Elle en a bafouillé : à 18h59, ce lundi 14 octobre, Laurence Ferrari, pourtant grande professionnelle, a écorché le nom de l’émission qui devait suivre. Elle a eu du mal à annoncer « Face à l’info », et « Christine Kelly et ses invités ». Pour l’une des (dernières ?) journalistes vedettes de CNews, citer Eric Zemmour semblait au-dessus de ses forces, ou en dessous de son éthique.
Sourire crispé, Christine Kelly, l’ex-membre du CSA, lance alors l’heure maudite de la chaîne Bolloré, qui a déroulé son petit tapis rouge télévisuel et ouvert son carnet de chèques pour le multicondamné, qualifié de « rentier de la polémique » par la société des rédacteurs du « Figaro ». Le sourire de la présentatrice est forcé, elle énumère ses quatre invités en commençant par Eric Revel, puis nomme Eric Zemmour : « journaliste, écrivain, éditorialiste… Merci d’être parmi nous. » Large sourire du multicondamné, trop heureux d’être intégré dans un quatuor qui, dans la première demi-heure d’antenne, sera du velours pour lui.
Avec les autres, il va discuter de « l’offensive turque », il jouera les cultivés en citant Balzac – « les événements sont l’ironie de l’histoire » – il se gaussera de la mobilisation des pro-Kurdes, ces « droits-de-l’hommistes », en posant une question que personne n’a à l’esprit en ces circonstances tragiques : « Comment vont s’en sortir ceux qui défendent les Kurdes et vomissent » le dirigeant syrien Al-Assad ? Très étrange déjà, car la préoccupation majeure est bien de savoir comment vont physiquement s’en sortir les Kurdes, combattant(e)s de Daech, placé(e)s dans le viseur des soldats turcs.
Une première demi-heure aux sons creux de café du commerce
Eric Revel a beau rappeler que le dictateur syrien a « gazé des gens qui ont été ses adversaires » par armes chimiques, le polémiste du « Figaro » évacue : « Peu importe cette discussion. » Revel : « Elle est importante. » Zemmour assène : « Vous voulez que Daech gagne ?! » « Ce n’est pas le sujet », rétorque Revel. « Si », croit savoir la vedette de CNews, toujours sur le binaire qui caricature. Fermez le ban, on passe à autre chose. Et le polémiste, sans forte contradiction, d’asséner ensuite que « l’Otan est obsolète » et que « la France ne peut rien faire ».
Christine Kelly est dépassée par les considérations géopolitiques. Un autre invité, Marc Menant, présentateur de CNews transformé en intervenant, indique que tout ce désastre « remet en selle un homme infréquentable ». Kelly intervient : « Oui, Vladimir Poutine… » « Non, Bachar al-Assad », rectifie son confrère. « Ah oui… », murmure la présentatrice. Zemmour lui sauve la mise, en citant à ce moment son Balzac.
Puis vient un autre sujet, un direct du Stade de France, où il ne se passe rien. Le correspondant donne l’heure – « on est à moins de deux heures du match » France-Turquie – et l’information que tout le monde connaît – « la mobilisation des forces de l’ordre ». Revel remplit le vide en relevant qu’« on ne règle pas un problème géopolitique dans un stade de foot ». Zemmour, grand prince, fait savoir qu’il est « d’accord ». Cette nouvelle émission s’annonce grandiose de sons creux, un café du commerce en direct. Vingt-cinq minutes se sont déjà écoulées et aucun spot publicitaire (à croire que les annonceurs ont fui cette tranche).
Sifaoui : « Rien ne me rassemble à Zemmour !»
