Trump, et le déchaînement paranoïaque d’un complotisme mondial. Par Jean-Philippe Moinet.

En demandant l’arrêt du vaste processus démocratique américain et en niant pendant des semaines la victoire électorale de Joe Biden, Donald Trump a enclenché et déchaîné une paranoïa de type complotiste, instrumentalisée par les populistes et extrêmes droites du monde entier. En Europe et en France aussi. Analyse (dès le lendemain de l’élection présidentielle américaine) du redoutable et dangereux mécanisme, qui fonctionne dans une bonne part de l’opinion publique: par Jean-Philippe Moinet, auteur, chroniqueur, et fondateur de La Revue Civique, qui fut Président de l’Observatoire de l’extrémisme.

La démocratie est chose suffisamment précieuse sur la planète pour vouloir, par-dessus tout, la protéger. Par-dessus ses propres idées, ses propres élans, des préférences ou souhaits personnels. Tous les démocrates du monde partagent cette conception, élémentaire en toute démocratie.

Pourtant, et c’est une première dans l’histoire de la première puissance mondiale, les Etats-Unis, son Président sortant, au soir du scrutin et avant le dépouillement de plusieurs dizaines de millions de bulletins de vote, déclare qu’on l’empêche de célébrer sa victoire ! Elle n’est en rien certifiée. Peu importe, il demande qu’on arrête le processus démocratique ! Processus qui, dans toutes les élections américaines précédentes, autorise – depuis toujours et sur des bases évidemment légales et très contrôlées – de dépouiller les bulletins de vote, notamment des votes accomplis par correspondances.

Tout le monde a été sidéré par la déclaration et la violence des intentions qu’elles portent, sciemment. Ce soir-là, même l’actuel vice-Président des Etats-Unis, le républicain Mike Pence, invité par Donald Trump à s’exprimer juste après lui, a d’ailleurs veillé à ne pas entrer dans la logique délirante qui consiste à s’auto-proclamer vainqueur et à prétexter d’un truquage ou d’une « fraude massive » pour vouloir interrompre le processus électoral en cours, celui de la première démocratie du monde.

« Maintenir en surchauffe la grosse machine populiste qu’il a installée »

L’attaque frontale, brutale et répétée ensuite, portée par Trump à l’égard du processus électoral américain a constitué une première dans l’histoire des Etats-Unis et provoqué, naturellement, une viralité des thèses crypto-complotistes qui consistent à voir partout la main invisible des « fraudeurs » associés à un prétendu « Système », dont les contours sont aussi obscurs qu’est fausse la manipulation dénoncée.

Car il ne s’agissait pas, comme cela est non seulement normal mais totalement légitime en démocratie, de  vouloir contester ici ou là des irrégularités ou des fraudes qui peuvent toujours survenir, dans chacun des deux deux camps d’ailleurs. Non, ce n’est pas sur le terrain légitime des faits, ou des méfaits, concrètement dénoncés et réellement commis (et donc réellement condamnables) que le Président en exercice des Etats-Unis voulait s’insurger mais sur une manipulation géante, un trucage général de l’élection, dont le résultat lui aurait été « volé ».

La thèse avait été annoncée, elle est devenue particulièrement grossière au soir d’un scrutin mais chez Trump toutes les outrances sont non seulement permises mais nécessaires pour (tenter de) maintenir en surchauffe une machine populiste qu’il a installée et qui permet d’avoir de nombreux adeptes, en interne aux Etats-Unis, et d’inspirer de nombreux nationaux-populistes à l’étranger, qui ont bien compris l’intérêt de se placer dans une telle posture. 

Tous ceux qui croient, ou disent croire, en une vaste manipulation des urnes et du pouvoir (politique, médiatique, judiciaire, le tout est sans nuance entremêlé), se sont donc engouffrés dans la brèche ouverte par Trump en ce grand soir d’élection, vers lequel tous les projecteurs mondiaux étaient braqués. Les porteurs d’une paranoïa générale ont donc depuis tenu à dire, ou faire croire, que les nationaux-populistes sont bien les victimes, partout, de la fameuse « fraude » – évidemment non prouvée – de l’obsessionnel « Système ».

