de la mort. Pourquoi à votre avis un tel effacement de ce lieu, y compris dans les évocations mémorielles ? 

-Parce qu’une histoire se doit d’avoir un événement symbolique. Et la rafle du Vel d’Hiv, qui a regroupé à Drancy des milliers de juifs étrangers et français en vue de la déportation, est devenue emblématique. D’autant plus que la police de Vichy n’y a pas joué un rôle d’appoint, comme dans la Rafle des Notables (voulue et organisée par les nazis), mais un rôle de complicité active en arrêtant elle-même les juifs en juillet 1942.

Il reste que ce camp de Compiègne, où l’on mettait à mort par la faim, le froid, la vermine avant d’entasser les internés juifs dans des wagons à bestiaux pour les chambres à gaz, méritait à mon avis d’être mieux connu.

-Les derniers survivants de la Shoah – Elie Wiesel ou Jorge Semprun, par exemple, de leur vivant me le confiaient – sont dans l’angoisse d’un grand trou noir de l’oubli, une fois que les témoins directs ne seront plus là. Pourtant, par les livres et les films (documentaires ou de fiction), on peut penser que la transmission de la Mémoire survivra aux derniers rescapés. Quelle est votre sentiment à cet égard, optimiste ou pessimiste ? 

– Wiesel, Semprun, comme Imre Kertesz, Primo Lévi, Simone Veil, Robert Antelme ou Marceline Loridan, ont fait tout leur possible pour que cette histoire, inaccessible à la raison humaine, fasse le tour du monde. Et ils ont réussi, malgré les révisionnistes et les négationnistes. Maintenant que les témoins disparaissent, c’est en effet aux descendants ou aux chercheurs de prendre le relai. Même aux œuvres de fiction, car des Bienveillantes de Jonathan Littel à Modiano ou à La Liste de Schindler ou àl’admirable Fils de Saul, le roman ou le cinéma font office de récit mémoriel. Afin que chacun sache qu’un peuple cultivé a décidé de mettre à mort d’autres hommes dans une extermination industrielle, dont l’immensité et la perversion n’a pas eu d’égal. Et non pas au Moyen Age mais il y a un peu plus de 70 ans.

-Des sondages indiquent que, pour une bonne partie des plus jeunes aujourd’hui, la Shoah ne représente pas grand-chose. La connaissance de cette tragédie s’est perdue au fil du temps, semble-t-il. Un effort de l’Education nationale ne doit-il pas être redoublé, et de quelle manière les actions pédagogiques doivent-elles selon vous être renforcées ?

-Je ne suis pas sûre que la connaissance se perde. Je suis plus optimiste que vous. Et c’est précisément le rôle de tous, enseignants, témoins, descendants, romanciers d’entretenir cette mémoire et la faire vivre. Oui, je crois beaucoup à l’enseignement. De nombreux professeurs, qui ont en effet du mal à enseigner l’histoire de la Shoah, persévèrent, emmènent les enfants à Auschwitz ou les font travailler sur la question.

Certes, ils se heurtent au scepticisme ou à l’indifférence mais je suis toujours étonnée de voir qu’ils ne baissent pas les bras mais continuent, coûte que coûte, à enseigner cette page sombre afin que les plus jeunes en soient avertis. L’Education nationale fait beaucoup. Elle peut toujours faire davantage jusqu’à la limite de la saturation des élèves et à l’impression qu’ils peuvent avoir d’une concurrence victimaire à laquelle il faut faire attention. Mais c’est en effet sur eux que repose l’essentiel des efforts.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(07/06/20)

-Le site de la Fondation pour la mémoire de la Shoah