Arrive la deuxième partie, le « face-à-face ». Christine Kelly présente le contradicteur du polémiste, Mohamed Sifaoui, spécialiste de l’islamisme radical, qu’il a personnellement subi et combattu dans les pires heures de la guerre civile en Algérie. Il est directeur du magazine « Contre-Terrorisme » et auteur d’un livre sur « l’imposture Zemmour ». La présentatrice estime que quelques sujets « peuvent rassembler » les deux hommes. Sifaoui ne se laisse pas piéger : « C’est une approximation », rétorque-t-il d’emblée, « rien ne me rassemble à Eric Zemmour ». Il se tourne vers lui, le regard droit : « Je n’ai rien contre votre personne mais tout contre votre discours. » Zemmour se tasse, esquisse un sourire crispé. Sifaoui explique qu’il a toujours refusé de débattre avec des représentants de l’extrême droite : « Aujourd’hui, je fais une entorse à cette règle car vous êtes en roue libre » sur l’islam, « sujet que vous ne maîtrisez guère », comme sur l’immigration. Et d’ajouter : si, lui le combattant de l’islamisme radical est « heurté » par le discours de Zemmour, c’est bien « qu’il y a un vrai problème ».
Le multicondamné est sur la défensive et ça se voit : « Je n’ai rien contre vous. Je n’ai rien contre personne, ni contre les musulmans, ni contre les non-musulmans… » Il devient un moment confus, il récuse l’épithète d’extrême droite : « Je n’étais pas à une convention de l’extrême droite […] l’extrême droite, la droite, la gauche, tout ça ne veut plus rien dire, tout ça a été complètement vidé de sa substance depuis des décennies… » A ce moment, Kelly ose un renfort qui montre qu’elle a tout compris de la convention des partisans de Marion Maréchal-Le Pen, qui ne pouvait pas être d’extrême droite : « Il y avait Raphaël Enthoven »… Aucun des deux débatteurs n’ose s’arrêter sur l’énormité, ils sont bien généreux ou trop occupés par leur duel.
Sifaoui indique que, lui, est ferme défenseur de « la République », Zemmour estime que ce n’est pas la France. Sifaoui précise qu’il « défend la République française ». « C’est mieux », corrige Zemmour. Le combattant de la laïcité n’apprécie pas la correction et attaque le donneur de leçon de « francité » : « Un Mohamed peut vous donner des leçons ! » Kelly s’interpose en défense de Zemmour, qui est en train de se voir donner une leçon de « République française », de laïcité et de connaissance de l’islam : « Est-ce qu’il a le droit de parler ?! »
Zemmour à Kelly : « Ce n’est pas votre boulot de m’interrompre !»
Zemmour ne pouvait déverser ses énormités provocatrices, mais il va se rattraper. Son flot deviendra même incessant. Quand l’animatrice tente de l’interrompre, elle lui dit, comme pour s’excuser : « C’est mon boulot de vous interrompre. » Mais Zemmour est cinglant à son égard : « Non, ce n’est pas votre boulot ! » C’est quoi donc le boulot de Kelly ? On se le demande encore plus à ce moment-là. Ne pas interrompre le polémiste multicondamné, devenu vedette de CNews ? Personne ne dira sur cette chaîne qu’il a été sanctionné par la plus haute juridiction de la République française, la Cour de Cassation, pour avoir présenté les étrangers et les musulmans comme des « envahisseurs » et propagé un discours d’« exhortation aux discriminations ». Un point de détail, sans doute, pour l’ex-membre du CSA.
La discussion va se durcir sur l’Islam. Zemmour interroge : « Qu’est-ce que la France ? » Il cite notre devise, Liberté, Egalité, Fraternité, et tranche : « L’islam, c’est l’inverse ! L’inégalité, entre les hommes et les femmes, une fraternité limitée » (en son esprit, aux seuls musulmans). Sa conclusion : entre la France et l’islam, c’est « un antagonisme fondamental ».
Kelly se tourne vers Sifaoui et ose alors la question surréaliste, zemmourisée, sur une chaîne de télévision française : « Est-ce que l’islam est compatible avec la République ? » Devant son téléviseur, la journaliste de CNews, Sonia Mabrouk, est-elle effondrée ? Sifaoui sort l’argument puissant, qui tasse son adversaire sur son fauteuil : « Vous avez la même approche de l’islam que les salafistes. Vous faites la même chose que ceux que vous prétendez combattre ! Moi, je combats l’islamisme, vous, les musulmans ! » Et d’observer que l’islam est « ce qu’en font » ses croyants, « comme dans toutes les religions », et que personne n’est bien sûr obligé de suivre sa tendance intégriste.