« La victimisation et la dénonciation d’une manipulation sont la force motrice des extrêmes »

Du côté de l’extrême droite bien sûr, y compris en France naturellement, la thèse a été abondamment relayée et amplifiée, notamment sur les réseaux sociaux. Trump est évidemment la victime d’une manipulation honteuse : « il y a magouille, c’est clair comme de l’eau de roche !», a ainsi asséné le professionnel Eric Zemmour sur CNews, comme des milliers de porte-voix d’extrême droite en Europe.

« Le peuple, c’est nous, et si une élection dit le contraire, arrêtons cette élection maléfique, forcément truquée ! » La ficelle paraît très grosse mais elle fonctionne bien dans une partie de l’opinion publique, traversées par des humeurs et diverses thèses complotistes qui ont toutes pour point commun de faire croire en la supériorité manipulatrice de forces occultes, d’autant plus difficiles à démasquer qu’elles opèreraient, par définition, de manière dissimulée…

Dans le cas des élections américaines, les esprits les plus rationnels et sérieux (et ils sont heureusement très nombreux aux Etats-Unis particulièrement, où une armée d’avocats et de juristes indépendants est toujours disponibles) attendent de voir la réalité des faits reprochés, et il y en aura forcément quelques-uns à l’échelle d’un si grand pays que les Etats-Unis. Mais la rationalité est bien sûr sciemment dépassée, et c’est bien sûr l’intérêt pour les partisans activistes d’un national-populisme qui ne peuvent prospérer qu’en prétendant qu’on « les empêche », par exemple de dire des insanités (illégales, racistes, antisémites ou injurieuses par exemple) ou encore d’accéder (ou en l’occurrence de se maintenir) au pouvoir.

La victimisation a toujours été la force motrice des extrêmes, Jean-Marie Le Pen hier comme Eric Zemmour aujourd’hui s’en servent très bien pour se promouvoir eux-mêmes en France, par exemple en s’appuyant sur des condamnations de Justice et en appeler ensuite, par voie partisane ou par canal médiatique, à des soutiens qui deviennent fanatisés, renforcés par le sentiment d’être collectivement «empêchés» par une élite, accusée d’être démocratiquement coupable.

Le mécanisme est donc grossier, plus qu’outrancier, mais il fonctionne pour cette partie de l’opinion qui a besoin de trouver un débouché à ses frustrations, à des sentiments obscurs, à un « ressentiment » analysé avec profondeur par exemple par la philosophe Cynthia Fleury (1), par les essayistes Christian Salmon (2) ou Rudy Reichstadt (3). Les moments de crise exaspèrent naturellement les souffrances, les frustrations et les ressentiments. Ils peuvent aussi permettre de propager des haines, multi-dimensionnelles, qui peuvent trouver une série de boucs-émissaires pour prospérer, déferler parfois.

La démocratie américaine est sans doute suffisamment solide pour endiguer et savoir résister aux emportements les plus nuisibles et destructeurs. Mais les nationaux-populismes, aux Etats-Unis comme ailleurs, et notamment en Europe et en France, masquent en leurs rangs des extrémistes et des activistes qui ont bien pour objectif de saper les fondements de la démocratie et de l’Etat de droit.

Les voir se déchaîner contre le processus de l’élection du Président de la plus grande démocratie au monde est un signe, qui doit alerter.

Jean-Philippe MOINET, auteur, chroniqueur, fondateur de La Revue Civique, a été président de l’Observatoire de l’extrémisme.

(25/11/20)

  1. « Ci-gît l’amer » (Cynthia Fleury, éd Gallimard).
  2. « La tyrannie des bouffons » (Christian Salmon, éd Les liens qui libèrent).
  3.  » L’opium des imbéciles » (Rudy Reichstadt, éd Grasset)
« Une » du Time, détournée par des opposants à Trump.

-Le site de « Conspiracy Watch », structure qui examine et analyse avec grande précision le complotisme et ses acteurs en France