Zemmour martèle face caméra sa thèse du « comportement de colonisateur »
Mais Sifaoui ne peut avoir gain de cause. Zemmour a sa thèse de l’incompatibilité et évidemment n’en démord pas, puisque son public fait sa petite fortune d’écrivain depuis quinze ans et que cette chaîne lui offre désormais quotidiennement l’occasion de répéter l’aberration qu’il y a « antagonisme fondamental » entre l’islam et la France ! Il diffuse son venin. Même Christine Kelly (se) pose la question, c’est dire… Un dernier petit quart d’heure est consacré à la polémique provoquée par l’élu lepéniste qui a demandé à une accompagnatrice de sortie scolaire, située dans le public d’un conseil régional, d’enlever son voile. La scène a fait scandale. Même Jordan Bardella, vice-président du RN, interrogé par LCI dimanche, a reconnu que c’était une erreur, que « la méthode » ne convenait pas.
« Quand on est Français et républicain, argumente pour sa part Sifaoui, on croit en l’Etat de droit » : le droit n’interdisant pas à cette femme d’être voilée en cette circonstance, « le comportement de cet élu d’extrême droite est indigne, la République n’agresse pas » dit-il, en précisant qu’il est en procès pour avoir dénoncé virulemment le port du voile. Zemmour n’est pas d’accord : « La République n’est plus la République. » Le fils de cette femme humiliée s’est effondré dans les bras de sa mère, en pleurs ? « C’est du sentimentalisme. Je n’ai pas de sentiment pour ces gens qui imposent leur loi, qui ont un comportement de colonisateur […] c’est une mère […] mais elle est voilée, c’est une provocation, elle a un comportement de colonisateur » répète-t-il. C’est son slogan de fin d’émission, c’est son message, martelé à la convention d’extrême droite de Marion Maréchal-Le Pen, et qu’il portera tout le temps, malgré toutes les condamnations de justice. Merci CNews.
Le ton va encore monter quelques minutes, Sifaoui va offrir à son adversaire un manuel sur l’histoire des luttes contre le racisme et l’antisémitisme. Zemmour n’en a évidemment rien à faire et lâche, confusément : « L’antiracisme, c’est pour sauver les racistes ! » C’est évidemment un dialogue de sourds. Sifaoui a beau expliquer l’évidence, que les musulmans sont très nombreux à refuser l’intégrisme – « Je fais des enquêtes de terrain, ce que vous ne faites pas » – Zemmour est sur son mini-boulevard, ce piteux tapis rouge télévisuel qui lui a été déroulé. Il martèle qu’il faut « interdire le voile dans l’espace public », « supprimer le droit du sol »… Le déroulé du programme lepéniste version Jean-Marie, à peine amendé par la fille.
Même dans la contradiction puissante, Zemmour-le-condamné est naturellement valorisé, tout « face-à-face » est pour lui une aubaine. Il est sous les projecteurs, c’est l’essentiel pour lui. Même si sur cette chaîne, les projecteurs sont de moins en moins éclairants, de plus en plus obscurs même. Mais Kelly peut conclure : « Merci d’avoir débattu vigoureusement. » C’est prévu avec le même polémiste rétribué chaque jour ! On ne connaît pas la rétribution que lui a offerte M. Bolloré. Mais la dernière petite amende, infligée par la justice au « rentier de la polémique » pour son incitation à la haine raciale et religieuse, le fait bien rigoler.
Le grand patron, avec sa petite chaîne, n’en est pas à un accident industriel près. Mais il tenait à sa dose quotidienne de Zemmour, petit Canal encore + xénophobe.
Jean-Philippe MOINET, chroniqueur, fondateur de La Revue Civique , a été grand reporter au Figaro, et Président de l’Observatoire de l’extrémisme. (15/10/2019)